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Les transformations objectives du rôle des armées en Europe occidentale

Les effets différenciés du tournant néo-libéral (1980-1996)

1. Le tournant néo-libéral ou le retournement du “ rapport au monde ” des armées en Europe occidentale.

1.2. Les transformations objectives du rôle des armées en Europe occidentale

Il s’agit ici de montrer les apports mais aussi les limites dans lesquelles nous semble être engagée aujourd’hui la sociologie militaire. En effet ce courant d’analyse qui a pendant longtemps porté à lui seul l’étude de l’objet “ armée ” semble aujourd’hui faire l’économie d’une approche en matière de politique publique. Pourtant de façon implicite, la sociologie militaire a bien mis en évidence les liens de causalité entre la transformation de la politique de défense et le devenir problématique de la condition militaire en Europe occidentale.

1.2.1. La sociologie militaire face au tournant néo-libéral.

Dans cette perspective, la sociologie militaire montre depuis quelque temps les effets du changement des rapports de pouvoir au sein de la scène internationale sur le devenir des métiers des armes1. Ainsi, les “ prophéties ” de Janowitz, voire celle de Moskos, trouvent là

un terrain favorable à leur pleine réalisation. On assiste donc à la naissance de la figure “ post-moderne du militaire ” tant en Angleterre qu’en France2. Ici, les auteurs soulignent la

congruence entre les modèles Britanniques et Français. Toutefois certains d’entre eux se positionnent de façon critique à l’égard des effets du tournant néo-libéral pas sur les politiques qui en sont induites mais sur les présupposées valeurs qui conditionnent le métier des armes. Ainsi, la condition militaire se trouverait en quelque sorte affectée en son for

1 Le chapitre introductif du récent ouvrage collectif consacré au devenir des armées en Europe résume

admirablement bien cette façon d’appréhender la réalité, cf., B. Boëne, Ch. Dandeker, “ Introduction : le rôle de la force et des institutions militaires à la fin du XXè siècle ”, in B. Boëne, Ch. Dandeker (dir.), Les armées en Europe, (op.-cit., pp. 7-53).

2 Ch. Dandeker, F. Paton (eds.), The military and social change : A personnel Strategy for the British Armed Forces, London, Centre for Defence Studies, 1997, p. 14.

intérieur car : “ le capitalisme néo-libéral qui surgit dans les pays anglo-saxons au tournant des années quatre-vingts, l’écho assourdi mais réel qu’il suscite dans le reste de l’Occident accentuent la tendance. En affaiblissant les valeurs normatives qui sous-tendaient le capitalisme organisé, dominant pendant plus d’un demi-siècle, il ouvre la voie à l’esprit de lucre et à la concurrence commerciale; en lieu et place de la tradition de service. Dans ces conditions, le prestige que valait aux professionnels d’antan les sacrifices consentis au nom de valeurs transcendantes fait place au soupçon suivant lequel l’insistance sur le service rendu n’est qu’un alibi : ils se servent avant de servir la société. Joint aux considérations de coût et de rentabilité que mettent en avant les systèmes d’assurances publics ou privés qui souvent, par client ou patient interposé, financent les activités professionnelles, ce soupçon mène tout droit à leur mise sous tutelle par des instances de contrôle technocratique, achevant de déresponsabiliser les praticiens de l’art ”1. Cette vision quelque “ désenchanté ” du devenir du

métier dans armes dans la société qui est en train de se dessiner nous paraît quelque trop pessimiste. En effet, comme nous le montrerons dans les chapitres suivant (3, 4, 5) si la condition militaire est en train de se redéfinir notamment sous la pression d’un new managment public (ou managerialism) porté par certaines élites civiles dirigeantes que soit en Grande-Bretagne ou en France, les élites militaires ont affirmé et affirment encore une volonté pragmatique de réinvention de la condition militaire autour de valeurs intangibles. Dans cette configuration particulière de changement nous avancerons même l’hypothèse que leur capacité de négociation via la maîtrise partielle de la capacité en mettre en oeuvre sur le terrain les nouvelles politiques publiques s’est trouvée, de façon paradoxale, renforcée. Avant d’aller plus loin dans cette discussion, il est nécessaire de s’arrêter sur les changements concrets en matière de politique de défense qui ont autorisé une nouvelle étape de professionnalisation des armées dans les pays étudiés.

