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Traverser la « crise cholérique » : souffrir à bord des bâtiments de l’État et dans les hôpitaux de la Marine

Le quotidien des vivants et la routine des morts sur les fronts cholériques navals français (1831-1856)

II. Traverser la « crise cholérique » : souffrir à bord des bâtiments de l’État et dans les hôpitaux de la Marine

A. Maladie et mort de marins sur les fronts cholériques navals

Le choléra, un tueur ordinaire de marins français 1.

Si l’on suit l’analyse comparative que donne Marc Lemaire du bilan du choléra pendant la guerre de Crimée, en s’appuyant essentiellement sur les publications de Scrive et de Chenu, « le chiffre des morts [causées par le choléra] peut-être arrondi à 15 000 » pour le seul corps expéditionnaire français612. Le bilan du choléra sur les hommes du corps expéditionnaire français en Orient est donc colossal et compte pour 16 % des morts français du conflit. Toutefois, il faut se garder de surévaluer les ravages du choléra dans les rangs de la Marine et de l’Armée française à l’occasion de ses engagements méditerranéens entre 1831 et 1856. Il n’y a, en fait, aucune rupture avec la période antérieure. Dans la première partie du

XIXe siècle, comme lors des siècles précédents, « en temps de guerre, la maladie tue bien plus

609 Brigitte WACHÉ, « Religieuses missionnaires issues du diocèse du Mans de la vaille de la révolution à la

Seconde Guerre Mondiale », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 112, n° 2, 2005, p. 31-44.

610 Isabelle DASQUE, « Les Filles de la Charité et la présence française en Orient. L’émergence d’une diplomatie

charitable à Constantinople (1839-1914) », dans Matthieu BRÉJON DE LAVERGNÉE (dir.). 611 Ibid.

que le combat613 ». Ce n’est qu’au milieu du siècle que « les chiffres tendent à s’équilibrer […] le processus arrive à son terme en 1914614 ». Pour le dire avec Philippe Masson, pour la Marine militaire « c’est la maladie qui représente, et de loin le risque le plus grand615 ». Qu’il représente l’affection dominante ou qu’il partage les ponts et les pontons avec la variole, la peste ou le typhus, le choléra colle aux marins comme le sparadrap au capitaine Haddock. Rien d’étonnant d’ailleurs, puisque déjà à propos de la période précédente Alain Cabantous note que « la concentration des escadres favorise la diffusion des terribles épidémies […], au moment des guerres impériales le taux de mortalité épidémique dans la Marine britannique oscille entre 3 et 4 %616 ». D’ailleurs, il affirme que « c’est d’abord la réalité maritime quotidienne et professionnelle qui est porteuse de mort et généralement d’une mort bien différente de celle du commun617 ». Notre propos n’est pas dans ces lignes de compter les morts sur les fronts cholériques navals. Il s’agit plutôt d’adopter ici une démarche plus pointilliste afin de rendre compte à travers quelques exemples de la capacité sans cesse renouvelée du choléra à happer des vies et à approcher au plus près ses victimes.

L’état nominatif des marins décédés du choléra à Toulon adressé par le major général de la Marine au préfet maritime le 30 juillet 1835, l’informe « des officiers, sous-officiers, militaires ou marins, décédés dans les corps de la Marine […] par suite du choléra- morbus618 ». Pour le seul mois de juillet 1835, la Marine déplore le décès à quai de 51 de ses personnels. Le ratio « morts Marine/ensemble des morts » pour juillet 1835 est de 3,15 % ou 31,5 ‰. L’état nominatif nous renseigne également sur la variété des grades et des affectations des marins victimes du choléra.

Le choléra, une épreuve partagée par tous les marins 2.

Épreuve pour tous, « sur tous les navires éprouvés par le fléau, l’influence épidémique agit de manière générale619 ». Le choléra n’épargne guère, selon les observations d’Armand de Fleury pendant la campagne de Crimée, « tous les membres de l’État-major qui ont été placés successivement sous l’influence cholérique »620. Cependant, quelques lignes plus loin le même Armand Fleury modère son propos quant à l’égalité devant le choléra de tous les

613 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU & Annette BECKER, « La bataille, le combat, la violence… », p. 24-58. 614 Ibid.

