PARTIE III : TRADUIRE TRISTAN ET ISOLDE : OBSERVATIONS, ANALYSE ET POINTS
2) La traduction de Victor Wilder
La traduction de Wilder est plus courte que le texte allemand : on passe de quarante-‐neuf vers à trente vers, ce qui constitue une différence fondamentale. Wilder a fusionné certains vers brefs pour en faire des vers plus longs. La brièveté des vers allemands est une particularité du poème de Wagner, qui est nécessaire au travail sur la langue et qui confère au texte une densité mêlée de solennité qui se prête parfaitement à l’importance du moment. Wilder n’a pas choisi de la restituer : la longueur de ses vers et la grandiloquence de son style font de sa traduction, dans l’ensemble, un texte stylistiquement éloigné de celui de Wagner. Comme exemple de cette emphase (qui va, hélas, souvent de pair avec une altération du sens), on retiendra : ein siecher Mann (vers 12) traduit par « Pâle et blême comme un fantôme » (vers 9) ; wohl könnt’ ich erwidern (vers 7) par « Je vais te répondre en te contant… un conte ! -‐ » (vers 6). En réalité, le traducteur a conçu un texte ressemblant à de la poésie française classique. On constate une certaine recherche au niveau de la langue mais cette recherche dénote le recours régulier à la stylistique de la poésie française : elle se concentre sur la beauté de la langue, sur l’acquisition d’une certaine fluidité, et se caractérise en particulier par la volonté manifeste de faire figurer de manière systématique des rimes à chaque fin de vers, ce qui constitue une règle prosodique typique de la poésie française classique. Or, Wagner a privilégié les rimes intérieures formées par les allitérations et les assonances, qui constituent un des éléments stylistiques prépondérants des livrets du compositeur. Si Wilder a placé des rimes à la fin de chaque vers, il ne semble pas en revanche avoir travaillé outre mesure les rimes intérieures. La traduction est, paradoxalement, à la fois banale et très personnelle, dans le sens où Wilder a pris certaines libertés par rapport au texte et au sens des vers, tout en gommant les aspérités propres à la poésie wagnérienne. Wilder a en effet carrément modifié le sens de certains vers, souvent au profit d’un élan poétique parfois fort malvenu : Den hab ich wohl vernommen (vers 1) devient
« Oui, sous son insolence, j’ai vu rougir ton front » (vers 2) ; Mit dem hellen Schwert (vers 34) donne en français « Levant la forte et lourde lame » (vers 22) ; der klein und arm n’est pas traduit ; on trouve dans le texte français, au vers 27, « à travers ses larmes », qui constitue bel et bien un ajout. Die Morold schlug, die Wunde, sie heilt’ ich, dass er gesunde und heim nach Hause kehre, -‐ mit dem Bick mich nicht mehr beschwere (vers 46 à 48) subit également de nombreuses transformations : on est en droit de se demander comment Wilder en est arrivé à « Tristan guérit bien vite. Troublée et le cœur anxieux, J’eus hâte, alors, de protéger sa fuite, Pour me soustraire au charme de ses yeux » (vers 30 à 33). Il est certain que « troublée et le cœur anxieux » n’a pas d’équivalent, de près ou de loin, avec l’allemand, et « le charme de ses yeux » constitue une amplification que ne légitime pourtant pas le vers allemand. Enfin, les vers 38 à 45 du texte allemand, qui constituent le point d’orgue et la clé nécessaire à la compréhension du passage, ont subi d’importantes transformations au niveau de la structure, dont la simplicité et le parallélisme sont le fruit d’une volonté stylistique délibérée de Wagner. Dans l’ensemble, la
traduction de Wilder est écrite dans un style particulièrement ampoulé, peu respectueux du style du poème de Wagner, concis et fortement marqué par les effets de sonorité à l’intérieur du vers. Alors que le compositeur allemand s’est concentré sur la création d’un univers sonore propre à la langue, Wilder a transposé la métrique particulière des vers wagnériens dans celle de la poésie française. Ces deux types de prosodie, très différents, ne permettent pas de produire des vers similaires dans leur structure.
Dans Tristan et Isolde, Wagner respecte encore la correspondance entre temps fort de la musique et accentuation des mots (une règle qu’il abandonnera progressivement par la suite, surtout dans la Tétralogie) : par exemple, au vers 3, la syllabe accentuée de erfuhrest, qui est – fuh-‐, tombe sur le premier temps de la mesure, qui est un temps fort ; aux vers 8 et 9, Kahn, klein et arm, mots accentués, sont également chantés sur les temps forts de la musique, etc. Il serait inutile de passer en revue tous les vers de l’extrait car le schéma de construction est presque toujours le même. Globalement, les racines des mots correspondent aux syllabes accentuées et Wagner les a presque toujours fait correspondre aux temps musicaux forts. En français, la restitution de cette régularité du phrasé poétique en accord avec le phrasé musical ne pose pas trop de problème, puisque le français se caractérise par sa relative « mobilité accentuelle », flexibilité que n’a pas l’allemand. Le respect de la métrique n’est pas le principal problème en l’occurrence.
