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A/ Du socialisme totalitaire au « capitalisme autoritaire »

L’expérience collectiviste s’avéra rapidement un échec économique. Les niveaux de production étaient au plus bas et causaient d’importantes pénuries. L’exode qui dès les premiers mois du régime était principalement de nature politique devint à la fin des années 1970 économique. Les paysans et les commerçants étaient ruinés ; le revenu annuel per capita atteignait seulement 90 dollars au cours de cette période [Southeast Asia Chronicle, 1980]. Comme l’exprime le premier ministre en 1986,

« le commerce n’arrive pas à assumer son rôle de maillon principal, le volume de

marchandises passant par les réseaux étatiques et collectifs ne répond pas encore aux besoins de la population, notamment dans les régions montagneuses et reculées […]. Dans le commerce, les restrictions imposées à la circulation des marchandises dans maintes régions ont affecté la production et la vie du peuple » [cité par Mignot, 2003, 96].

On attribue l’échec du programme socialiste à la fois à l’incompétence générale des membres encadrants et dirigeants et à la faiblesse du soutien de la population, rapidement manifeste. Le quotidien des paysans était bouleversé ; les pratiques de la collectivisation étaient trop éloignées de leurs modes de vie pré-révolutionnaires, organisés essentiellement autour de la famille.

Les difficultés quotidiennes endurées par les villageois dirigèrent leurs opinions vers l’opposition. Leurs profonds ressentiments les menèrent à une résistance le plus souvent passive qui s’exprima par une faible productivité agricole, une nonchalance à l’ouvrage ou une migration vers les centres urbains ou l’étranger [Stuart-Fox, 1986a, 39]. Au-delà des considérations proprement économiques, le danger prit une forme politique, certains opposants remportant l’adhésion des paysans gagnés par l’amertume. Le comité central s’inquiétait vivement de la situation et déclara des ennemis du régime qu’ils avaient

« […] infiltré les coopératives, de manière à créer la confusion au sein du peuple, saboter la

ligne du Parti et du gouvernement, et ainsi perturber la situation de paix qui régnait dans le pays. A cause d’eux, le peuple, y compris les paysans, s’est senti découragé, malheureux, ce qui a affecté et retardé la production. Certains ont abandonné leur ferme pour se tourner vers d’autres occupations, ils ont vendu voire secrètement abattu leurs bêtes ou ont fui vers d’autres pays. Il s’agit désormais d’un problème urgent qui créera un danger immédiat et à long terme s’il n’est pas résolu rapidement, de manière efficace et intelligente. Le risque est non seulement économique, car il affectera la production et les conditions de vie du peuple, mais également politique », [cité dans Evans, 2002, 94].

Face à cette situation, les dirigeants adoptent une attitude pragmatique et s’orientent dès la fin des années 1970 vers une redéfinition de la politique économique. Ce choix s’impose à eux pour apaiser les tensions sociales [Banque Asiatique de Développement, 2000, 7]. L’objectif fondamental n’est pas d’élever les standards de vie à un niveau décent mais de donner à nouveau une légitimé au pouvoir en place. Comme l’explique Stuart-Fox : « Les décisions sont souvent prises en tenant compte avant tout de l’intérêt du Parti

et de ses membres plutôt que celui de la nation, de la société ou de l’économie ; en d’autres termes, elles sont conçues pour maintenir le réseau d’influences des leaders du Parti et le pouvoir politique persuasif du Parti lui-même. » [Stuart-Fox, 2004, 8].

Dès 1979, le comité central, en appliquant la réforme dite de la 7ième résolution, infléchit la politique économique socialiste et réintroduit partiellement le capitalisme. Elle établit notamment la « suspension immédiate et absolue » du programme de collectivisation. Dès lors, la réorientation idéologique est effective et, compte tenu de l’amélioration manifeste des indicateurs économiques – dès le début des années 1980, les marchés sont à nouveau alimentés –, elle est accentuée rapidement quelques années plus tard. En 1986, lors du IVe Congrès du Parti, le gouvernement vote la politique structurelle du « new economic mechanism» (nouveau mécanisme économique), le NEM. Ce nouveau programme œuvre à la libéralisation économique complète et confirme le passage d’une économie planifiée à une économie de marché. Développé sur des modèles économiques chinois et vietnamiens, il vient minorer les conséquences de l’abaissement de l’aide soviétique et protéger le Laos des éventuelles répercussions politiques de la chute de l’URSS [Stuart-Fox, 1997, 169].

Le NEM stipule la réhabilitation des mécanismes de marché, la privatisation de certaines entreprises d’Etat, le développement du secteur privé domestique et l’encouragement aux investissements directs étrangers.

Toutefois, en dépit de la nouvelle réalité économique et de la dynamique d’ouverture engagée envers les pays frontaliers26 et industrialisés, le gouvernement n’a cessé, jusqu’à ce jour, de déclarer son attachement à l’idéologie marxiste-léniniste. Si les autorités entretiennent une telle confusion en vue de rallier à elles la population réfractaire au capitalisme, les modifications apportées sur le sceau national attestent pourtant du renversement idéologique (document 2). Lors de la promulgation de la constitution de la RDP Lao en 1991, le terme « socialisme », qui jusqu’ici avait toujours été inscrit sur le slogan bordant le sceau national, fut remplacé par « prospérité », et la faucille, le marteau et l’étoile communiste, représentés sur l’ancienne composition, furent remplacés par le That Luang. Emblème bouddhiste de référence, cette stupa fut édifiée à Vientiane au XVIème siècle pour signifier l’avènement de la capitale du royaume bouddhiste.