615 Philippe MASSON, « Le corps de santé de la Marine de 1789 à 1871 ». 616 Alain CABANTOUS, « Le Corps introuvable… ».

617 Ibid.

618 Courrier du major général de la Marine à Toulon au préfet maritime de Toulon, 30 juillet 1835,

SHD/T/2A6/110.

619 Armand DE FLEURY, p. 27. 620 Ibid.

membres des équipages ; sous sa plume l’on retrouve plusieurs allusions explicites concernant l’existence d’une discrimination face au risque épidémique entre officiers et marins affectés aux travaux pénibles :

Mais un fait hors de tout contexte, c’est que le bien-être individuel et matériel, la latitude de se nourrir, de se traiter et de se reposer à souhait, atténuaient singulièrement la gravité des attaques cholériques (…) Parmi les amiraux, les capitaines de vaisseau, les capitaines de frégate et les lieutenants, nous n’avons pas eu à regretter une seule victime621.

Ce constat est partagé par Senard qui – à propos de l’épidémie de l’été 1854 – remarque que « dans toute l’escadre [seulement] deux victimes appartenaient aux États-majors622 ». Le chirurgien major Lebozec qui doit affronter le choléra en mer noire à bord de l’Alger constate également une répartition des cas particulièrement défavorable aux ouvriers travaillants dans les ateliers de la direction alors que le personnel du vaisseau est la catégorie la moins impactée.

De nombreux médecins de la Marine, comme Bourgarel, expliquent « la fréquence et la violence plus considérable du choléra chez les sujets appartenant à des conditions pauvres, au mauvais régime alimentaire et aux actes d’intempérance auxquels ils se livrent trop communément623 ». Bourgarel reste prudent et se limite à établir « qu’en général, les hommes employés aux travaux les plus fatigants étaient atteints dans des proportions les plus considérables »624. D’ailleurs, au-delà des fonctions occupées à bord, il attribue le différentiel existant entre officiers, sous-officiers et l’équipage à un niveau d’acculturation médicale lui- même différent :

Je suis convaincu que si les officiers et les sous-officiers n’ont pas été atteints, cela tient surtout à ce qu’ils avaient parfaitement compris, qu’en temps d’épidémie, aucune indisposition si légère qu’elle soit ne doit être négligée. Les matelots, au contraire, malgré des avertissements pressants et réitérés, mus tantôt par une crainte exagérée de l’hôpital, tantôt par une espèce de point d’honneur, consistant à ne pas vouloir être malade, souvent ne se présentaient à la visite qu’après plusieurs jours de diarrhée, et seulement alors que les symptômes graves et caractéristiques commençaient à se montrer625.

L’hypothèse avancée par Bourgarel n’est pas incohérente si l’on se souvient des difficultés rencontrées auprès des populations par ses collègues envoyés soigner le choléra auprès des

621 Ibid.

622 Charles-Adolphe-Victor SÉNARD, « De L’influence du miasme cholérique sur les équipages et principalement

des épidémies de choléra observées sur les flottes anglaises et françaises dans la Baltique et dans la mer Noire en 1854 », dans Annales d’hygiène publique, t. VIII, 1857, p. 344.

623 Auguste-Antoine-Joseph BOURGAREL, p. 14. 624 Ibid, p. 15.

populations périphériques : il n’y a rien d’incohérent puisque nombre de ces matelots, recrutés dans le cadre de l’inscription maritime sont les fils des familles de Camaret qui accueillirent en 1832 Olivier Delioux de Savignac avec tant de méfiance626. Cependant l’explication socioculturelle de Bourgarel rencontre une limite. Elle présuppose que les officiers de santé de la Marine par une action thérapeutique et hygiénique précocement engagée sont en capacité d’enrayer la progression du choléra. Rien n’est moins certain. Dans notre période de référence, la médecine occidentale, rappelons-le, ignore la nature du mal et de sa dynamique et tâtonne quant aux moyens à lui opposer puisque de l’aveu même d’Armand de Fleury « des points sont encore en litiges627 ».

