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La triple dynamique du bien : connaissance, charité et humilité

DU MYSTÈRE CHRÉTIEN

3 La triple dynamique du bien : connaissance, charité et humilité

Ce qui précède nous a montré les grandes lignes de la dynamique du bien, trois phrases construites sur un modèle identique, disséminées dans les Didascalies, vont nous permettre d’approfondir la structure interne de cette dynamique. Nous les reproduisons suivant l’ordre d’apparition :

« Plus les saints s’approchent de Dieu, plus ils se voient pécheurs1. »

« Plus ils s’approchent de Dieu, plus ils se rapprochent les uns des autres2. »

« Plus ils se rapprochent de Dieu, mieux ils le connaissent3. »

Ces maximes indiquent les trois composantes de la dynamique du bien. Comme le manifeste leur structure littéraire, elles expriment excellemment le mouvement, si bien que nous les nommerons : dynamique de l’humilité, dynamique de la charité et dynamique de la connaissance.

Ces phrases appartiennent à des ensembles plus vastes que nous aurons à décrire et à analyser. Nous pourrons alors mettre en lumière le rapport de la dynamique de l’humilité avec les deux autres. Auparavant, nous allons étudier la proposition principale qui est commune aux trois maximes afin d’en dégager le sens.

S’approcher de Dieu

Que signifie s’approcher de Dieu ? Les verbes grecs qui sont utilisés dans ces sentences vont nous apporter des éléments de réponses, puis nous découvrirons les moyens permettant à l’homme de s’approcher de Dieu.

Si les verbes de la traduction française de cette proposition principale : « s’approcher », « se rapprocher » sont quasiment identiques, il n’en va pas de même pour le grec qui en utilise trois : « Ἐγγιζω », « πλησιάζω », « προσοικειόω ». Toutefois, ils traduisent, comme en français, la même idée de proximité au sens propre ou figuré et introduisent des nuances significatives.

« Ἐγγιζω », « approcher », est présent dans les trois passages qui énoncent ces sentences. Il signifie le simple déplacement vers une chose ou une personne. Dans l’exposé de la dynamique de la charité, « πλησιάζω » est utilisé quatre fois4. S’il se

traduit, lui aussi, par « approcher », il n’exprime pas uniquement une idée de proximité

1 Did. II, 33, 16 ; 34, 3.15 ; repris en XIV, 151, 47. 2 Did. VI, 78, 12-13.

3 Did. XVII, 178, 25-27. Dorothée ajoute : « et sont connus de lui » car il commente le texte de l’hymne de Grégoire de Nazianze : « Brebis connaissant Dieu et connues de Dieu » (Did. XVII, 178, 2-4). Nous supprimons ce morceau de phrase qui n’apporte pas de nouveauté au raisonnement qui nous occupe. 4 Cf. Did. VI, 78, 12.13 (deux fois) et 14.

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locale, mais aussi de relations personnelles, d’amitié, ce qui s’intègre tout à fait au cadre de la charité fraternelle. Le troisième verbe se rencontre uniquement dans la dynamique de la connaissance. Une première fois, Dorothée énonce le principe de cette dynamique avec le verbe commun « ἐγγιζω ». Puis à la fin du paragraphe, il réaffirme le principe, cette fois-ci avec un autre verbe : « Plus ils se rapprochent (προσοικειοῦνται) de Dieu, mieux ils le connaissent1 ». Rendre « προσοικειόω » par

« se rapprocher » a le mérite de conserver l’idée de mouvement vers un but, mais ce verbe a l’inconvénient d’occulter le sens exact du terme qui fait référence à un aspect essentiel de la vie chrétienne. « Προσοικειόω » signifie : « apparenter une personne à une autre ». « Se rapprocher » est donc à comprendre au sens figuré, c’est-à-dire : entrer en communion avec quelqu’un. Ce verbe renvoie à l’hymne de Pâques composée de citations de Grégoire de Nazianze à laquelle nous avons déjà fait référence notamment au sujet du verset où l’homme est qualifié de la créature la plus proche de Dieu2 : « οἰκειότατον », c’est-à-dire qui est admise dans son intimité3. C’est

justement dans le commentaire christologique de ce verset que se rencontre l’unique autre emploi de ce verbe. Dorothée déclare que le Seigneur « devint homme en tout sauf le péché, s’apparentant (προσοικειωσάμενος) par là l’homme et se l’appropriant pour ainsi dire4 ». Ailleurs, faisant allusion à saint Paul, Dorothée nous apprend que

cette parenté consiste en la filiation adoptive que le Christ a conférée à l’homme par son Mystère Pascal 5.

