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PARTIE II – LA STRATEGIE D’ACTION DES REPRESENTANTS D’ECRIVAINS FACE AU

B. La transnationalisation de l’action du CPE comme concrétisation de cet illusio

Notons tout d’abord que les actions du CPE sur les questions européennes sont faites au nom de la défense des intérêts des « auteurs européens » : la Lettre ouverte des auteurs du livre européens aux instances européennes, la journée de conférence sur le thème « L’auteur européen dans le XXIème siècle », dont a résulté la publication de « Douze propositions pour une Europe du livre » (cf. Annexe 8). Reprenons un extrait de notre entretien avec la Vice- Présidente du CPE cité précédemment :

« [Le CPE] prend depuis un an et demi de l’importance sur le front européen parce que historiquement la SGDL a une action européenne, la Scam aussi, etc. mais on se rend compte

239 Ibid., p. 190

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aussi que c’est intéressant pour l’extérieur d’avoir un interlocuteur unique, un représentant unique des auteurs européens. »240

Pour elle, le CPE a clairement vocation à représenter les auteurs européens, et pas seulement français. Et le fait que ce soit une structure dont les membres sont des associations et sociétés d’auteurs françaises, quasiment toutes basées à Paris, ne semble pas poser de problème. Cette « vocation » à représenter les auteurs européens s’inscrit clairement dans cette croyance en l’universalité du champ littéraire français. La question des nationalités est un impensé. Rappelons en outre un passage d’entretien cité plus haut avec la Directrice de la communication de la SGDL abondant dans ce sens :

« Il y a un clivage Nord/Sud, et l’EWC représente de façon disproportionnée les associations d’auteurs des pays du Nord au détriment des pays du Sud, or, même au niveau du droit d’auteur, c’est dans les pays, l’Allemagne, la France sont bien mieux outillées au point de vue défense du droit d’auteur que l’Italie, que l’Espagne, que… Donc là aussi c’est justement les pays qui devraient avoir le plus besoin de cet outil-là qui sont le moins représentés, donc ça c’est un petit peu un paradoxe qui est malheureux. »241

Elle justifie la méfiance de la SGDL vis-à-vis de l’EWC par son manque de représentativité des pays les moins bien dotés du point de vue du droit d’auteur, tout en rangeant la France du côté des pays « les mieux outillés ». Une logique purement utilitariste voudrait donc que la SGDL se fie à l’EWC puisque cette dernière semble en adéquation avec le système français. Or, au contraire, elle critique cet aspect. Il est inconcevable pour elle de s’associer avec une Fédération qui n’est pas dans cette optique d’universalité.

Cette idée que le CPE puisse devenir le « représentant unique des auteurs européens » précisément dans le cadre d’une lutte pour la préservation du droit d’auteur est en fait profondément ancrée dans l’histoire de l’autonomisation du champ littéraire. Nous y avons fait allusion à plusieurs reprises (cf. Introduction et Partie I/Chapitre 1/I./B.), la revendication d’un droit à la propriété littéraire dans un premier temps puis d’un droit d’auteur impliquant notamment un droit moral par les écrivains est concomitante à l’autonomisation du champ. Elle participe à la fois de leur reconnaissance juridique et de leur gain d’indépendance. Et déjà, au XIXe siècle l’idée d’une transnationalisation, et même d’une internationalisation de la revendication du droit d’auteur, est mise en œuvre par les agents du champ littéraire. Ainsi, la

240 Entretien avec Cécile Deniard, op. cit. 241 Entretien avec Cristina Campodonico, op. cit.

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SGDL a créé en 1878 l’Association Littéraire et Artistique Internationale à Paris, qui existe toujours aujourd’hui et qui a organisé quelques années plus tard, en 1886, la première convention internationale sur le droit d’auteur à Berne présidée par Victor Hugo242 et aboutissant à la création d’une « Union internationale pour la protection des œuvres littéraires et artistiques » signée par différents représentants d’Etats243. L’internationalisation du droit d’auteur est donc une initiative historiquement venue des écrivains français à l’intention du champ politique. C’était un processus interne au champ littéraire, sur lequel ces derniers avaient la main, dont ils avaient la maitrise. Et si c’est bien sûr aussi pour assurer le respect de leurs droits à l’étranger, c’est dans la logique de l’illusio de l’universalité de la littérature que Victor Hugo et les autres sociétaires de la SGDL ont cherché à internationaliser le droit d’auteur qui ne pouvait être pensé autrement que comme universel. Or, dans le cas qui nous intéresse ici, c’est le champ de l’Eurocratie qui est à l’initiative, qui a la main sur la réforme244. A l’aune de ce constat, on peut dès lors émettre l’hypothèse selon laquelle la transnationalisation de l’action du CPE est un moyen de préserver l’autonomie du champ littéraire, c’est un moyen pour les agents de lutter contre la récupération de l’initiative sur le droit d’auteur par les agents du champ de l’Eurocratie. Car si la transnationalisation peut être interprétée comme une européanisation, comme un effet du champ de l’Eurocratie sur les agents du champ littéraire, comme finalement une expression de l’intégration européenne, l’analyse au prisme de la théorie du champ littéraire nous permet de contrebalancer cette interprétation. En refusant de laisser le monopole de la représentation des auteurs européens à une fédération européenne, le CPE s’oppose à une des logiques du champ de l’Eurocratie dont les agents dominants poussent les dominés à se fédérer à Bruxelles. En se faisant le représentant des auteurs européens, en publiant ses « Douze propositions pour une Europe du livre », il tente de reprendre l’initiative. Mais ce n’est pas tout. Reprenons la fameuse Lettre ouverte des auteurs du livre européens (cf. Annexe 4). Elle est disponible en vingt-six langues, les traductions ayant été faites par les membres du réseau du CEATL. Des langues qui ne recoupent pas les Etats membres de l’UE et donc les frontières administratives de cette dernière. En effet, si la lettre est traduite en français, allemand, espagnol, italien, tchèque, danois, anglais, bulgare, grec, finnois, croate, hongrois, lituanien, néerlandais, polonais, portugais, roumain, slovène, slovaque et suédois, cela ne recouvre pas

