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B/ Traductions de la biopolitique laotienne sur le système de soins

 L’architecture sanitaire publique, un outil du contrôle

socio-territorial

La biopolitique s’exprime dans tous les champs de la santé publique, mais notre intérêt se porte ici spécifiquement sur ses traductions dans le domaine de l’offre de soins. Quels types de soins, de thérapeutes et de structures sanitaires le régime révolutionnaire, en tant que pouvoir et instance suprême de légitimation des soignants, établit-il pour atteindre ses propres objectifs ?

Lorsque les communistes arrivent au pouvoir, il n’existe pas à proprement parler de dispositif de soins, seules de rares et modestes structures témoignent de l’ancienne division politique nationale. Face à l’insuffisance du système de soins, le gouvernement donne la priorité au développement d’un réseau d’établissements sanitaires.

A cet effet, le gouvernement laotien, en vertu de la conférence d’Alma Ata organisée par l’OMS, signe en 1978 la Déclaration des soins de santé primaires dont les principes reposent sur une politique sanitaire volontariste. L’objectif est d’atteindre la « santé pour tous » grâce au développement d’un réseau de soins de base, dans les domaines curatifs et préventifs.

Cependant, cette politique de santé, bien qu’elle se réfère officiellement aux principes de l’aide internationale, est en réalité directement inspirée du modèle de santé soviétique et donc cohérente avec l’idéologie communiste. En effet, les principes de soins de santé primaires appliqués dès la fin des années 1960 par l’OMS et l’ancien régime, reposent à l’origine sur le modèle établi dès 1920 par N. A. Siemaszko23, commissaire du peuple à la Santé en URSS [Strigler, 2005,121-122 ; Pottier, 2004, 11 ; Durand, 2004, 87]. Le nouveau réseau de soins public fut d’autant plus simple à élaborer que le Pathet Lao avait déjà initié le développement d’un système semblable dans la partie du pays qu’il contrôlait avant 1975 [Pottier, 2004, 437].

D’autre part, Pottier [1983] montre qu’en matière de santé publique, les gouvernements des PED disposent, malgré leur adhésion aux principes d’Alma Ata, d’une importante autonomie. Il explique notamment que le principe fondamental de participation des populations aux politiques de soins de santé primaires, parce qu’il nécessite le plus souvent une refonte profonde du système politico-économique des sociétés, est presque systématiquement écarté des réalisations nationales sans que cela ne remette en cause le soutien financier de l’OMS aux pays signataires. Ce fait nous informe plus généralement sur la marge de liberté dont profitent les PED et, parmi eux, le Laos, dans le développement de leur propre politique de santé.

En conséquence, le gouvernement laotien est libre d’appliquer une politique de soins adaptée à ses objectifs en dépit des obligations auxquelles il s’est soumis. Celle-ci se montre particulièrement attachée à la maîtrise des territoires et des populations.

Il entreprend le développement d’un réseau de soins primaires gratuit et ouvert à toutes les ethnies sur l’ensemble de l’espace national. Sa gestion, à l’image de la planification socio-économique, est centralisée. Le dispositif doit permettre de rassembler, sous l’autorité des instances politiques centrales – lesquelles accordent peu d’autonomie aux communautés locales –, l’ensemble des régions dans un processus d’intégration nationale. L’Etat devient l’ultime garant de la santé, pour tous et partout.

Concrètement, l’organisation du système de soins public est pyramidale et se calque sur les différentes divisions politico-administratives du maillage territorial de la RDP Lao. Il existe quatre niveaux administratifs : le village, le district, la province et l’échelle nationale.

Figure 1- Echelles administratives et pyramide sanitaire au Laos en 2007

Source : V. Mobillion

Comme dans les autres secteurs de la gouvernance (éducation, urbanisme, etc.), chaque niveau est placé sous la tutelle du niveau supérieur : les hôpitaux de district sont soumis aux directives de santé provinciales, qui elles-mêmes proviennent du niveau central, autrement dit du Parti. La pyramide sanitaire s’organise de la manière suivante :

 A la base de la pyramide sanitaire, à l’échelle du village : les volontaires de santé et les assistantes sages-femmes traditionnelles. Ils reçoivent une brève formation à l’hôpital de district pour répondre aux besoins de santé primaires des villageois. L’extension de ce réseau médico-sanitaire était théoriquement déjà réalisée avant 1975 dans la zone contrôlée par le Pathet Lao. La multiplication d’agents de santé villageois constituait également l’un des projets de l’OMS afin de contrer, dans les zones de santé, le marché du médicament [Pottier, 2004].

 A l’échelle du sous-district (agglomération d’une dizaine de villages) : le dispensaire. C’est la structure de soins élémentaire. Les agents de santé qui y sont rattachés assurent des soins primaires ambulatoires, le suivi des grossesses et participent, sous la direction des autorités du district, aux activités de prévention sanitaire.