Ces verbes semblent indiquer trois formes de relations avec Dieu : le simple rapprochement, des rapports plus personnels et amicaux, enfin, la communion de la filiation adoptive. Cependant, nous n’y chercherons pas une quelconque gradation car elles expriment toutes la relation de filiation par grâce qui fonde la vie chrétienne.

Il reste à déterminer en quoi consiste ce mouvement vers Dieu. Dorothée lui- même en donne l’interprétation en présentant la dynamique de la connaissance : « C’est en effet par l’observation des commandements que les saints s’approchent de Dieu6 ». Plus loin, il ajoute : « Plus les saints acquièrent de vertus par les

commandements, plus ils se rapprochent de Dieu7 ». Observer les commandements et

pratiquer les vertus sont des actions équivalentes, auxquelles il faut ajouter faire le

1 Did. XVII, 178, 25-26.

2 Cf. Did. XVI, 170, 18.

3 L’ami de Grégoire, Basile fait volontiers usage du thème de l’οἰκείωσις. Sur ce sujet, cf. POUCHET Jean-Robert, Vivre la communion dans l’Esprit Saint et dans l’Église. Études sur Basile de Césarée, (SO 92), Bellefontaine, Bégrolles, 2014, p. 76-78.

4 Did. XVI, 170, 24-26. Lucien Regnault et Jacques de Préville ont traduit : « Introduisant par là l’homme dans sa familiarité », c’est-à-dire son intimité. À « familiarité » qui peut être entendu en un sens faible, nous préférons le verbe « apparenter » qui exprime mieux la réalité de la filiation adoptive. 5 Cf. Did. XVI, 167, 15 qui cite Ga 4, 5 ; voir aussi : IV, 48, 13-14 qui cite Ga 4, 7.

6 Did. XVII, 178, 10-11. 7 Did. XVII, 178, 24-25.

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bien1. Elles comportent toutefois des nuances. Faire le bien est une expression générale

qui englobe les deux autres. Observer les commandements oriente principalement vers l’Écriture, mais aussi vers les impératifs de la conscience. Exercer les vertus met l’accent sur la qualité acquise par l’âme en travaillant à la réalisation du bien. Quoi qu’il en soit de ces différentes perspectives, faire le bien s’effectue par l’exercice des vertus qui se déploient grâce à l’observation des commandements. Or faire le bien accomplit la vocation de l’homme à la ressemblance du bon Dieu. Il est donc tout à fait exact d’affirmer qu’en faisant le bien, l’homme s’approche de Dieu non seulement en tant qu’il marche vers lui ou qu’il grandit dans son amitié, mais surtout en tant qu’il actualise la filiation adoptive reçue du Christ, le Fils unique fait homme.

Nous venons de déployer le dense contenu sous-entendu dans l’expression : « s’approcher de Dieu ». Le prochain objectif consistera à découvrir chaque dynamique puis nous pourrons réfléchir au rôle particulier rempli par celle de l’humilité. Nous commencerons par la dynamique de la connaissance.

La dynamique de la connaissance

Cette dynamique est introduite dans la dernière Didascalie, à l’occasion du commentaire d’un verset de l’hymne aux martyrs2.

Nous l’étudions en premier parce qu’elle résume à elle seule le cheminement spirituel selon la systématisation d’Évagre adoptée par Dorothée. S’approcher de Dieu par l’exercice des vertus correspond au premier moment du chemin, temps du labeur ascétique3. Même si cette phase n’est jamais abandonnée, l’homme passe ensuite de

l’ignorance, conséquence du péché, à la contemplation qui s’épanouit dans un premier temps en science de la sagesse divine à l’œuvre dans la Providence, puis en contemplation de Dieu. Par rapport à la conceptualisation d’Évagre, Dorothée grâce à sa formulation de la dynamique de la connaissance met mieux en lumière la continuité qui existe entre l’obéissance aux commandements et la connaissance de Dieu. C’est au sein de l’exercice du bien que la personne connaît expérimentalement Dieu4. En

fonction du bien réalisé, cette connaissance progresse. Elle n’est pas spéculative, mais pratique5.

1 Outre ce qui a été cité précédemment, voir aussi : Did. I, 10, 14-16 ; XII, 133, 6-13 ; XIV, 158, 30 ; Lettre 6, 191, 3-24. En Did. XI, 113, 25-29, le Christ donne à chaque passion un commandement qui la guérit : l’humilité pour la vaine gloire. En Did. XII, 133, 14-15, il est dit que chaque passion à sa vertu contraire : « Pour l’orgueil, c’est l’humilité ».

