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Entre “ face émergente ” et “ face cachée ”: les transformations des politiques militaires

Les effets différenciés du tournant néo-libéral (1980-1996)

2. Les deux “ faces ” de la professionnalisation.

2.1. Entre “ face émergente ” et “ face cachée ”: les transformations des politiques militaires

Il s’agit dans cette première étape de notre développement d’insister sur la différence entre le cas anglais où dès les années quatre-vingt-dix le gouvernement conservateur affiche sa volonté de changer l’orientation globale des politiques militaires, et le cas français où malgré la perception des limites de son modèle, le pouvoir politique réaffirme le principe de la mixité des armées. Dans cette perspective, il convient de s’arrêter sur les rapports tels que

Options for change et Front line first en Grande-Bretagne et sur le livre Blanc de 1993 pour la France pour interpréter les effets du changement. Ainsi, nous avons d’un côté un gouvernement conservateur qui affiche clairement sa volonté de transformer de façon globale les politiques du secteur autour d’une idée dominante celle de la rationalisation des coûts de l’Armée sur le budget de l’Etat, et de l’autre côté un gouvernement qui, dans une période de cohabitation (Balladur vs Mitterrand) refuse d’ouvrir la voie au changement dans un domaine où le partage des compétences en matière de politiques militaires est assez flou. Cependant, les conditions contextuelles (celles que nous avons mentionnées précédemment) mais aussi les conditions “ structurelles ” semblent réunies pour passer à une armée entièrement professionnelle.

2.1.1. L’inscription politique du changement en G-B : “ Options for change ” et “ Front line first ”

Comme nous l’avons avancé dans les développements préalables sur les effets du tournant néo-libéral en Grande-Bretagne, le changement dans les politiques militaires s’inscrit dans une logique globale d’économie budgétaire. Les premiers livres blancs (whithe paper) à mentionner ce changement sont Option for change(1992 février) et Defence cost studies : “ Front line first ” (1994)1. Ces deux rapports programmatiques traduisent une volonté politique de réformer la politique militaire mais aussi la politique de Défense. Il convient de rappeler que ces deux rapports se situent dans une période postérieure à la fin de la guerre froide, élément qui est souvent mobilisé pour justifier le changement dans les politiques publiques de ce secteur2. Le premier, Option for change, laisse envisager de nombreuses

transformations dans la politique de l’Armée. Tout d’abord les effectifs de militaires doivent régresser au profit d’une augmentation du nombre d’emplois civils3. De façon plus globale, la

fin de la guerre froide justifie une réduction drastique de la politique de recrutement4. Cette

1 Les rapports que les anglais qualifient de “ whithe paper ” sont beaucoup plus prescriptifs que ceux que l’on

qualifie en France de Livre Blanc. En effet, si pour le pouvoir politique français faire un livre blanc consiste a crée un forum de discussions finalisé par la formation d’un consensus sur la question traitée, en Grande-Bretagne le Whithe paper joue un rôle différent dans la mesure où il contient souvent la réflexion des “ think thank ” (groupe d’experts partisans) qui sert de référence pour le parti politique au gouvernement.

2 A. Beevor, “ The Implication of Social Change on the British Army ”, The British Army Review, n° 104 august

1993, pp. 14-22.

3 Ch. Dandeker, The Military and Social Change : A Personnel Strategy for the British Armed Forces, (op.-cit.,

p. 19).

4 D’après un spécialiste britannique des questions militaires Option for change constitue une réponse politique

ou plutôt une façon de faire participer les armées à l’effort politique global pour sortir de la crise économique. Dans cette perspective, le volume global des forces armées doit passer de 155 000 à 116 000. Ces réductions s’opèrent pour 25% dans le personnel de maintenance et pour 45% dans le personnel combattant, cf., Major P.W. Moss, “ The British Army and Professionnalism ”, The British Army Review, n° 112 april 1996, p. 10.