26 En 1994, inauguration du Pont de l’Amitié qui relie Vientiane à la ville thaïlandaise Nongkhaî. En 1997, adhésion du Laos à l’ASEAN en qualité de membre permanent.

Document 2 – Sceau national laotien avant et après la libéralisation économique de 1986

Source : Timbres-poste laotiens

Sur la représentation du sceau national de 1984 ( à gauche) figure l’étoile communiste, la faucille et le marteau. Sur celle de 2005, donc après la libéralisation économique, ces emblèmes ont disparu et ont été remplacés par le stupa du That Luang.

L’intégration du symbole bouddhique parmi les armes nationales illustre le pragmatisme de l’Etat qui sait user, et pas uniquement dans le domaine de l’économie, de renversements stratégiques lorsque la situation le nécessite. Les révolutionnaires laotiens exercent au début du régime de sévères répressions à l’encontre de la communauté bouddhique puis, effrayés par la méfiance croissante qu’elles provoquent au sein de la population, réduisent leurs restrictions jusqu’à reconnaître, au début des années 1990, le bouddhisme comme l’élément central de la culture laotienne [Stuart-Fox, 2001, 41] ; aujourd’hui, les membres du bureau politique se plaisent à s’afficher publiquement lors d’importantes cérémonies bouddhiques.

L’Etat alla même jusqu’à se réapproprier l’un des symboles de la monarchie, le régime historiquement combattu. En effet, en 2003, le Parti inaugure à Vientiane la statue du roi Fa Ngum, fondateur du royaume du Lane Xang. Cette opération est censée contrer la popularité grandissante du roi thaïlandais au Laos, rallier les Laotiens soutenant le dernier prince lao Phetsarath Ratanavongsa [Lintner, 2000, 13], et, gagner la confiance des exilés pour encourager leur retour [Thayer, 2003, 125].

Etant donné la suspension du programme socialiste, la « re-traditionalisation » au travers des symboles bouddhiste et monarchique est à appréhender comme un nouvel outil de la légitimité politique [Chachavalpongpun, 2003 ; Evans, 2002, 203].

En somme, les dirigeants adoptent, au besoin, une attitude pragmatique, quitte à provoquer d’importantes inconstances politiques et incohérences idéologiques dont témoigne la ligne économique introduite par le NEM. Occupé principalement à maintenir la sécurité politique, l’Etat totalitaire ne conserve, défait de sa doctrine communiste, que son autoritarisme.

Cet autoritarisme s’exprime principalement par un fort immobilisme politique. Bien que le gouvernement concède davantage de libertés individuelles27, le Parti maintient

27 Il s’agit de la liberté de circulation, la tolérance envers les prostituées, les homosexuels et les Laotiens qui fréquentent des étrangers [Stuart-Fox, 2004, 22]. Les camps de rééducation sont fermés

« fermement le pouvoir » [Forbes, 2006, 175] et n’accorde, malgré la libéralisation économique, aucune place à la contestation. Le président de la RDP Lao a déclaré en 1995 :

« Le Parti est le seul Parti dans lequel le peuple a confiance. Toutes les tentatives pour saper

l’hégémonie du Parti sont considérées comme contraires à la réalité historique et à l’intérêt national », [cité dans Evans, 2002, 201].

Chacune des tentatives d’opposition politique fut sévèrement réprimée : en 1991 arrestation et condamnation à quatorze années d’emprisonnement de trois cadres du Parti ayant réclamé l’introduction du multipartisme ; en 1996, exclusion du comité central en 1996 de communistes jugés trop « modernisateurs » ; en 1999, répression en 1999 de la première manifestation civile anti-gouvernementale et condamnation de certains de ses participants à vingt années de prison.

Lors du dernier congrès du Parti en 2006, les nominations au sein du comité central présagent d’une parfaite stabilité politique puisque la nouvelle garde associe l’ancienne génération des révolutionnaires et les enfants de Kaysone Phomvihane, fondateur de la RDP Lao et de Khamtai Siphandone, le président sortant.

Pays autoritaire à parti unique présidant une économie de marché, le Laos relève selon, la formule que Reich dédie à la Chine [2008, 29], du « capitalisme autoritaire » : un système économique libéralisé sans signe de transition démocratique.

Photographie 3 – Panneau édifié en 2004 rendant hommage à l’armée populaire laotienne : « 55 ans d’établissement et de victoire de l’armée populaire laotienne »

Source : J. Crégut, Savannakhet (Sud du Laos), 2005

Cinquante cinq ans après la création de l’armée du Pathet Lao et près de vingt ans après l’ouverture du pays à l’économie de marché, des panneaux implantés dans les différentes provinces du Laos consacrent le mouvement politique révolutionnaire. Ni la faucille ni d’autres symboles communistes ne figurent sur cette représentation.

et environ 50 000 Laotiens exilés rentrent au pays [Banque Asiatique de Développement, 2000, II, 5]. En parallèle, le gouvernement cherche à appliquer une politique de contrôle politique, morale et culturelle de la population [Evrard, Pholsena, 2005, 31] afin de minimiser les effets que l’ouverture économique fait craindre (dilution des valeurs traditionnelles et du sentiment d’union nationale).