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Le Mouvement de Solidarité Féminine, créé dans la foulée de la crise du 13 mai 1958, s’était fixé comme objectif l’amitié entre les différentes communautés d’Algérie. Il s’agissait, je l’ai montré, de renforcer la souveraineté française – et l’emprise des européens d’Algérie – sur la colonie française en ciblant les femmes musulmanes, et en luttant pour leur émancipation vis-à- vis d’un patriarcat algérien diabolisé, incarnant la polygamie, le mariage forcé, la répudiation. Si les femmes qui se sont engagées dans le M.S.F ont en effet participé à lier des liens entre les communautés et one effectivement apporté une aide matérielle aux population locale, elles incarnaient les contradictions de la philanthropie coloniale des XIXème et XXème siècles. Si certaines étaient engagées dans l’amélioration de la condition des femmes musulmanes par conviction féministe, cette dernière s’articulait avec des stéréotypes raciaux très prégnants167.

Ce « féminisme » pro-colonial que j’ai mis en évidence passe par des mobilisations d’ordre politique, mais aussi, de manière plus conséquente, par le contact et l’action locale : hygiène, tricot, couture, cuisine ; il s’agit de rapprocher les femmes musulmanes des femmes européennes et de leur mode de vie. Il ne s’agit néanmoins pas de nier la « place » supposée des femmes dans l’ordre social et de combattre le patriarcat. L’évolution des femmes, vers une figure dite « moderne », envisage des rôles de genre traditionnels de mère, de fille, et d’épouse – et non en tant qu’individus. Il s’agit d’intégrer les femmes musulmanes, jugées archaïques et ignorantes, au monde capitaliste. De sœurs, à mères, les membres du Mouvement de Solidarité Féminine participent également à l’encadrement de la jeunesse, construite comme délinquante et se pose comme objectif de former une nouvelle génération à l’appréciation de l’action de la France en Algérie. Cette œuvre d’intégration, transposée en métropole de manière sporadique à Bordeaux puis à Paris, se réoriente à la fin de la guerre vers l’aide aux rapatriés et immigrants algériens en métropole, entretenant la mémoire idéalisée d’une Algérie paisible, à laquelle des communautés vivant en harmonie ont été arrachées. Après la guerre d’indépendance algérienne, le nouvel État algérien n’a pas tenu ses promesses en matière de droits des femmes. Si les femmes algériennes

ont gagné contre le système colonial français, la lutte pour la reconnaissance de leurs droits n’a pas été gagnée avec l’indépendance.

En plus la spécificité coloniale du mouvement, le M.S.F s’inscrit dans un moment charnière pour les luttes féministes, entre l’acquisition du droit de vote à la fin de la Seconde Guerre mondiale et le Mouvement de Libération des Femmes des années 1960. Les mouvements féministes sont revenus sur le devant de la scène dans les années soixante et soixante-dix à la lumière d’une période de changement social intense, et notamment après 1968. Ces tendances sont restées prégnantes, dans un effort collectif pour atteindre l’égalité homme-femme – il s’agit par exemple des campagnes de parité sur les listes électorales ou dans les bureaux, contre la violence, ou pour la libération sexuelle. Cependant, comme le note Laure Bereni, « c’est seulement dans la dernière décennie que les mouvements de femmes et le féminisme sont devenus entièrement intégrés dans l’agenda des sciences sociales en France168 ». Ils restent peu étudiés. Pourrait-on voir dans le Mouvement de solidarité féminine un précurseur des mouvements féministes de la fin des années 1960 ? Le MLF, lui aussi non-mixte, remet à l’inverse en cause la société patriarcale : l’oppression touche les femmes blanches, métropolitaines – et la question de l’oppression subie par les populations racisées, et notamment immigrée, est alors invisibilisée.

Si l’islam lui-même ne semble pas ici être objet de controverse – les références religieuses étant évitées dans les documents officiels, au profit d’un vocabulaire plus inclusif faisant référence aux droits humains – la lutte contre celui-ci se manifeste à travers le voile, point d’orgue de la campagne d’émancipation féminine lancée à la fin de la guerre d’Algérie. Comme le rappelais Franz Fanon dans l’An V de la Révolution Algérienne, le colonisateur souhaite « dévoiler l’Algérie » et, par extension, ses femmes.

La permanence de ce discours dans l’imaginaire contemporain est frappante. Le féminisme proc-colonial du MSF apparaît avec vigueur comme une exemplification d’un féminisme blanc, occidental, socialement situé. Le voile islamique, et plus généralement le supposé traitement des femmes par la religion musulmane devient un point d’achoppement des discours féministes

168 Laure Bereni, « Women’s Movements and Feminism : french political sociology meets a comparative

feminist approach », in the Oxford Handbook of French Politics, ed. Robert Elgie, Emiliano Grossman, et Amy G. Mazur, Nov 2016, p2

