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PARTIE II – LA STRATEGIE D’ACTION DES REPRESENTANTS D’ECRIVAINS FACE AU

B. La lutte des illusios

L’illusio chez Bourdieu est ce qui fait que le jeu « vaut la peine » d’être joué, c’est une « croyance dans le jeu et dans la valeur des enjeux »110. Tous les acteurs d’un champ partagent un même illusio, « un ensemble de présupposés et de postulats qui, étant la condition indiscutée des discussions, sont, par définition, tenus à l’abri de la discussion »111, permettant aux logiques internes de fonctionner. Dans le cas du champ littéraire, Pierre Bourdieu parle de « croyance dans le pouvoir créateur de l’artiste »112. Le caractère suprême de la « création », fait que le rôle de « créateur » de l’auteur n’est pas questionnable, ne peut être à aucun moment remis en cause, l’art ne peut être contesté que « dans les règles de l’art »113. Ainsi, toucher au droit d’auteur, c’est toucher aux droits du créateur, et toucher, indirectement, à l’illusio du champ. Une logique qui est parfaitement exprimée et illustrée par ce passage de notre entretien avec la Directrice de la communication de la SGDL où elle parle du choix du thème du forum (« L’Europe du livre et de la création ») :

« Donc cette année ça a été l’Europe puisque justement il y a eu la réouverture de la directive de 2001 avec cette volonté de la Commission européenne de multiplier les exceptions au droit d’auteur, et évidemment les auteurs français sont vent debout contre ces volontés puisque nous nous sommes là pour justement protéger, et non pas figer dans le marbre, puisque le droit d’auteur est mobile, mais en tous cas de l’adapter aux évolutions mais non pas de multiplier les exceptions au droit d’auteur parce que nous soutenons que le droit d’auteur c’est le corollaire de la liberté de création et qu’un pays sans création c’est un pays sans civilisation. Pour nous le droit d’auteur c’est vraiment le garant de la liberté de création et donc ça favorise la multiplicité des créations. Sans droit d’auteur pas d’auteur, sans auteur pas de livre, sans livre pas de civilisation. »114

On voit bien transparaître ici cette idée que la création est au centre de tout, elle devient même ici le pilier de la civilisation. Par extension, le droit d’auteur qui protège la création protège donc la civilisation. La volonté de la Commission européenne de réformer le droit d’auteur, qui passerait en effet a priori (pour le moment), par une extension de la liste des exceptions, est donc vécue comme une attaque directe dirigée contre la création et le créateur. Ce qui est à l’œuvre ici c’est l’effet de réfraction du champ littéraire : les interactions, les dispositions, externes au champ, lorsqu’elles entrent dans celui-ci, sont modifiés par ses logiques internes.

110 Bourdieu, Pierre, « Le champ littéraire », op. cit. p. 20. 111 Bourdieu, Pierre, Les règles de l’art, op. cit., p. 279. 112 Bourdieu, Pierre, « Le champ littéraire », op. cit., p. 20. 113 Bourdieu, Pierre, Les règles de l’art, op. cit., p. 283. 114 Entretien avec Cristina Campodonico, op. cit.

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Elles sont perçues, vécues par les acteurs selon la logique du champ, et non selon les logiques de leurs champs d’origine, et ce d’autant plus lorsque le degré d’autonomie du champ est important115. Ainsi, ce qui va être perçu par la Commission européenne comme un moyen de libéraliser le marché intérieur européen, de construire un marché unique, et plus précisément le marché unique numérique, va être vécu par les agents du champ littéraire comme une mise en péril de la création. Une grille de lecture que n’ont pas les agents de la Commission.

En fait, ce que nous voulons dire ici c’est que l’opposition opérée par les différents intervenants des colloques entre les champs lexicaux est en fait l’expression (consciente ou non116) d’une opposition entre deux croyances, entre deux jeux, entre deux illusios. L’illusio du champ littéraire, qui se caractérise donc comme nous l’avons mentionné par une croyance dans « le pouvoir créateur de l’artiste », s’oppose à l’illusio du champ de l’Eurocratie, qui lui peut se définir comme la croyance en la toute-puissance du marché. Là où les agents du champ littéraire chercheront avant tout à protéger la création artistique (et cela passe donc, pour les représentants des écrivains par la protection du droit d’auteur), les agents du champ de l’Eurocratie chercheront avant tout à protéger le marché unique. Nous ne disons pas ici que création artistique et marché unique sont en soi opposés, mais que les logiques qui guident l’action des agents sont différentes selon les champs dans lesquels ils se positionnent, entrainant une différence d’analyse de la situation. Là où la Commission voit l’augmentation de la liste des exceptions au droit d’auteur comme un moyen de construire un marché unique du numérique, les acteurs du champ littéraire le lisent comme une mise en péril de la création. Comme l’explique Gisèle Sapiro dans son article « Le champ est-il national ? » :

