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4 – « Trahison et amputation 163 » : mémoire et communauté

Les membres du MSF après la fin de la guerre participent d’une tentative de redorer l’image de l’armée et de l’action française en Algérie. Mythifiant des relations paisibles et agréables entre les communautés, lesquelles ont été ‘arrachées’ à leurs terres, les femmes du MSF tentent à leur manière de faire revivre la mémoire de l’Algérie en organisant des réunions et des rassemblements. Elles ne trouvent pas de relai dans l’opinion publique, dont le traumatisme de la guerre aboutit à l’enfouissement temporaire de sa mémoire.

Antoine Prost argumente que la guerre d’indépendance algérienne n’a pas fait l’objet d’une mémoire collective à cause du manque, à la fin de la guerre, de mouvements œuvrant pour sa mémorialisation. C’est pourtant ce que font les derniers membres du Mouvement de solidarité féminine. Ces dernières n’ont cependant plus la structure de l’organisation derrière elle comme soutien, ni ses ressources. La perpétuation de cette mémoire devient une entreprise individuelle. Ainsi, comme l’affirme Prost, « ni les Pieds-noirs ni les ex-soldats n’ont trouvé de moyens de

162 Elle le restera, de manière surprenante, jusqu’en 1976, où, en déficit depuis plusieurs années, elle fait faillite. 163

Terme utilisé par Me Jacques Isorni, avocat et écrivain français d’extrème droite, partisan de l’Algérie française et principalement connu pour avoir défendu Philippe Pétain lors de son procès en 1945, dans un éditorial de Rivarol en 1988 en réaction à l’annonce de la mort du général Raoul Salan. Celui-ci s’exclame : « Dans le grand abandon qui pourrait aussi bien s’appeler trahison, baptisé décolonisation, le nom du général Salan restera comme le souvenir inoubliable de ce qui a été la résistance de la France à sa propre amputation par elle-même. » Archives Départementales de la Savoie, dossier de presse « guerre d’Algérie »

commémorer leurs expériences et leurs pertes de manière collective.164 » Alors que le conflit ne

fut pas considéré comme une guerre, les européens d’Algérie, les anciens combattants et les harkis furent déchus de leur capacité à se présenter comme victimes. Ils peinaient donc à se constituer en communautés de victimes, ce qui aurait pu permettre la commémorialisation du conflit. Perdants d’une guerre illégitime, l’armée, profondément divisée politiquement, a perdu tout son prestige dans la retraite d’Indochine en 1954 et dans les scandales liés à l’utilisation de la torture, révélés en 1957. La division entre les anciens combattants mise en évidence fut également une division entre les anciens combattants et les européens d’Algérie, plein de ressentiments. Les « pieds noirs », mentionne Prost, « formèrent des associations de rapatriés spécifiquement structurés pour exprimer des demandes de compensation de la part de l’État.165 »

Les femmes actives dans le M.S.F étant pour beaucoup profondément liées à l’armée, et, bien qu’elles aient travaillées en collaboration avec des femmes européennes d’Algérie, elles ont peiné à pénétrer les cercles pieds-noirs, dont la mémoire mythifiait les relations entre les différentes communautés – ou alors fait preuve de rancœur extrême – dû au caractère « traumatique » de celle-ci difficile. Affaiblis par une large dispersion sur le territoire français, les rapatriés d’Algérie ont d’abord cherché l’assimilation, dans un pays dans lequel ils n’avaient pour beaucoup d’entre eux jamais été, plutôt que de se focaliser sur la collectivisation d’une mémoire individuelle de la guerre d’indépendance algérienne. A cet effet, ils renforcèrent leur différence. Cette mémoire, si elle s’inspire grandement d’une version mythifiée de l’action sociale en Algérie et des œuvres bienfaisantes de la France aux colonies, est demeuré interne est restreinte à des groupes locaux, qui continent de perpétuer la mémoire de l’Algérie coloniale comme un paradis perdu à travers l’entretien de traditions. Cette mémoire, que les membres restants du M.S.F ont tenté de diriger vers la société française, est restée individuelle.

164 Antoine Prost, “The Algerian War in French Collective Memory,” in War and Remembrance in the Twentieth

Century, ed. Jay Winter and Emmanuel Sivan (Cambridge: Cambridge University Press, 1999), p166

Conclusion

Dans cet ultime chapitre, nous sommes sortis du cadre de l’Algérie coloniale en nous intéressant à la transposition d’un mouvement en métropole, à ses tentatives de mobilisation de l’opinion métropolitaine, et à son parcours chaotique post-indépendance. Nous avons retracé les dernières années du M.S.F, à travers, notamment, la section locale qui, fondée en métropole, a su amorcer ce tournant décolonial.

A l’indépendance de l’Algérie, donc, le Mouvement de solidarité féminine quitte le territoire. Le Front de Libération Nationale, qui prend le pouvoir, entame dans les années qui suivent une politique d’arabisation, de création d’une communauté arabo-musulmane qui défait progressivement le maillage du M.S.F. Il s’agit justement d’affirmer une identité musulmane qui n’est pas européenne, et le rejet du colonialisme amène le rejet de l’occidentalisation que les actions du M.S.F promouvaient. Malgré le rôle important joué par les femmes dans la révolution algérienne et dans l’insurrection – qu’elles aient directement combattu dans les rangs du FLN, pris le maquis, ou apporté leur soutien aux rebelles – ces dernières n’obtinrent pas l’égalité sociétale qu’elles espéraient obtenir avec la fin de l’oppression coloniale. L’autofiction de l’écrivaine Nora Hamdi, qui raconte l’histoire de sa propre mère engagée dans la lutte anticoloniale, est à ce titre particulièrement illustrative. Celle-ci s’exprime, avec amertume, des années après la fin de la guerre : « je me demande toujours ce qu’elles ont ressenti lorsque, après s’être battues au même titre que les hommes, à l’Indépendance leurs droits n’ont pas été les mêmes que les hommes, comme ils auraient dû l’être. Je me demande toujours pourquoi la position des femmes n’a pas changé. À part quelques figures connues d’Algériennes de milieux élevés et lettrés, ayant eu plus de libertés, les autres, les femmes du peuple, pour la plupart illettrées ou de milieu pauvre, en majorité à cette époque, rien n’a changé pour elles. La violence de voir leurs droits inchangés après l’Indépendance a dû être terrible. Retourner derrière les fourneaux, position qu’on avait choisie pour elles, devait être incompréhensible. C’était comme nier leurs combats, leurs engagements, leurs souffrances166. » Cet extrait met en perspective l’instrumentalisation des droits des femmes à l’œuvre dans la guerre d’indépendance algérienne,

et ouvre une réflexion intéressante sur les liens entre féminisme et colonialisme, dont nous espérons avoir tracé les contours tout au long de ce travail.