d’aujourd’hui : parfois antithéisme entre voile et féminisme, parfois synonyme de choix personnel et de respect identitaire, il divise. Pour ses détracteurs, le port du voile représente l’assujettissement de la femme musulmane, dont la figure est construite comme soumise à l’autorité de son mari ou de ses frères, ignorante ou sans libre arbitre : il s’agit alors de la libérer, de la faire « évoluer ». En 2016, le premier ministre français Manuel Valls s’exclame dans une tribune sur le Huffington Post qu’ « en France, les femmes sont libres 169». Il continue, justifiant son combat contre le burkini, maillot de bain couvrant permettant aux femmes de se voiler à la plage : « le premier principe, c’est l’égalité entre les femmes et les hommes. […] C’est précisément pour la liberté que nous nous battons. Celle des femmes, qui ne doivent pas vivre sous le joug d’un ordre machiste. Le corps des femmes n’est ni pur ni impur. Il est le corps des femmes. Il n’a pas à être caché pour protéger de je ne sais quelle tentation. Car voici l’incroyable retournement : dans les témoignages cités [dans un article du New York Times], le burkini est présenté comme un instrument de libération de la femme ! Une lectrice écrit ainsi : […] porter le voile signifie ‘la réappropriation du corps et de [sa] féminité…’ C’est une domination masculine qui est ainsi complètement intégrée ! ». Ce type de discours, présent aussi bien à gauche qu’à droite de l’échiquier politique, illustre une volonté française présentant voile et émancipation féminine comme contraires, mais exemplifie aussi la proactivité de l’action française pour qui il est nécessaire d’agir pour les femmes musulmanes. Ce discours est très similaire à celui répandu au début des années 1960 en Algérie, et en semble tout droit hérité. Ces réflexions font également écho aux appels de féministes islamiques à « décoloniser le féminisme », en opposition à un féminisme blanc, occidentalo-centré, qui ne reconnaît comme féministe que la transposition de valeurs occidentales. Loin d’en avoir été l’objectif, mon travail de recherche apporte un éclairage sur ces problématiques contemporaines et participe à l’historicisation de ce débat, en rappelant la prégnance de l’héritage colonial dans l’imaginaire politique et social français.

Ce mémoire est également une contribution au champ croisant l’histoire du genre et les études coloniales. A la différence des ouvrages de Neil Macmaster et de Diane Sambron, précédemment référencés, je me suis éloignée de l’histoire militaire pour une histoire plus sociale, à différentes échelles – en me focalisant sur des femmes européennes souvent dans l’ombre de l’histoire de leur mari. Plutôt que de me fonder sur les archives militaires de la

169

Manuel Valls, « En France, les femmes sont libres », The Huffington Post, https://www.huffingtonpost.fr/manuel-valls/manuel-valls-interdiction-burkini-islam-laicite_b_11865808.html

défense, j’ai choisi de retracer la trajectoire et les interactions de ces femmes, l’histoire d’une organisation, loin de la dichotomie manichéenne qui les considère soit comme collaboratrice, soit comme victime du système colonial. J’espère avoir ajouté un niveau de complexité au rôle des femmes européennes dans la décolonisation : l’articulation entre humanitarisme, politiques sociales, féminisme et lutte procoloniale est en effet ambiguë et délicate ; et si ce travail lance une réflexion, il n’a aucunement l’ambition de résoudre ces problématiques.

Les sources utilisées dans ce travail se doivent d’être interrogées : elles présentent une vision unilatérale du mouvement, ayant été produites par et pour lui. La question de la matérialité de l’archive, de sa conservation, et de son inclusion dans les fonds du ministère aux affaires sociales après la guerre est particulièrement pertinente. Sa présence et sa conservation font mémoire : les archives conservées portent en elles un discours ventant les bienfaits du paternalisme colonial et glorifient l’action sociale française, qui a bénéficié à des populations qui ont pourtant, dans l’imaginaire, « trahi » la France. Il est en effet surprenant de retrouver une telle abondance de documents, archives internes d’une association officiellement sans lien officiel avec le gouvernement, au sein des archives du secrétariat d’État, aux côtés d’archives politiques, comme si ces actions avaient été soutenues et motivées par ce dernier – ce qui bien évidemment le cas. Cela pourrait être interprété comme une mise en avant, à posteriori, des actions positives entreprises par les autorités coloniales – une vitrine archivistique. D’abord tenues par Lucienne Salan, les archives du mouvement ont été organisées par Suzanne Gilles qui, ayant un bureau à la Délégation générale, a divisé les archives liées aux ‘affaires sociales’ et les ‘archives du mouvement’.

Cet obstacle épistémologique a été partiellement surmonté par le croisement de ces archives entre-elles, ainsi qu’avec un fonds d’archives privées qui m’a permis d’appréhender plus que le simple discours d’une organisation sur elle-même ; ainsi que par la consultation d’archives extérieures – notamment des bulletins de liaisons – et de sources secondaires sur l’action sociale et les politiques féminines aux colonies. La consultation de sources originales à la fois publiques et privées, issues directement du mouvement et de ses membres les plus influentes, nous permet d’accéder autant à des pratiques historiques qu’à des représentations170. La voix et l’expérience

170

Pascale Barthélémy, Luc Capdevila et Michelle Zancarini-Fournel, « Femmes, genre et colonisations », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 33 | 2011, page 12, http://clio.revues.org/9994

des femmes algériennes elles-mêmes est cependant difficilement accessible par ces archives, ces dernières étant précisément en voie d’alphabétisation.

De nombreuses questions n’ont pas été élucidées à travers ma recherche, et celle-ci en a fait émerger une quantité importante : vis-à-vis des résultats et effets du mouvement, des pratiques, et de l’expérience de ses membres tout comme celle des femmes musulmanes qui ont participées aux cercles. Ce mémoire ayant ambition à être retravaillé, développé et complété à l’avenir, le panorama du mouvement qu’il présente apporte des pistes de recherches futures riches et stimulantes. Il s’agira par exemple de porter plus d’attention aux productions culturelles du Mouvement de Solidarité Féminine, et notamment aux émissions de radio et magazines féminins, ces publications étant particulièrement riches à la fois du point de vue d’une histoire du féminisme que d’une histoire de la presse. Il pourrait également être intéressant de poursuivre cette étude en mettant l’accent sur le niveau individuel, en effectuant une recherche plus portée sur la prosopographie – pour appréhender les expériences, ressentis et engagements des femmes qui ont fait partie de ce mouvement.