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Nous l’avons mentionné, le M.S.F est un mouvement non-mixte, dirigé par des femmes et à destination des femmes. Mais toutes les femmes ne sont pas égales, et il ne s’agit pas seulement d’un recrutement genré. L’étude des responsables du mouvement met en évidence la très grande marginalité des femmes musulmanes aux postes d’encadrement du M.S.F. De fait, ces dernières sont invisibilisées – en tant que participantes – du mouvement et de son organisation régulière. Si le mouvement était présenté comme favorisant l’amitié entre les femmes de différentes communautés, il s’agissait principalement d’une association composée de femmes européennes, entre 40 et 60 ans, qui constituaient la grande majorité des membres, dont l’action s’appliquait sur des femmes musulmanes, beaucoup plus jeunes. S’il est intéressant de noter que le mouvement s’adresse aux femmes de toutes confessions et de « toutes traditions92 », c’est la communauté musulmane qui est explicitement ciblée. Notons que certains cercles sont à majorité composés de femmes juives, notamment dans le Mzab (au Sahara), où les populations juives n’avaient pas bénéficié du décret Crémieux de 1970 accordant aux juifs d’Algérie la nationalité française, bien avant les musulmans. Les populations de ce territoire isolé du désert saharien, conquis tardivement, sont donc restées plus isolées de l’administration française et l’action sociale féminine entreprise dans cette région à partir de 1958, laquelle s’attacha donc également à ‘émanciper’ les femmes locales. Néanmoins, cette communauté n’était pas jugée hostile à la France et il n’y avait pas ici d’enjeux directement liés à la contre-insurrection, tels que l’affaiblissement des bases de soutien civiles du FLN. Les populations juives étaient traditionnellement, malgré le fort antisémitisme des « pieds-noirs », considérées comme plus favorables à la souveraineté française car plus intégrées et furent l’objet de processus de racialisation les assimilant progressivement aux Français d’Algérie93. Si l’attrait du recrutement de femmes musulmanes est lié à un imaginaire selon lequel elles seraient plus à même de comprendre les problèmes auxquelles elles font face ; elles sont automatiquement considérées comme non-qualifiées et incapables de technicité.

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Discours de Suzanne Massu, octobre 1958, AN 19830229/7

93 A ce titre, les bandes dessinées du héros algérien ‘Cagayous’ illustrent parfaitement l’antisémitisme et le

racisme ordinaire des ‘pieds-noirs’. Siblot Paul. « Cagayous antijuif ». Un discours colonial en proie à la racisation. In: Mots, n°15, octobre 1987. Comment nommer? Barbares - Berbères. Islam. Arbre de la liberté. Economia. Les juifs de Cagayous. Sig(is)mund. pp. 59-75.

L’organisation du mouvement repose sur une dichotomie stricte entre adhérentes et non- adhérentes. Les participantes au mouvement ne sont pas toutes traitées de manière égale : les seules à bénéficier d’un statut de membre reconnu et à posséder une carte de membre sont, souvent, d’origine européenne. La prévention de l’accès des femmes musulmanes aux positions à responsabilités, jugées sensibles – au regard de l’action psychologique et de la contre-insurrection – est assurée par un mécanisme d’adhésion normé, technique et couteux. Il existait plusieurs rangs auxquels pouvait prétendre une femme désirant s’engager dans le M.S.F : les membres adhérents de sexe féminin, les membres actifs, les membres sympathisants, et les membres bienfaiteurs94.

Les femmes européennes des classes sociales les plus basses sont ainsi à leur tour évincées du mouvement, qui recrute surtout dans les franges les plus bourgeoises de la féminité blanche.

Les femmes pauvres sont en effet exclues de tout rôle dans le mouvement lui-même, étant au contraire une population-cible de l’action sociale. Ce souci est justifié dans les discours par la nécessité de trouver des femmes qualifiées. Si les cercles féminins sont pensés comme étant les moyens les plus efficaces de parvenir aux objectifs sociaux fixés par Lucienne Salan, ils « doivent se multiplier partout où se trouvent des femmes bénévoles qualifiées pour les animer95 ». Cette notion de qualification est arbitraire et n’est pas liée à des diplômes ou des compétences, mais à un savoir-être et à la performativité d’une féminité occidentale « bourgeoise ». Car, comme l’indique un document de propagande pour le référendum de 1958 :

« ce qui peut séparer les êtres, ce n'est ni la race, ni la couleur de la peau, ni la religion. C'est la différence d'instruction qui fait que l'on ne sait pas parler des mêmes choses ; c'est la méconnaissance des usages de la vie moderne, la façon de recevoir, de se tenir à table, de s'habiller, c'est en un mot la différence de style de vie.96 »

Les rapports moraux des sections locales, envoyés au comité central tous les six mois et présentant un bilan de l’activité des cercles, indiquent une réelle inquiétude quant au manque de qualification des bénévoles, et surtout des monitrices – pour beaucoup musulmanes – comme

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Statuts du M.S.F, op. cit.

95 Mouvement de solidarité féminine, réuni en Assemblée Générale, le 9 février 1959 à Alger, AN 19830229/6

F60 BIS 6122

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« Le Oui au référendum est une étape de l’émancipation de la femme musulmane », op. cit., sous-titre XVI, Le vote de la femme musulmane la place à égalité avec la française de la métropole

« étant insuffisamment qualifiées pour maintenir l’esprit et orienter le Mouvement97 ». En été, de par l’absence des femmes d’officiers et de fonctionnaires venant de métropole, véritables piliers des cercles, notamment urbains, l’activité de ces derniers ralentit fortement. Ainsi, le M.S.F fait parfois appel à des étudiantes métropolitaines issues de ‘bonnes familles’.

Certaines militantes à l’échelon départemental cherchent à mettre en place des quotas de femmes de chaque communauté, notamment pour garantir l’équilibre en dirigeantes issues des communautés musulmanes et européennes, pensant qu’un tel équilibre pourrait améliorer les relations entre les communautés et attirer davantage de femmes musulmanes. La responsable de la section locale de Philippeville, dans l’Est Algérien, par exemple, demande au mouvement que les responsabilités soient réparties, à tous les échelons, « pour 50% entre femmes nées en Algérie et entre femmes de hauts fonctionnaires appelées à suivre leurs maris dans d’autres postes, ceci afin d’assurer la continuité de l’action98 ». Malgré l’assurance de la responsable régionale de la nomination de femmes musulmanes à des postes d’encadrement, un nombre infime d’entre-elles occupe une position officielle dans le mouvement, qui reste géré par des femmes européennes à destination des populations féminines locales. Quelques conflits émergent : dans le Sahara, par exemple, le départ de la dirigeante de la section locale et son remplacement par son adjointe, une femme musulmane formée au cercle, provoquèrent la colère de ses membres, qui demandèrent l’intervention du comité central99, refusant d’être dirigés par une « musulmane ». Si cette dernière obtint gain de cause, cet incident est emblématique des dynamiques internes au mouvement et de la fragilité de l’égalité prônée par son bureau, qui peine à exercer le moindre contrôle sur les activités des cercles locaux, qui sont alors fortement dépendantes de la personnalité de leur directrice.

97 Mme Germaine, Conseil d’Administration du 24 octobre 1959 98

Réunion du Comité de l’Est Algérien, 13 février 1959, p5, AN 19830229/6 F60 bis 6122