242 Gisèle Sapiro, « Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur », op. cit., p. 115. 243 Convention de Berne concernant la création d’une Union internationale pour la protection des œuvres littéraires

et artistiques, version originelle du 9 septembre 1886.

244 Malgré la tentative de réitérer l’expérience de 1886 avec la « Déclaration de Bâle » de 2013 évoquée en amont,

signée par la SGDL, et qui peut être vue comme un moyen pour les représentants d’écrivains de façonner un droit d’auteur européen initié depuis le champ littéraire.

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toutes les langues officielles de l’UE (manquent : l’estonien, le letton, le maltais et l’irlandais). Par ailleurs, la lettre a également été traduites dans des langues locales, le basque et le catalan, mais également dans la langue de pays hors UE, à savoir le macédonien, le turc, l’islandais et le norvégien245. Les auteurs appelés à signer ne se limitent ainsi pas aux Etats membres. On retrouve ici cette idée évoquée en première partie d’une Europe du livre dont les frontières ne recouvrent pas celles de l’Europe du droit. Les représentants d’auteurs s’adressent à l’UE, mais en mettant en avant leur propre définition de l’Europe, en distinguant l’Europe littéraire de l’Europe politique, en ne subordonnant pas totalement leur action européenne au champ de l’Eurocratie. L’action, si elle résulte d’un effet du champ de l’Eurocratie, est pensée à travers ce prisme de l’illusio de l’universel propre au champ littéraire français, dans cette perspective, elle ne peut s’arrêter aux frontières de l’UE.

Par ailleurs, il y a, dans l’action du CPE, une volonté d’aller plus loin qu’une transnationalisation à l’échelle de l’Europe. Nous ne l’avions pas évoqué jusqu’ici mais il est intéressant de noter que le CPE a adhéré en janvier 2016 à l’IAF (International Authors’ Forum), une association internationale à dominante anglo-saxonne qui fédère différents organismes de représentation d’auteurs à travers le monde246. Le CEATL et la SGDL en sont également membres. Aucun autre organisme français n’y adhère. La Vice-Présidente du CPE nous a expliqué que l’adhésion du CPE est d’une part un moyen de ramener l’équilibre entre les deux grands modèles que sont le copyright anglo-saxon d’un côté et le droit d’auteur majoritaire en Europe continentale de l’autre ; et d’autre part, de contourner, une fois encore, l’EWC247. Une coopération avec une fédération internationale qui est en adéquation avec cette croyance en l’universalité du champ littéraire français. Une action transnationale qui a donc vocation à s’internationaliser, dépassant alors le cadre de l’Eurocratie.

La transnationalisation de l’action européenne du CPE est donc traversée de toutes parts par des logiques à la fois autonomes et hétéronomes au champ littéraire. L’injonction à plus de représentativité d’une part, et la croyance dans l’universalité d’autre part. La transnationalisation est en fait également un moyen de réaffirmer l’autonomie du champ littéraire face au champ de l’Eurocratie, en refusant une transnationalisation répondant exclusivement aux logiques de ce dernier. En fait, c’est l’espace même des représentants d’auteurs qui semblent être traversé par ces différentes logiques, un espace dont on peut se

245 CPE, « Lettre ouverte des auteurs européens aux instances européennes », op. cit. 246 Entretien avec Cécile Deniard, op. cit.

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demander si la transnationalisation ne marque par la constitution d’un champ faible transnational.

III. Les représentants d’auteurs : agents d’un champ faible transnational de la représentation des professions littéraires ?

Nous l’avons dit en introduction, la revendication corporatiste ne va pas de soi dans le

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