Associés au programme d’économie planifiée mis en place au début du régime, les dispensaires accompagnaient systématiquement le développement des coopératives

agricoles24 réunissant de dix à quinze villages [Noël, 1999, 10]. Ces structures de soins devaient servir les objectifs d’intégration nationale et avaient « vocation à être fréquentée par tous les villageois, quels que soient leur âge, leur sexe, leur origine ethnique ou leur religion. Elle est à ce titre le symbole même de la politique sociale de l’Etat-nation en zone rurale » [Mignot, 2003, 340].

 A l’échelle du district : l’hôpital de district forme le premier niveau du système de référence et dispose d’un organe administratif de coordination. Il a la responsabilité sanitaire des habitants du district et offre en principe un service complet de soins et d’hospitalisation primaires. Il mène des activités de prévention dans les villages au moyen d’équipes mobiles (santé maternelle et infantile, vaccination, hygiène du milieu, lutte antipaludéenne etc.).

Photographie 2 – Panneau invitant la population à participer aux campagnes de vaccination (nord du Laos)

Traduction de l’intitulé du panneau : « Merci aux parents de faire vacciner leurs enfants ». Les soignants (à droite) sont équipés d’un sac réfrigéré pour transporter les vaccins. Les mères et leurs enfants, venus nombreux, patientent avant que n’arrive leur tour. Les différentes coiffures et tenues des femmes montrent que la campagne de vaccination est destinée à l’ensemble de la population quelle que soit l’ethnie d’appartenance. Source : J. Crégut, 2005

 A l’échelle de la province : l’hôpital provincial propose en plus d’un service de soins de base et de spécialités (urgence, chirurgie, maternité, radiologie, laboratoire), une

24 Période de centralisation et d’économie planifiée de 1975 à 1982 [Jica, 2000, 13-1]. Les employés des dispensaires étaient alors rémunérés par la coopérative. Ils recevaient environ 20 kilogrammes de riz par mois et une indemnité symbolique.

assistance technique aux établissements de santé qui sont sous sa responsabilité. Il correspond dans la pyramide sanitaire au second niveau du système de référence.  A l’échelle nationale, les hôpitaux centraux se répartissent en deux catégories selon

le type de soins offerts : soins de médecine générale ou soins de spécialité. Leurs services sont en théorie destinés à l’ensemble de la population.

En somme, les établissements sanitaires publics, organisés à toutes les échelles de l’administration territoriale, se répartissent sur l’ensemble du pays et participent ainsi à la structuration du territoire laotien.

Mais si la présence de l’Etat s’impose par la visibilité des établissements de soins, elle pénètre également les esprits grâce aux messages de propagande véhiculés par les agents de santé, qui, comme les autres fonctionnaires, sont contraints d’assister aux séminaires politiques et de répercuter l’idéologie auprès de leurs administrés. Le concept d’ « appareil idéologique d’Etat » qu’Althusser associe à l’école, l’armée, l’université ou les institutions académiques semble aussi bien convenir aux structures de soins laotiennes, celles-ci étant un outil de cohésion et l’édification sociale diffusant l’idéologie pour justifier l’ordre établi.

Alors que l’objectif déclaré du régime révolutionnaire est d’atteindre une couverture sanitaire complète, répondant en cela aux attentes de la population et de la communauté internationale, il en est un autre, plus implicite, qui consiste en un contrôle socio-territorial étroit.

Sur le terrain, le réseau de soins s’est constitué à partir des services de santé établis par les anciennes autorités du gouvernement royal et du Pathet Lao. En 1976, parmi ces structures laissées dans un état rudimentaire, voire désaffectées, on comptabilisait 4 hôpitaux centraux, 12 hôpitaux provinciaux, 96 hôpitaux de district et 294 dispensaires (tableau 1). A partir de cette base, le dispositif de soins s’est considérablement développé sous le régime de la RDP Lao.

On dénombre désormais huit hôpitaux centraux ; une augmentation due notamment au développement d’hôpitaux spécialisés (dermatologie, ophtalmologie, etc.). Quant aux hôpitaux provinciaux, ils offrent aujourd’hui leurs services dans chacune des 18 provinces. Les hôpitaux de district ont également connu une évolution graduelle depuis 1976 : ils desservent désormais 127 des 133 districts totaux. Mais c’est surtout la croissance du nombre de dispensaires qui est la plus spectaculaire : lors de la première décennie du régime, entre 1976 et 1985, l’effectif passe de 294 à 994. En raison de la fin du système des coopératives agricoles, les années suivantes sont toutefois marquées par la disparition des dispensaires qui y étaient intégrés. L’effectif total n’atteint plus que 521 en 1995 néanmoins une nouvelle hausse en 2005 (750 dispensaires) est à imputer à l’aide internationale.

Tableau 1- Evolution des structures de soins publiques 1976-2005 1976 1980 1985 1990 1995 2000 2005 Hôpitaux centraux 4 4 4 8 8 8 8 Hôpitaux provinciaux 12 13 18 17 18 17 18 Hôpitaux de district 96 102 107 115 122 127 127 Dispensaires 294 610 994 937 521 596 750

Source : Jica, 2002 ; Ministère de la Santé, 2007.