transformation nous permet d’insister sur le renforcement des liens existant entre la politique de défense et la politique des armées. Il est intéressant de noter que l’on trouve les mêmes liens de causalité en France au moment ou le président de la République met fin à un cycle de politique d’essais nucléaires française (politique de défense) et l’annonce d’un processus de professionnalisation des armées. Cependant cette volonté d’introduire une dynamique de réforme dans les politiques militaires dépasse le simple aspect budgétaire. Il s’agit de repenser autant les dispositifs de mise en oeuvre des politiques que le contenu même des politiques. On avancera donc l’hypothèse qu’il s’agit vraiment de l’ouverture d’une deuxième séquence de professionnalisation des armées qui s’ouvre à cette période là en Grande-Bretagne. Cette nouvelle dimension du processus de professionnalisation des armées participe à la redéfinition actuelle d’un modèle de gestion des armées très spécifique (voir développements chapitres suivants). Dans un même mouvement, le second rapport en 1994, Defense cost studies : “ Front line first ”, explicite les points spécifiques sur lesquels porte la réforme. Rappelons que ce travail s’inscrit dans une approche générale du gouvernement conservateur de l’époque qui cherche à réduire les dépenses publiques (“ The financial management initiative ”). Les réformes qui en découlent affectent autant les structures organisationnelles des armées que le personnel. On peut toutefois souligner quatre points importants :

— 1/ pour le MOD (Ministère de la Défense), on assiste au transfert d’une partie de son personnel en dehors de Londres. Il s’agit d’une volonté de déconcentrer les effectifs du ministère de la Défense afin de les rapprocher du lieu de mise en oeuvre des politiques1.

— 2/ pour ce qui relève de la restructuration interne du M.O.D., on assiste à la mise en place d’un service spécifique pour la politique du personnel (“ Service personnel policy ”) car avant “ le ministre de la Défense n’avait pas de service pour mesurer les dépenses et évaluer les politiques dans ce secteur, la coordination en matière de gestion du personnel des armées se limitait au traitement des salaires ”2. Il est intéressant de noter à ce propos que cette

innovation institutionnelle est déterminante pour comprendre le devenir de la professionnalisation des armées en Grande-Bretagne. En effet, les efforts des “ managérialisation ” des personnels militaires passeront par ce service. Tout se passe alors

1 Un des hauts fonctionnaire du M.O.D. voit dans cette réforme une volonté explicite de séparer le lieu de

fabrication des politiques militaires du lieu de leur mise en oeuvre, cf., entretien M.O.D./S.P.P.

comme si la deuxième séquence de la professionnalisation se caractérise par l’émergence d’une véritable politique de gestion des ressources humaines dans le domaine militaire.

— 3/ la réduction budgétaire se traduit aussi par un arrêt brutal du recrutement. Ce changement va avoir des effets néfastes dont on peut encore aujourd’hui mesurer la portée. En effet, il manque à la structure pyramidale et générationelle des armées une classe d’âge. Plus grave encore, il ressort de cette politique une représentation généralisée dans la société selon laquelle les armées ne recrutent plus. Ces effets pervers doivent encore, à l’heure actuelle, être combattus par un investissement financier important en matière de stratégie de communication sur les métiers des armes. Dans cette perspective, les économies budgétaires réalisées sur le court terme s’avèrent très coûteuses sur le moyen voire le long terme.

— 4/ enfin dernière orientation propre la réforme sur la séparation entre les services de Welfare et celui du logement avec la création d’une Defense housing executive. Ce changement est assez important dans la mesure ou dans les périodes précédentes, c’est-à-dire celle d’un service ou ses domaines de compétence étaient confondus, le budget du Welfare était écrasé par le budget du service logement. Dès lors, les aspects de la condition militaire relevant du crédit proprement Welfare sont mieux pourvus.