« (…) c’est la formation d’un marché des biens symboliques au XVIIIe siècle qui est à l’origine de l’autonomisation des champs littéraire et artistique, les libérant progressivement de contrôle étatique étroit et renversant l’ordre temporel de l’offre et de la demande (ce qui contribue à mettre un terme au monopole académique, avec la montée des intermédiaires comme les éditeurs et galeristes)25. L’autonomie (relative) conquise par ces champs tient cependant à un équilibre fragile entre les différentes forces qui cherchent à les accaparer, en l’occurrence l’État et le marché

115 Sur ce point voir Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », op. cit., et notamment ce passage page 14 : « « les

déterminations externes, qu’il s’agisse de celles qui sont inscrites dans les dispositions des producteurs ou de celles que font peser les groupes les plus directement concernés, ne s’appliquent jamais directement ; elles ne s’exercent que par l’intermédiaire des forces et des formes spécifiques du champ, c’est-à-dire après avoir subi une

restructuration d’autant plus importante que le champ est plus autonome, plus capable d’imposer se logique

spécifique, qui n’est que l’objectivation de toute son histoire dans des institutions et des mécanismes. ».

116 La question de la conscience que les agents peuvent avoir du jeu et de l’illusio qui déterminent leurs actions

reste malheureusement sans réponse. Nous renvoyons sur ce point à la « Coda » de l’article de Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », publié dans les Actes de la Recherche en Sciences Sociales (septembre 1991).

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: le marché a permis de desserrer la contrainte étatique, mais il impose à son tour sa loi, celle du profit, génératrice d’une hétéronomie croissante, dont l’État peut en retour contrebalancer les effets par des politiques de soutien au pôle de production restreinte des champs de production culturelle, comme c’est le cas dans les pays ayant mis en place une politique culturelle. »117

On en revient ainsi toujours à la lutte pour l’autonomie : si le marché a pu être un jour un moyen pour le champ littéraire d’en gagner, il est, dans le contexte actuel, perçu comme une menace à cette autonomie qui se traduit dans le vécu des agents par la mise en péril de la création littéraire. Nous retrouvons ainsi cette idée de la défense de la création dans différentes interventions lors des deux colloques :

« Le temps est révolu où il fallait être rentier pour pouvoir se consacrer à son art et il n’est souhaitable pour personne, et en premier lieu pas pour le lecteur, que la création soit sous le joug de financeurs quels qu’ils soient. Les auteurs assument aujourd’hui, beaucoup mieux qu’hier, leur dimension économique, ils entendent pouvoir bénéficier des fruits de leur travail, et c’est tant mieux. »118 (Marie Sellier)

« Je propose que nous réfléchissions le temps de cette journée à ce que pourrait être une Europe de la culture : un espace de création et de richesse pour des citoyens européens. »119 (Julie

Bertuccelli)

« On parle ici beaucoup de droits d’auteur, j’ai moi-même une formation de juriste, mais, je suis un peu désenchanté par rapport à tout cela et je pense, de manière métaphorique, à ce qu’a dit Erri de Luca tout à l’heure : la nourriture, ce n’est pas une marchandise. Pour ma part, je voudrais défendre d’abord la création, avant toute industrie culturelle. »120 (Yannis Kiourstakis)

Tous parlent ici de « la création » ou d’un « espace de création », comme s’il s’agissait d’une entité à part, vivante, devant être défendue et déployée, se plaçant au-dessus de tout intérêt mercantile, la dimension économique de l’activité littéraire ne devant servir qu’à assurer l’autonomie financière du créateur. Ainsi, le champ littéraire ne peut, pour ses agents, être envisagé comme une industrie et tout ce que cela implique en termes de profits, impératif de rentabilité, etc. Notons que cette prégnance de l’illusio propre aux champs de production culturelle était visible tant du côté de la SGDL que de celui de la Scam, preuve que, si sa position

117 Gisèle Sapiro, « Le champ est-il national ? », op. cit., p.75.

118 Marie Sellier, Discours d’ouverture du 11e Forum de la SGDL, op. cit. 119 Julie Bertuccelli, Discours d’ouverture du Forum « Auteurs & co », op. cit.

120 SGDL, Table-ronde « L’Europe des écrivains », 11e Forum de la SGDL, 22 octobre 2015, retranscription

publiée sur le site sgdl.org. URL : http://www.sgdl.org/ressource/documentation-sgdl/actes-des-forums/la- remuneration-des-auteurs-2/2910-ouverture-4 [consulté le 27 février 2016]

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peut être ambigüe, elle se positionne avant tout, si ce n’est dans le champ littéraire, dans un champ de production culturelle. Et pourtant, que ce soit lors du colloque de la Scam ou celui de la SGDL, on a pu noter une utilisation du langage économiste reproché à la Commission par ces mêmes défenseurs de la création.

C. La mise en scène d’une contre-attaque du monde de la culture à travers l’usage

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