Le choléra avance masqué. Il déroute les médecins d’autant plus qu’il envahit les matelots à la constitution robuste comme Joseph Raymondo ou Jean-Baptiste Guiol sans négliger ceux qui, comme Étienne André, présentaient un état « altéré par un usage immodéré de boissons spiritueuses628 ». Dès 1823 d’ailleurs Justin-Pascal Angelin s’interroge pour savoir si « le sexe et l’âge, la constitution faible ou robuste de l’individu [donnaient] lieu à des différences, premièrement dans les chances d’être atteint de la maladie, secondement dans la mortalité qu’elle a produite ?629 », pour répondre très laconiquement qu’aucune partie de la population n’était épargnée excepté celle qui se tenait à l’écart. La vie des marins, qui est par nature une vie de promiscuité dans l’encombrement des entreponts, est une « cause qui favorise le développement de toutes les maladies, en général630 ». Jean Julien Gourbeil rappelle qu’à « l’hôpital de Varna, presque tous les malades qui entrèrent pour une maladie autre que le choléra, pendant que l’hôpital était encombré, furent atteints du terrible fléau631 ». Finalement la seule certitude qu’ont les officiers de santé est que tous ces les marins sont secoués sur les fronts cholériques navals par de « grandes souffrances632 ».

626 Olivier DELIOUX DE SAVIGNAC, Une Épidémie de choléra à Camaret en Bretagne. 627 Armand DE FLEURY, p. 29.

628 Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État,

SHD/T/I/35.

629 Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’état,

ESNR/I/35, l’Active.

630 Jean-Julien GOURBEIL, p. 34. 631 Ibid.

B. Les corps marins en souffrance sur les fronts cholériques navals

« J’avoue que ces cris de mourants et de souffrants sont capables d’impressionner même les plus courageux. Les vomissements, la diarrhée et surtout les crampes occasionnent d’horribles souffrances633. »

Souffrances individuelles 1.

Les fronts cholériques navals sont constitués de ces sommes de souffrances qui mettent au supplice les corps envahis par la maladie. La documentation est abondante en exemples individuels. Son étude fait émerger une pathologie qui – en fonction de la gravité de sa manifestation – attaque l’organisme jusqu’à le déformer. Cette superposition de douleurs et de stigmates qui marquent le corps de la tête au pied jusqu’au plus profond de la chair, est illustrée par les dix cas que présentent Justin-Pascal Angelin dans son rapport de fin de campagne et qu’il reprend dans sa thèse et de nombre de publications634. Ces dix cas concernant dix matelots permettent de recenser la plupart des souffrances provoquées par le choléra. Elles racontent toutes une superposition de douleurs qui mettent les malades à l’épreuve. Les descriptions données par Justin Pascal Angelin des dix cas de matelot atteints du choléra à bord du Luxor en septembre 1831 condensent l’essentiel des manifestations et donc des souffrances endurées par les cholériques pris en charge par la Marine entre 1831 et 1856635. À partir des cas observés par Angelin et après les avoirs croisés avec d’autres descriptions, on peut alors dresser un inventaire des souffrances endurées par les cholériques. Le choléra impose généralement à ses malades une « douleur déchirante, atroce, aiguë dans la région épigastrique qui faisait pousser de hauts cris636 ». La figure est le plus souvent décomposée par l’expression de la douleur. De violentes céphalées assomment des malades taraudés par une soif intense. Leurs corps se spasme sous les coups de boutoir de crampes qui se manifestent aux extrémités et à l’abdomen.

633 Courrier du supérieur à Salonique au supérieur général des lazaristes à Paris, dans Annales de la

Congrégation de la mission ou recueil des lettes édifiantes, p. 211.

634 Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, SHD/T/

I/30 ; I/33 ; I/35 ; voir également : « Rapport de M. Angelin, chirurgien à bord du Louqsor, sur l’état sanitaire de la haute Égypte pendant l’irruption du choléra-morbus en 1831 et sur les moyens qu’il a employés pour guérir les hommes de l’équipage atteints de cette affection », dans Annales Maritimes et Coloniales, t. XLVI, 1831, p. 559- 572 ; Expédition du Louxor, ou Relation de la campagne faite dans la Thébaïde pour en rapporter

l’obélisque occidental de Thèbes, Paris, Thomine Librairie, 1833, 142 p. ; Du choléra en Égypte, observations faites sur cette maladie et son traitement pendant l’expédition du Louqsor, entreprise en 1831, Paris, thèse 1834,

in-4°de 26 p.