Nous avons en effet relevé d’autres éléments dans la traduction de Wilder qui méritent davantage d’être mentionnés. Par exemple, le nombre de syllabes des vers de Wilder ne correspond parfois pas au nombre de syllabes des vers de Wagner : « Mais tu ressentiras mieux l’offense, Quand tu sauras qui me vaut cet affront ! -‐ » (vers 3-‐4, vingt syllabes) est autrement plus long que Erfuhrest du meine Schmach, nun höre was sie mir schuf (vers 3-‐4, quatorze syllabes), sans parler de la modification du sens introduite par le français de Wilder : l’allemand dit que, maintenant que Brangaine connaît la honte d’Isolde, Isolde va lui en apprendre la cause.
Wilder traduit cette phrase de manière bien trop emphatique tout en introduisant un rapport de cause à effet qui n’existe pas en allemand. Le même problème de syllabes se manifeste pour
« Tantris – c’était le nom que prenait le parjure, -‐ Tantris cachait Tristan, il n’eût pu le nier » (vers 15-‐16, vingt-‐quatre syllabes), par rapport à Der Tantris mit sorgender List sich nannte, als Tristan Isold’ ihn bald erkannte (vers 20 à 23, vingt-‐et-‐une syllabes). Signalons au passage que mit sorgender List ne se retrouve pas vraiment en français… à moins que Wilder n’ait voulu rendre ce vers par « c’était le nom du parjure », et que « il n’eût pu le nier » est tout bonnement une interprétation de Isold’ ihn bald erkannte. Ces deux exemples ne sont pas les seuls : presque tous les vers de Wilder présentent un nombre de syllabes plus important que ceux de Wagner et en trahissent malheureusement plus ou moins le sens.
De plus, il arrive que, lors de la traduction, la structure des vers apparaisse remaniée : il se peut qu’un vers français soit constitué de bribes de plusieurs vers allemands. Par exemple, l’ordre des vers allemands 8 à 13 n’est pas du tout le même que celui des vers français 7 à 10. Ce nouveau découpage influe sur la façon dont l’interaction phrasé musical-‐phrasé poétique a été conçue : effectivement, Wagner a écrit ses vers et sa musique simultanément et a conféré à leur association un certain équilibre. Logiquement, la fin d’un vers allemand correspond à la fin d’une phrase musicale. Les modifications de l’ordre des groupes de mots pas Wilder a pour conséquence que ses vers, à moins que la musique ne soit réécrite, ne « tiennent » pas dans la phrase musicale écrite par Wagner.
En conséquence, si le nombre de syllabes n’est pas le même dans les deux langues, une modification de la ligne mélodique sera nécessaire : il conviendra d’ajouter des notes et de modifier le rythme. Selon nous, la correspondance entre phrasé musical et phrasé poétique sera difficilement restituable, dans le cas d’une mise en musique de la traduction de Wilder, sans modification d’une partie de la musique, donc du phrasé.
Va également dans ce sens la position de certains termes clés dans le texte français : nous voulons parler de Schmach et de höre, par exemple, qui sont situés à des emplacements particuliers dans les vers de Wagner. Schmach se trouve en fin de vers et mis en valeur musicalement. La modification du nombre de syllabes du vers où il se trouve et le fait qu’il ait été traduit par « offense », mot de trois syllabes, va anéantir l’effet voulu par Wagner, c’est-‐à-‐dire la mise en valeur de la honte d’Isolde par un mot bref et incisif tel que Schmach. Le phrasé en est quelque peu altéré. Höre, quant à lui, n’est même pas restitué en français : cette injonction, chantée sur une note élevée à valeur longue, est primordiale car elle attire l’attention de l’auditeur et le prépare au récit qui va suivre. Si l’on se fie à la traduction de Wilder, la syllabe qui devrait être placée à la place de höre serait le « tu » de « quand tu sauras qui me vaut cet affront », donc par un terme dont l’importance est moindre, ce qui influerait de manière tout à fait déplorable sur le sens particulier que Wagner voulait donner au passage. Wilder n’a absolument pas cherché à remplacer höre par un terme appartenant au même genre grammatical, étant conjugué au même mode et suscitant donc le même effet. Le vers devient banal et bancal.