Au total, ces changements affectent considérablement les conceptions héritées de l’Armée professionnelle britannique. Comme dans d’autres secteurs de la société anglaise à cette époque là on assiste à une “ grande transformation ” tant le rapport de l’Armée à la société semble modifié. Pour certains experts des questions militaires, il s’agit d’un changement d’optique (changing expectations) assez radical1.En effet, les nouvelles

politiques se proposent de tenir le double choix de la rationalisation budgétaire (réduction des dépenses) et celui de la mise en oeuvre d’une condition militaire repensée. L’exemple le plus marquant est l’émergence de mesures favorisant la prise en compte en tant que telle de la famille et de la vie familiale des militaires. En effet, aujourd’hui pour les gestionnaires du personnel militaire la famille devient aussi importante que le soldat2. De façon, plus générale

les mutations de la politique de l’Armée se fondent sur une volonté d’optimiser l’efficacité de l’institution militaire au même titre que les autres organes de l’Etat. Il est alors intéressant de

1 Pour un haut fonctionnaire du M.O.D. : “ What was solid ground is now sand ”, cf. entretien M.O.D./S.P.P. 2 Depuis que des études ont montré que 60% des femmes de militaires exercent une profession, cette évaluation

est prise en compte dans les conditions de vie militaire a mettre en oeuvre pour garder les militaires dans les armées (“ The serviceman and his family are now seen as of equal importance ” alors qu’auparavant la famille était traitée comme des “ camp followers.. like dogs.. ”, cf., entretien M.O.D./S.P.P., direction du Personnel MOD

noter le glissement qui s’opère en matière de représentation de l’Armée qui n’est plus considérée comme une institution qui a le droit d’être différente mais plutôt comme une institution qui doit démontrer en quoi elle a besoin d’être différente1. Les étapes suivantes

comme le rapport Bett et la Strategic Defense Review ne font que confirmer cette tendance lourde de la transformation des politiques militaires en Grande-Bretagne.

2.1.2. Le “ mythe ” rattrapé par la réalité : les politiques militaires françaises au tournant des années 90.

Le cas des politiques militaires françaises diffère quelque peu de celle des britanniques. Les différentes loi de programmation des années quatre-vingt (le 4ème, 5ème et 6ème) manifestent la volonté de maintenir un effort budgétaire important notamment pour sauvegarder la politique nucléaire de la France. De plus, la grande alternance politique se traduit peut être paradoxalement par une forte continuité en matière de politiques militaires. Ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt-dix que la rationalisation de la politique budgétaire de l’Etat français affecte directement le secteur de la Défense2. On constate ainsi

qu’entre 1989 et 1992 la diminution progressive de l’effort de défense passe de 3,51% à 3,26% du PIB3. Cette dernière est renforcée par les changements globaux en matière de

politique de défense imputable à la fin de la guerre froide et à l’expérience de la crise du Golfe. Dans ce prolongement, la politique nucléaire française, mais surtout l’opérationnalité des armées en cas de conflit a besoin d’être repensée notamment en matière de protection maritime et aéroterrestre. La question de la mise en oeuvre d’une gestion favorisant l’interarmées, avec la création d’Etats-majors interarmées est avancée afin d’optimiser l’opérationnalité du commandement dans le cadre des nouvelles configurations d’interventions. De même, la réduction des effectifs des armées, et la diminution à dix mois du service national sont alors programmé. La mise en place par Jean-Pierre Chévenement, alors ministre de la Défense, du système “ Armées 2000 ” jette les bases de la transformation des politiques militaires en France en ouvrant la voie à la professionnalisation des armées. Bien entendu, il convient de préciser que la professionnalisation stricto sensu reste encore un

1 “ The Army lost the debate because its hierarchy said we have a right to be different. Now it must demonstrate a need to be different ”, cf., entretien M.O.D./S.P.P.

2 Pour les historiens : “ le 20 juin, le ministère de la Défense présente son plan de réorganisation des armées.

Baptisé “ Armées 2000 ”, il redessine l’organisation territoriale des forces armées, entreprend la réduction des effectifs par dissolution d’unités ou fermeture de bases ”, cf., Cl. Carlier, “ L’effort de Défense de la Vème République : la programmation militaire (1960-1993) ”, in A. Corvisier, Histoire militaire de la France, (op.- cit., p. 436).