Si ces chiffres témoignent d’un important développement du dispositif depuis 1975, ils ne renseignent ni sur la qualité des soins dispensés ni sur l’opérationnalité des structures. L’étude de l’aire d’attraction des structures de soins poursuivit dans la seconde partie permettra de juger la qualité de ces infrastructures pour la période actuelle.

 Le recadrage des médecines traditionnelles

Après la révolution, la politique officielle du gouvernement fut d’intégrer la médecine traditionnelle aux stratégies de santé publique. Cette prise de position fut maintes fois réitérée : en 1986 lors du IVe Congrès du Parti, Kaysone invite à « combiner étroitement la médecine moderne avec la médecine traditionnelle » [Mignot, 2003, 95] et en 2000, le gouvernement prévoit de « promouvoir et de renforcer l’usage de la médecine traditionnelle et de l’intégrer au système de soins moderne » [Jica, 2002, 9-1]. Enfin, la nouvelle loi relative aux soins, établie en 2005, affirme officiellement ces annonces antérieures.

Toutefois, les responsables de la santé publique ne retiennent qu’une définition restrictive de la médecine traditionnelle. Ils font référence aux seules pratiques thérapeutiques empiriques et écartent expressément tout élément magico-religieux. Un tel choix renvoie aux différents enjeux sociopolitiques auxquels est confrontée la RDP Lao.

Le soutien qu’apporte le gouvernement à la médecine traditionnelle empirique permet à la fois d’être en accord avec les principes de l’OMS25, d’offrir des alternatives en cas de défaillance du système de soins moderne, mais également de renforcer à plusieurs égards le contrôle social. En prônant l’intégration des connaissances thérapeutiques des différentes ethnies, l’Etat veut ainsi faire de la diversité culturelle, qui, habituellement, est un élément de division, un héritage culturel commun et donc un symbole de l’unité nationale [Sydara, 2005]. Il souhaite faire des différences locales une richesse partagée pouvant cristalliser autour d’elle un sentiment nationaliste. En outre, les communistes voient dans la considération qu’ils accordent aux herboristes une façon pacifique de pénétrer les villages excentrés à la fois physiquement et culturellement. Par là, ils désirent notamment augmenter leur pouvoir d’encadrement afin de prévenir toute

25 L’OMS soutient dès le milieu des années 1970 la revalorisation et l’intégration de la médecine traditionnelle fondée sur les plantes médicinales dans les politiques de soins de santé primaires.

éventuelle perte d’influence vu le respect voué aux guérisseurs, souvent perçus comme d’importants contributeurs de la santé du village. Comme le souligne Pottier,

« les guérisseurs sont rarement eux-mêmes des notables […] mais ils n’en exercent pas moins

une influence idéologique considérable et c’est une telle influence idéologique que le gouvernement se serait donné les moyens de contrôler et de réorienter à son profit en officialisant d’une certaine manière leur fonction » [1983, 112].

Quant aux thérapeutes magico-religieux, leur exercice est combattu. Cette conduite est courante dans de nombreux PED, mais, au Laos, elle fut appliquée dès l’instauration de la RDP [Pottier, 1983]. Cette politique cherchait à restreindre les marges de liberté de ces pratiques médicales parallèles, ressenties comme concurrentes de l’idéologie totalitaire. La nature politique du régime ne pouvait souffrir une autre autorité lui faisant front. En ce sens, le gouvernement tenta, dans un premier temps, d’écarter les « superstitions » de la médecine traditionnelle bouddhique, et, plus généralement, de la religion elle-même ; le bouddhisme, épuré, pouvait d’autant mieux répondre aux attentes du Parti. En ce qui concerne les autres types de guérisseurs, ils étaient généralement moqués des autorités au point de ne pouvoir exercer sur la place publique ; la population était ainsi dissuadée d’y recourir.

L’une des traductions concrètes de la politique appliquée en matière de médecine traditionnelle est l’établissement à Vientiane de l’Institut de Recherche sur les Plantes Médicinales (IRPM) en 1976. L’activité du centre est tournée vers la collecte et l’identification des plantes, la réalisation et l’enrichissement permanent d’un jardin botanique dans son enceinte, l’étude des remèdes utilisés par les moines bouddhistes et la production de médicaments traditionnels en collaboration avec certaines usines pharmaceutiques laotiennes [Libman, 2006]. Dans le pays, il existe 12 centres de médecine traditionnelle, toutes censées relayer les connaissances thérapeutiques locales à l’IRPM. Ils doivent notamment travailler en collaboration avec l’administration sanitaire des hôpitaux de district, ces derniers étant responsables du recensement des thérapeutes présents dans leur bassin de recrutement. Une des fonctions des sous-sections de l’IRPM consiste également à accueillir la population désirant acheter sur place des remèdes ou recevoir un avis sur le traitement d’une maladie.

Lorsqu’en 2005 nous avons visité à Vientiane l’un de ces centres de médecine traditionnelle, les responsables nous ont expliqué que la structure avait une très faible activité. D’une part, ils ne disposent pas d’un budget suffisant pour remplir leurs fonctions et d’autre part, la population vient rarement y acheter des plantes médicinales compte tenu du développement des pharmacies privées.

III. A partir de 1980 : nouvelles légitimités politiques et

développement des soins privés