2 Cf. Did. XVII, 178, 2-4.

3 Sur les étapes du cheminement spirituel selon Évagre, cf. FAURE Emmanuel, Vivre le combat spirituel

avec Évagre le Pontique, Artège, Perpignan, 2012, p. 84-90.

4 Jésus ne dit-il pas dans l’évangile de Jean que celui qui l’aime observera ses commandements et qu’il se manifestera à lui ? cf. Jn 14, 21.

5 Comme le fait remarquer Konstantinos SKOUTERIS, « Conversione a Dio e communione : l’immagine del "cerchio", Il deserto di Gaza. Barsanufio, Giovanni e Doroteo, Chialà Sabino e Cremaschi Lisa ed., Edizioni Qiqajon, Magnano, 2004, p. 277.

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Les réflexions de Dorothée concernant les conséquences du péché montrent qu’il existe un lien naturel entre la connaissance du bien à faire et la connaissance de Dieu. Il constate qu’au règne de la contemplation et de la vertu caractérisant le κατὰ φύσιν se substitue, après la transgression, celui de l’ignorance de Dieu et de la domination des passions propres au παρὰ φύσιν1. L’augmentation progressive du mal

est provoquée par la perte de la connaissance de Dieu. Dans la sombre situation dans laquelle l’homme se trouvait après le péché, une lueur, à l’éclat bien pâle, scintillait tout de même. Quelques rares hommes2, « inspirés par la loi naturelle, connaissaient

Dieu3 ». Cette loi naturelle remplit donc un rôle théologique. Pour Dorothée, la loi

naturelle s’identifie à la conscience4, cette sorte de λογισμός5, à laquelle il consacre la

troisième Didascalie. Or, dans cette conférence, il lui reconnaît une fonction morale. En effet, germe divin indestructible6, la conscience éclaire l’esprit en démasquant le

mal et en lui montrant le bien à faire7. Connaissance du bien et connaissance du bon

Dieu ne se rejoindraient-elles pas ? Nous pensons spontanément que le bien est tel parce que défini arbitrairement par Dieu dans son autorité souveraine. Or, les commandements sont bons parce qu’ils sont énoncés par Dieu qui est bon et qui ne peut donc ordonner que le bien8. Ils expriment dans le temps la bonté de Dieu qui est

leur modèle. La connaissance du bien à faire et la contemplation ne doivent pas être comprises comme juxtaposées, mais elles opèrent au sein d’une relation de causalité et ont une certaine réciprocité9. Celui qui obéit aux commandements, possède une

1 Cf. Did. I, 11-17. Pour Évagre aussi le fruit du péché est avant tout malice et ignorance, le couple revient très souvent dans ses textes avec son opposé : vertu et science, cf. par exemple : ÉVAGRE, Schol. 202 ad Prov. 19, 23; Gnost. 48.

2 Ce sont les Patriarches et des hommes tels que Noé, Job, cf. Did. I, 1, 19-20. Dans la Didascalie sur la conscience, Dorothée dira : « La Patriarches et tous le saints » Did. III, 40, 8-9.

3 Did. I, 1, 17-18.

4 Cf. Did. III, 40, 5 et voir la note 3 pour les référence à Origène et Jean Chrysostome.

5 La conscience est « une sorte de λογισμόν plus vive et plus lumineuse comme l’étincelle » (Did. III, 40, 1-4.). La traduction des Sources Chrétiennes de λογισμός par « faculté » est acceptable, même si elle ne nous semble pas rendre compte de la richesse des paroles de Dorothée. L’expérience de la conscience est similaire à celle des λογισμοὶ, ces pensées, ces suggestions qui surgissent dans l’esprit et qui ont pour origine soit Dieu, soit l’homme ou le démon selon Évagre, cf. Évagre, Pensées 8 et Pr. 80.

6 Cf. Did. III, 40, 1-4 ; III, 40, 29-31. Cependant, la mépriser rend l’homme sourd à ses appels, cf. Did. III, 40, 7-16.

7 Cf. Did. III, 40, 18-19. 31 ; 41, 8-12 ; 42, 21. 29-30.

8 Dans la même ligne, Barsanuphe écrivait : « Tout ce qui est donné de bon, cela est évident, vient de Dieu. Comme il est bon, tous les biens viennent de lui », BARSANUPHE 403, 5-6.