sujet politiquement non légitime voire encore “ tabou ”1. Ainsi, le budget de la défense,

comme les trois précédents illustre les hésitations des élites gouvernantes face ou bouleversement en cours2. Pour ce qui relève de la politique d’armement, il s’agit d’un budget

de transition et d’ajustement aux nouvelles réalités géopolitiques. Toutefois, ce budget engage l’avenir à la prise en comptes des incidences du remodelage des forces sur les personnels. Dans cette perspective, la revalorisation de la condition militaire en est ralentie, encore que l’indemnité pour charges militaires augmente de 10% comme les deux années précédentes. Ainsi, dans un registre différent mais comme en Grande-Bretagne on assiste à un renforcement du phénomène d’interdépendance entre les politiques militaires imputable à la logique de rationalisation budgétaire de ce secteur de l’activité étatique. Par ailleurs, le processus de réduction des effectifs militaires semble s’engager sur une voie irréversible. La création d’un “ fond de restructuration ” répond au besoin de soutenir financièrement la conversion des activités et le reclassement des personnels civils et militaires3. Pour certaines

villes et régions comme la Picardie et l’Alsace, le coup est dur à supporter pour les élus locaux qui se mobilisent. Ainsi, une délégation aux restructurations est habilitée à étudier et mettre en oeuvre, avec les partenaires locaux et sociaux, l’ensemble des actions de reconversion propre à chaque site. Du côté de la gestion interne des effectifs militaires de l’Armée active ces réductions d’effectifs affectent aussi le nombre d’appelés du contingent. Cette situation pose de nouveaux problèmes de gestion du service national car on se trouve dans une situation excédentaire qui ne peut que s’aggraver dans la mesure où les tranches d’âges arrivant sur le marché du travail sont toujours importantes4. Cependant, le livre blanc

de 1993 qui constitue une réflexion profonde et consensuelle sur le devenir des politiques militaires n’envisage pas le passage à une armée professionnelle. La réaffirmation du principe de la mixité des armées est au centre de cette réflexion. On peut expliquer cela au regard de la configuration politique particulière de cette nouvelle période de cohabitation. En effet,

1 Un contrôleur général nous rappelle à propos de cette période que : “ la question de l’abandon de la conscription était encore tabou. Il n’y avait pas de débat sur cette question. Pourtant dans une institution comme le Contrôle général des armées certains pensaient que la professionnalisation des armées était inévitable ”, cf. entretien Contrôle général des armées.

2 D’après un spécialiste : “ son montant est de 195,3 milliards de francs soit une progression de 0,37% en francs

courants. Ce qui en réalité, signifie 3,26% du PIB contre 3,37 l’année précédente et confirme la tendance à un prélèvement moindre sur le revenu national qui était de 3,79% en 1987 ”, cf., A. Martel, “ Armée 2000, un système de transition”, in A. Corvisier, Histoire militaire de la France, (op.-cit., p. 601).

3 L’objectif affiché est de ramener entre autre l’Armée de Terre de 297 000 hommes à 225 000 en 1997, cf., ibid., p. 602.

4 Un haut fonctionnaire analyse la situation des années 90 comme : “ celle où deux conceptions du devenir des armées s’affrontent : le besoin de réduction des effectifs et ceux qui s’arqueboutent sur une position continuiste. Concrètement la réduction des effectifs entraîne un excédent de ressources avec la création d’un stock d’individus que l’on ne peut plus incorporer. Dans cette perspective, la réforme (passage à l’Armée professionnelle) se justifie d’un point de vue mathématique ”, cf., entretien Contrôle général des armées.

‘l’intérêt d’introduire un débat sur cette question à la vieille d’une élection présidentielle n’est peut être pas très opportun. De plus le chef de l’Etat peut en tant que chef des armées rappeler au gouvernement son attachement à la conscription républicaine. Enfin, l’Etat-major des armées est loin d’être converti à ce moment précis à la nécessité d’une tel changement1. Ces

précisions confirment les tendances lourdes mises en avant par le groupe d’étude du changement social Louis Dirn qui annonce à partir d’une analyse structurelle le “ triomphe du métier et l’obsolescence de la conscription ”2. La professionnalisation des militaires augmente

au fur et a mesure que l’utilité sociale et fonctionnelle de la conscription décroît. Toutefois, certaines logiques politiques propres à la France rendent difficile la mise sur agenda de ce type de changement d’optique dans la politique de l’Armée malgré interdépendance grandissante entre les politiques militaires.

2.2. La traduction des nouvelles orientations politiques sur le processus de