1.2.2. Nouveaux types de conflits et nouvelles pratiques des armées.

La sociologie militaire a mis en évidence le rôle du changement de nature des conflits militarisés sur le format des armées. Ce dernières, en Europe occidentale depuis les années quatre-vingt mais surtout après la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe, sont confrontées à de nouvelles demandes entraînant de fait une réorganisation interne des armées. La question de l’avènement d’une “ armée post-moderne ” se caractérise avec un glissement

des rôles de défense vers les opérations de maintien de la paix1. Dans cette perspective, on

assiste alors à l’émergence d’un côté d’une armée cadre s’appuyant sur des forces de réserve et de l’autre côté au développement de la sous-traitance pour les tâches de soutien. La figure du militaire professionnel met en avant la dualité du nouveau rôle : celui du soldier-scholar (censé maîtriser la complexité des nouvelles missions et de leur environnement) et du soldier- states-man (apte à collaborer étroitement avec le personnel politique, sous le regard attentif et critique des caméras de télévision, au cours d’opérations délicates)2. Cette nécessité

d’adaptation des armées à la nouvelle réalité serait alors une des conditions entraînant la généralisation du processus de professionnalisation des armées. Certes, il est indéniable si l’on reprend l’exemple Britannique, que la guerre des Falknands peut être considérée comme le triomphe d’une armée professionnelle3. En effet dès 1982, les armées britannique ont

démontré sur le terrain, dans le cadre d’un conflit avec une armée de conscription, que le professionnalisme permettait de s’engager dans une guerre se situant à plusieurs milliers de kilomètres sans que le résultat en soit affecté. Cette victoire a généré des effets politiques et symboliques très importants. Du point de vue politique, elle a facilité la réélection de M. Thatcher en 1983 à la tête du gouvernement britannique, permettant ainsi la confirmation de l’option libérale en Grande-Bretagne. On peut ici souligner la dimension paradoxale des rapports entre les prémices de la rationalisation budgétaires des politiques militaires (rapport Nott 1981) et l’optimisation de l’efficacité des armées dans le cadre de cette guerre. Du point de vue symbolique, la professionnalisation des armées à l’anglaise devient un modèle qui a acquis ces lettres de noblesse sur le terrain. Autrement dit, une armée professionnelle ou plutôt une armée professionnalisée “ c’est un armée qui gagne ! ”. Partant de là, les élites dirigeantes profitent de cette situation favorable pour essayer d’aller encore plus loin dans le processus de professionnalisation des armées. Dans ce cas de figure particulier les Etats- majors des armées se trouvent dans une position ou il est difficile de s’opposer au changement proposé.

Pour sa part, si la France n’a pas connu durant cette période le même type de conflit avant son implication dans la guerre du Golfe en 1991, elle a toutefois, conformément à sa

1 Ch. Moskos, J. Burk, “ The Postmodern Military ”, in J. Burk (ed.), The Military in New Times : Adapting Armed Forces to a Turbulent World, Boulder, Westview Press, 1994, pp. 141-162.

2 Ch. Dandeker, “ La réponse aux défis ”, in B. Boëne, Ch. Dandeker (dir.), Les armées en Europe, (op., cit., p.

199.

3 Le témoignage d’un ancien cadre de l’active britannique insiste sur les effets de la guerre des Malouines sur

les pratiques militaires. Il s’agit d’une expérience du combat pour les parachutistes, la plus grande depuis la seconde guerre mondiale, mais aussi une expérience interarmes de la projection de forces outre-mer, cf., A. Beevor, Inside the British army, London, Corgi Books, 1991, pp. 344-346

politique de coopération, d’intervention et d’aide humanitaire notamment en Afrique sub- saharienne, adopté une nouvelle structure afin d’être plus opérationnelle. Dans cette optique la loi de programmation militaire 1984-1988 donne naissance à un Force d’Action Rapide (FAR) pour marquer la capacité de la France d’engager sans délai d’importants moyens classiques au lieu et au moment choisi. La FAR regroupe 5 divisions, soit 47 000 hommes en majorité mais non exclusivement professionnels. Le principe de la mixité des armées reste affirmé même si la dominante de “ militaire de carrière ” est confirmée1. Par ailleurs, cette

nouvelle configuration militaire confirme le rôle du Président de la République dans l’exercice réel de sa fonction de chef des Armées. C’est sur cette base fonctionnelle que les armées françaises interviennent dans les années quatre-vingt pour contenir ou résoudre ce que les Etats signataires d’accords ou demandeurs d’aide ne sont pas en mesure de traiter seuls. Cependant la nature des conflits dans lesquels ils s’engagent ne permet pas de vérifier la fonctionnalité de la nouvelle configuration des armées. Ce n’est qu’avec la guerre du Golfe en 1990-91 que les politiques militaires françaises sont confrontées avec la réalité du terrain. Cette type d’intervention diffère des opérations précédentes. Selon un historien : “ La guerre du Golfe diffère des opérations conduites en Afrique, moins en raison de son éloignement, de sa durée ou de ses conditions d’exécution que de son caractère d’intervention internationale décidée par l’ONU, médiatisée à outrance et exécutée par une coalition internationale conduite par les Etats-Unis... Que les pertes subies aient été bien moindres que redoutées ne changent rien à la détermination des décideurs et au courage des combattants, mais risquent d’ancrer dans l’opinion l’idée qu’on ne meurt plus à la guerre ”2. Bien entendu, il ne s’agit pas