9 Dorothée ne dit pas que plus on connaît Dieu, plus on s’approche de lui. Pourtant, cette affirmation découle de son enseignement comme nous venons d’essayer de le prouver. Nous pensons qu’il ne mentionne pas cette réciprocité parce qu’il commente le texte de l’hymne : « Brebis connaissant Dieu et connues de Dieu » (Did. XVII, 178, 3-4). Il va surtout s’arrêter à la seconde partie du verset qui semblait poser plus de questions à son auditoire. Par ailleurs, comme nous l’avons signalé, la formulation de la dynamique de la connaissance colle parfaitement au cheminement spirituel repris à Évagre, un de ses maîtres, dans lequel la contemplation de Dieu est le sommet indépassable.

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connaissance expérimentale du bon Dieu source de tout bien1. Cette connaissance est,

pour ainsi dire, une contemplation dans l’action. C’est ce que va exprimer de façon ramassée le principe de la dynamique de la connaissance : « Plus les saints s’approchent de Dieu, plus ils le connaissent ». Ce qui précède indique que les deux propositions peuvent être considérées comme similaires : s’approcher de Dieu en faisant le bien, c’est le connaître.

La construction littéraire utilisée par Dorothée avec l’emploi du superlatif suggère que le mouvement décrit dans cette dynamique de la connaissance est sans fin. Nul n’épuisera la connaissance de Dieu. De même, les sollicitations au bien sont permanentes et se renouvellent sans cesse. Faire le bien appelle à un dépassement constant de soi-même, un toujours plus que seule la mort interrompra.

La dynamique de la charité

Cette connaissance de Dieu dont parle Dorothée est une connaissance amoureuse. Plus les saints s’approchent de Dieu, plus ils le connaissent et l’aiment. « Le premier et principal des commandements, c’est la charité, grâce à laquelle l’intellect voit la charité première, c’est-à-dire Dieu2 », écrit Évagre. Ce

commandement de la charité est celui de l’amour pour Dieu et envers le prochain. La part qui revient à chacun de ses deux amours reste à déterminer. Avec la dynamique de la charité, Dorothée s’attaque à la question récurrente dans la tradition spirituelle de l’articulation entre l’amour de Dieu et l’amour envers le prochain. Elle est celle du docteur de la Loi interrogeant Jésus au sujet du plus grand des commandements3.

Ce problème pratique a particulièrement interpellé les moines au point que la première question des « Règles » de Basile lui est consacrée4. Dans sa réponse,

l’évêque de Césarée déclare tout d’abord que cet ordre n’est pas arbitraire, il a été déterminé par le Seigneur lui-même dans les Évangiles et il rend compte d’un enchaînement. L’amour de Dieu est premier parce que celui pour le prochain découle logiquement de lui et, d’une certaine manière, l’accomplit.

Au détour d’une sentence, Évagre a joliment exprimé ce rapport entre amour de Dieu et amour du prochain. L’œuvre « de la charité est de se comporter à l’égard de toute image de Dieu à peu près de la même manière qu’à l’égard du Modèle, quand bien même les démons chercheraient à le souiller5 ». On notera le « à peu près » qui

tempère la formulation de ce principe car l’amour pour une créature ne saurait se

1 C’est ce que nous avons constaté au sujet de l’acquisition de l’humilité. À mesure que l’homme fait le bien, il le goûte, il en a une certaine expérience, cf. Did. IV, 49, 17-19. La pensée de Dorothée rejoint 1 Jn 4, 7-8.

2 ÉVAGRE, Lettre 56 citée par SPIDLIK Thomas, La spiritualité de l’Orient chrétien, Manuel

systématique, (OCA 206), Pontificium Istitutum Orientalium Studiorum, Rome, 1978, p. 321.

3 Cf. Mt 12. 28. 4 Cf. BASILE, GR 1, 48. 5 ÉVAGRE, Pr. 89, 13-15.

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substituer à celui pour le Créateur. Évagre unifie ces deux amours, celui envers le frère prenant sa référence dans l’amour pour Dieu.

La sixième Didascalie qui enseigne à ne pas juger le prochain est effectivement propice à des développements sur la charité fraternelle et son lien avec l’amour de Dieu. Dorothée invite donc ses frères à « être unis les uns aux autres. Car plus on est uni au prochain, plus on est uni à Dieu1 ». Il illustre sa pensée à l’aide d’une image2.