635 Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État,

SHD/T/I/35.

Le compte-rendu fait par Armand de Fleury du supplice du « nommé Hartard, « matelot chaloupier à bord du Jupiter corrobore le tableau des souffrances décrites par Angelin un quart de siècle plus tôt à bord du Luxor :

Des crampes violentes viennent se mêler des cris de douloureux à ses plaintes anxieuses […] il semble au malheureux qu’un feu intérieur le dévore, et il se roule littéralement sur sa couche. Enfin, après douze heures de supplice, sans avoir eu le bonheur de perdre un seul instant le sentiment de ses souffrances et la conscience de son mal, le jeune Hartard succombe637.

Dans certains cas, le choléra était associé à des manifestations moins communes. Le chirurgien-major du Suffren décrit en 1855 à propos de l’observation d’un cas de choléra, l’apparition d’une tuméfaction « dans chaque région parotidienne » qui évolue « jusqu’au point de rendre la face complètement difforme638 ». À bord de l’Alger, en mer Noire, le chirurgien major Lebozec constate également « chez un seul malade, le mousse Roger […] une parotide suppurée » à laquelle s’ajoute « des escarres […] sur l’emplacement des sinapismes et de deux vésicatoires639 ». Face à un tel collapsus de l’organisme et aux souffrances physiques induites, le choléra met également à l’épreuve le moral et les facultés psychologiques de ses malades. Il les précipite en effet dans un état d’anxiété aiguë que complète un sentiment général d’abattement : « lorsque la maladie avait eu une longue durée […] on observait une faiblesse générale, une espèce d’affaissement, le malade avait [alors] l’air parfaitement indifférent à tout ce qui l’entourait. »

L’exemple le plus célèbre de la conjugaison délétère des souffrances endurées et de l’état de faiblesse sur les capacités des soldats à poursuivre leur tâche trouve une incarnation singulière et prestigieuse au mois de septembre 1856 en la personne du maréchal de Saint Arnaud. Laissé exsangue par la maladie, il renonce à ses éminentes fonctions depuis le quartier général au bivouac de la Tchernaïa : « Ma santé est déplorable. Une crise cholérique vient s’ajouter aux maux que je souffre depuis si longtemps et je viens d’arriver dans un état de faiblesse tel que le commandement m’est, je le sens, devenu impossible640 ». Hartard, Saint Arnaud et des milliers d’autres morts sur les fronts cholériques navals expirent dans les bras de leurs médecins ou de leurs infirmiers. Leur décès atteste de ce que « les historiens des attitudes

637 Armand DE FLEURY.

638 Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État,

SHD/T/III/22.

639 Jean-Auguste-Marie LEBOZEC, p. 3.

640 Courrier du commandant en chef de l’Armée d’Orient au ministre de la Guerre, 26 septembre 1854,

collectives face à la mort ont souligné, au XIXe siècle [c’est-à-dire] la présence croissante du

médecin au chevet du mourant […], mais cette médicalisation conquérante n’est pas nécessairement incompatible avec le maintien d’une présence religieuse quelle qu’elle soit641 ».

Les survivants du choléra et leur difficile retour à la vie 2.

Et tous les destins sur les fronts cholériques navals ne trouvent heureusement pas une issue fatale. Dans la plupart des cas, les malades échappent, comme les matelots du Luxor, à une fin tragique et traversent, non sans dommage, la crise cholérique qui les frappe. En 1835, le chirurgien major de la frégate la Victoire dans son bulletin des malades du choléra traités au poste fait le récit du dénouement heureux qui s’annonce pour le matelot Pierre Blot :

Le commencement de réaction mentionné ce matin s’est maintenu ; le pouls s’est relevé, la peau des membres s’est réchauffée ; les douleurs qu’il éprouvait dans les côtés et qui gênaient la respiration ont presque entièrement cédé. Il y a eu une seule selle liquide, légèrement colorée, ayant odeur de matières fécales ; quelques gouttes d’urines ont été excrétées ; l’aspect du malade est meilleur, son moral plus rassuré642.