ici de rediscuter des faits de cette étape importante de l’histoire militaire mondiale mais plutôt de souligner les effets de ce conflit sur la dynamique de professionnalisation des armées notamment en France. A notre avis le premier des effets relève de la place médiatisée du politique, ou du moins de la portée symbolique des prises de position des acteurs politiques, dans la définition des limites de l’engagement militaire français. Le chef de l’Etat avance donc la thèse de “ la guerre à zéro mort ”, improbable mais dans l’air du temps, mais surtout il

1 Pour certains de nos militaires interviewés : “ la création de la FAR constitue une étape préalable de la professionnalisation des armées en France car elle reconnaît implicitement les limites de l’opérationalité des conscrits. Pour lui même si dans les textes les appelés ne sont pas exclus de la FAR les régiments mobilisés sont partiellement professionnalisés. C’est donc une professionnalisation progressive des armées ”, cf., entretiens Ministère de la Défense.

2 A. Martel, “ La présence au monde : coopération, intervention, aide humanitaire ”, in A. Corvisier, Histoire militaire de la France, (vol. 4), (op. cit., p. 567).

demande la rapatriement des tous les appelés du contingent1. Cette mesure certainement

conditionnée par la volonté de garder au sein de l’opinion publique une “ bonne image de la guerre ”. D’ailleurs, dans le cadre de la mise en place du dispositif Opération Daguet, l’Etat- major intègre complètement le travail de communication sur le conflit en cours avec la mise en place de l’opération Presse Daguet. Le deuxième des effets relève de l’opérationnalité des forces militaires françaises tant dans leur capacité à s’intégrer sous un commandement étranger mais aussi à travers le potentiel militaire mobilisable (effectifs, etc.). Dans cette perspective, seuls les français comme les britanniques envoient un corps expéditionnaire. Toutefois, si le professionnalisme des hommes mobilisées est souvent souligné par les experts, la question du soutien logistique pose certains problèmes notamment en raison du refus de mobiliser les appelés du contingent. A la sortie de ce conflit, ou plutôt selon la terminologie de Pierre Messmer “ au cours de ces grandes manoeuvres à tirs réels ”, on souligne le manque de souffle, d’allonge, de puissance et d’autonomie des forces françaises2.

Du point de vue du devenir de la professionnalisation des armées en France, il nous semble nécessaire de souligner deux types d’effets fortement liés. Le premier assez explicite pose la question de la fonctionnalité et de ‘l’opérationnalité de l’arme mixte à la française dans ce nouveau type de guerre. Le deuxième plus implicite participe à la démystification de l’idée républicaine de l’Armée de conscrit. Dès lors, il convient pour les élites dirigeantes politiques et militaires de trouver une politique de l’Armée sur laquelle puisse être fondée la nouvelle stratégie de Défense de l’Etat français.

En bref.

L’approche à travers le prisme du tournant néo-libéral nous permet de montrer comment un “ macro ” changement dans les politiques publiques rend possible et généralisable le processus de professionnalisation des armées dans les deux pays étudiés. Cependant, une perspective de sociologie du politique nous permet de corriger une vison trop homogène de ce changement. En effet, si un modèle dominant d’armée professionnalisée s’impose en Europe

1 De l’avis d’un des hauts fonctionnaires interviewé : “ le choix de ne pas envoyer des appelés pose un problème

d’effectifs mobilisables dans le cadre d’un conflit militarisé ”, (cf., entretien haut fonctionnaire du Ministère de la Défense).

2 D’après un spécialiste, les armées ont manqué : “ de souffle, car il a fallu, pour composer certaines unités,

désorganiser de nombreux régiments, de chars en particulier.. D’allonge, car les armées françaises ne possèdent toujours pas de gros porteurs aériens et n’ont pas encore su établir une formule de coopération efficace et rapide avec les compagnies aériennes. De puissance car les Jaguars sont dépassés.. de puissance encore, car le manque de régiments professionnalisés de chars lourds et d’artillerie a été cruellement ressenti.. ”, cf., A. Martel, “ La présence au monde : coopération, intervention, aide humanitaire ”, (op.-cit., p. 575).

à partir des années 1990, celui-ci prend des formes particulières en fonction du contexte singulier au sein duquel, il se développe. Ainsi, en Grande-Bretagne malgré des sucés probants et une légitimation grandissante, les armées continuent à subir la contrainte budgétaire alors qu’en France si la même contrainte se dessine la question problématique est celle du devenir d’une armée mixte.