« Supposez un cercle tracé sur la terre, c’est-à-dire une ligne tirée en rond avec un compas, et un centre. Appliquez votre esprit à ce que je vous dis. Imaginez que ce cercle est le monde ; le centre, Dieu ; et les rayons, les différentes voies ou manières de vivre des hommes. Quand les saints, désirant approcher (ἐγγίσαι) de Dieu, marchent vers le milieu du cercle, dans la mesure où ils pénètrent à l’intérieur, ils deviennent le prochain (πλησίον) de Dieu et des uns des autres. Plus ils s’approchent (πλησιάζουσι) de Dieu, plus ils se rapprochent (πλησιάζουσιν) les uns des autres ; et plus ils se rapprochent (πλησιάζουσιν) les uns des autres, plus ils s’approchent (πλησιάζουσι) de Dieu. Et vous comprenez qu’il en est de même en sens inverse, quand on se détourne de Dieu pour se retirer vers l’extérieur : il est évident alors que, plus on s’éloigne de Dieu, plus on s’éloigne les uns des autres, et que plus on s’éloigne les uns des autres, plus on s’éloigne aussi de Dieu.

Telle est la nature de la charité. Dans la mesure où nous sommes à l’extérieur et que nous n’aimons pas Dieu, dans la même mesure nous avons chacun de l’éloignement à l’égard du prochain. Mais si nous aimons Dieu, autant nous approchons (ἐγγίζομεν) de Dieu par la charité pour lui, autant nous sommes unis à la charité du prochain, et autant nous sommes unis au prochain, autant nous le sommes à Dieu3. »

Dorothée affirme qu’il a trouvé chez les Pères cette image du cercle4 sans

toutefois indiquer lesquels. Jusqu’à présent aucun chercheur n’a été en mesure d’apporter quelques indications si bien que nous en arrivons à nous demander si Dorothée ne se cacherait pas par humilité derrière ce renvoi aux Pères. Quoi qu’il en soit, avec simplicité et profondeur, cette image géométrique enseigne que l’amour pour Dieu et celui du prochain sont intrinsèquement liés, sans se faire concurrence, tout en étant hiérarchisés.

Nous avons appris précédemment que s’approcher de Dieu voulait dire obéir aux commandements. Or, pour préciser ce que Dieu veut de bon, Dorothée, dans la

Didascalie XIV, désigne les préceptes de l’amour fraternel5, ce qui est conforme aux

paroles de Paul pour qui la charité est la Loi en plénitude6. Aimer Dieu en

accomplissant les commandements consiste à aimer le prochain. Contrairement à la dynamique de la connaissance, Dorothée affirme ici la réciproque : plus on s’approche

1 Did. 77, 31-33.

2 Sur cette image, cf. PARRINELLO Rosa Maria, Communità monastiche a Gaza. Da Isaia a Doroteo

(Secoli IV-VI), Temi et Testi 73, Edizioni di storia e letteratura, Roma, 2010, p. 220-22 ; SKOUTERIS

Konstantinos, « Conversione a Dio e communione : l’immagine del "cerchio", Il deserto di Gaza.

Barsanufio, Giovanni e Doroteo, Chialà Sabino e Cremaschi Lisa ed., Edizioni Qiqajon, Magnano,

2004, p. 275-289.

3 Did. VI, 78, 2-25 (traduction retouchée). 4 Cf. Did. VI, 78, 1.

5 Cf. Did. XIV, 155, 27-30. 6 Cf. Rm 13, 10.

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de l’autre, plus on se rapproche de Dieu, puisque l’amour pour le frère se réalise par l’obéissance aux commandements qui sont autant de preuves d’amour envers Dieu. Ses deux amours se fécondent et s’entraînent mutuellement dans un élan qui conduit à un accroissement d’union avec Dieu et de communion avec autrui.

Dans ce texte, Dorothée joue sur la similitude de sens de deux termes : « prochain » (πλησίον) et « se rapprocher » (πλησιάζω), verbe qu’il faut entendre en un sens figuré de proximité amicale. Devenir le prochain de Dieu et des autres résume l’existence chrétienne1.

Dorothée aurait pu en rester là, car avec la dynamique de la connaissance et celle de la charité, il a déterminé les éléments qui composent la dynamique du bien. En effet, être bon comme Dieu est bon s’actualise dans l’observance des commandements qui permet d’aimer véritablement Dieu et d’aimer les autres comme lui les aime et de grandir ainsi dans sa connaissance. Pourtant, Dorothée expose une troisième dynamique qui nous intéresse au plus haut point puisqu’elle a pour objet l’humilité.

La dynamique de l’humilité

Par rapport aux deux autres principes, celui de la dynamique de l’humilité se