Des observations analogues sur les modalités du retour à la vie se retrouvent notamment sous la plume du chirurgien major du Montebello « lorsque la terminaison devait être heureuse ; le pouls se relevait lentement, le froid cédait peu à peu, la respiration devenait moins pénible ; mais chose remarquable, des symptômes de réaction restaient toujours dans des limites modérées643 ». En particulier ce qui le frappe c’est la rapidité du recouvrement des forces de certains de ces cholériques : « nous avons vu après les cas les plus graves, la santé générale se rétablir rapidement et quelques jours ont pu souvent suffire pour faire passer un homme de l’état le plus sérieux à une convalescence assurée644 ». Cependant cette célérité à retrouver la santé n’est pas majoritaire. Dans la plupart des cas une « convalescence […] longue et difficile » succède à la phase active de la maladie645. Moment de grande fragilité pour des organismes durement éprouvés, le temps de la convalescence n’en était pas moins dangereux et propice au déclenchement et à la diffusion de maux opportunistes :

641 Anne CAROL, « Prêtres et médecins face à la mort… », mis en ligne le 30 décembre 2008, consulté le

21 juillet 2017.

642 Bulletin des malades cholériques traités au poste de la frégate La Victoire établi par le chirurgien major

Joseph Faye, le 8 septembre 1835, SHD/V/BB4/564.

643 Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État,

SHD/T/X/43.

644 Ibid.

Quelquefois l’état typhoïde a succédé à la période asphyxique. Les accidents atoxiques ont été rares ; la forme adynamique s’est montrée le plus communément. Depuis cinq jours, plusieurs malades ont déjà succombé à cette redoutable complication, qui nous enlèvera certainement de dix à douze hommes646.

Scorbut, dysenterie, fièvres se disputaient des corps durablement affaiblis et achevaient les plus faibles des survivants : « les hommes ne se remettaient pas, ils restaient sans force647 ». Certainement le choléra laissait sur leur organisme, comme sur leur esprit, une empreinte durable. Une empreinte si durable qu’au cours de nos recherches, deux cas extrêmes ont été retrouvés de soldats du corps expéditionnaire français en Crimée dont le suicide semble lié aux conséquences sur leur esprit de la confrontation directe ou indirecte au choléra. « Sergent à la 49e compagnie du 9e de Marine », le soldat Jacon se suicide ainsi 10 avril 1854 à Ieni Kenï648, usé par les souffrances engendrées par des diarrhées chroniques. Le rapport de gendarmerie rappelle également la perte de sa femme et ses enfants quelques années en arrière alors qu’il été en garnison à Boutleli à vingt-quatre kilomètres d’Oran649. Sapeur du 2e régiment du génie en faction à l’hôpital militaire de Constantinople, Louis Recipon met quant à lui fin à ses jours le 1er juin 1855 par un tir de fusil placé sous son menton650. Dans son rapport au commandant supérieur à Constantinople, le lieutenant commandant le dépôt des isolés de l’Artillerie et du Génie indique que le soldat Récipon « avait été tourmenté toute la nuit précédente […] et quand on lui demandait la cause de ses tourments, il répondait qu’il avait peur du choléra651 ». Le lieutenant de conclure alors à « une aliénation mentale en ayant déjà été atteint il y a quelques années ».

Le choléra, une épreuve collective 3.

Épreuve individuelle s’il en est, le choléra peut également entraîner des traumatismes collectifs : « ce qui relie entre elles des épidémies très différentes au plan étiologique, c’est

646 Rapports médicaux annuels ou de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État,

SHD/T/X/43 ; on retrouve la mention d’une invasion conjointe du choléra et de la fièvre typhoïde dans le rapport du chirurgien major de la Néréide en 1854 : Rapports médicaux annuels et de fin de campagnes des médecins et chirurgiens de la Marine d’État, SHD/T/IV/6.

647 Jean-Auguste-Marie LEBOZEC, p. 54.

648 Minute du courrier adressé par le grand état major de l’Armée d’Orient au ministre de la Marine, 31 avril

1854, SHD/V/GR/G1/ 259.