Les faiblesses les plus évidentes concernent la traduction des vers 38 à 45 de l’allemand qui constituent pourtant, nous le rappelons, le moment clé de cet extrait. La structure de ce passage est le reflet d’une certaine volonté de Wagner : la répétition de Nicht auf… permet au terme le plus important des vers 40 et 41 de se trouver placé à la fin, donc d’être mis en valeur et de légitimer la place de Augen à la fin du vers suivant. Il y a une gradation dans l’évocation des objets ou parties du corps mentionnés, elle est d’autant plus perceptible que les termes qui en font l’objet sont tous placés en fin de vers. Il nous semble important de conserver cet ordre
précis, non seulement pour préserver l’effet de style mais également pour ne pas porter atteinte au phrasé mélodique, conçu dans le but de mettre en valeur la structure de la langue, particulièrement en ce qui concerne Augen. En effet, le point culminant de la phrase mélodique et du vers 42 (er sah mir in die Augen) se situe au moment où Isolde chante Augen : Augen symbolise la naissance de l’amour entre les deux amants légendaires par le biais du regard. La place du mot correspond aussi à l’introduction d’une modulation qui confère à la musique un caractère extrêmement doux et expressif, et à celle du motif du désir, confirmation musicale de la passion qui est en train de naître. Selon nous, le respect de cette subtile construction est primordial si l’on veut préserver l’effet voulu par Wagner.
Or, Wilder a modifié la place des différents groupes de mots qui constituent le vers, de telle sorte que le mot qui devrait se trouver à la place de Augen dans la traduction, et avoir donc le même degré d’importance, voire en constituer l’équivalent (yeux), est « larmes ». Certes, il y a un rapport entre les yeux et les larmes, qu’ils sécrètent, mais le lien est trop ténu pour pouvoir être retenu. Nous n’avons même pas les moyens de savoir exactement si le choix de Wilder est intentionnel ou fortuit. Toute la symbolique véhiculée par Augen disparaît dans la traduction de Wilder, en même temps que toute la beauté de l’alchimie formée par la musique et les mots. De plus, le parallélisme a disparu en français : Von seinem Lager blick er her, nicht auf das Schwert, nicht auf die Hand, er sah mir in die Augen est devenu « Alors -‐ sans crainte… sans alarmes… Il fixa dans mes yeux son œil mourant Et sourit à travers ses larmes ». On retrouve les yeux mais à une place qui ne leur confère aucun statut particulier : ils passent totalement inaperçus. D’autre part, où sont passées les allusions au glaive et à la main, d’où viennent « son œil mourant », le supposé sourire de Tristan, les craintes et les alarmes ? La traduction semble loin d’être fidèle, autant à l’esprit qu’au sens et au phrasé.
Nous attirons enfin l’attention sur les vers 44 et 45 Seines Elendes jammerte mich ; Das Schwert – ich liess es fallen, traduits en français par « Je ne pus soutenir ce regard surhumain Et le fer glissa de ma main » (vers 28-‐29). Outre le fait que Wilder a rendu Seines Elendes jammerte mich par
« Je ne pus soutenir ce regard surhumain », qui constitue une transformation qu’aucun élément de la poésie de Wagner ne permet à nos yeux de justifier, il convient également d’évoquer la traduction « Et le fer glissa de ma main ». Si, à la rigueur, l’introduction d’une syllabe supplémentaire avec « Et le fer » (par rapport aux deux syllabes de das Schwert) est tolérable, même si, toutefois, une légère modification du rythme musical (deux doubles croches à la place d’une croche, par exemple) est nécessaire, on peut critiquer le fait que Wilder ait normalisé la syntaxe en en supprimant l’effet d’entrecoupement, auquel le tiret contribue beaucoup. Cette altération n’a toutefois pas d’effet sur le phrasé. Wilder a réussi à éviter la destruction du phrasé initial : il en aurait été autrement s’il avait choisi de traduire das Schwert – ich liess es fallen par
« et je laissai tomber le fer ». Un tel choix aurait totalement annulé l’effet de mise en valeur de Schwert, qui est, selon nous, le mot le plus important du vers, en le reléguant à la fin.
Nous pouvons dire de la traduction de Victor Wilder qu’elle se démarque tant par le style que par la structure des vers wagnériens. En outre, les différences sont telles qu’elles mettent en péril le fragile équilibre entre le phrasé musical et le phrasé mélodique. La juxtaposition de certains mots avec certaines notes, qui constitue un des éléments primordiaux du phrasé, est loin d’être toujours respectée par Wilder. Ces choix ont malheureusement pour conséquence que certains mots ou groupes de mots dans la traduction perdent grandement de leur importance par rapport à l’original. Dans l’ensemble, Wilder semble s’être attaché à restituer le sens des vers plutôt qu’à créer une symbiose texte/musique proche de l’original. D’un autre côté, sa traduction est parfois très éloignée stylistiquement et même sémantiquement des vers wagnériens : Wilder a-‐t-‐il réellement cherché à retranscrire le sens ou s’est-‐il laissé emporter par son enthousiasme au point de mettre en péril la beauté et l’unité des vers de Wagner ? N’oublions pas que Victor Wilder, en plus d’être traducteur, était poète, et son sens du lyrisme a manifestement souvent pris le pas, dans ce passage, sur la notion de fidélité au texte.
L’analyse de la « chantabilité » du point de vue physiologique nous semble très difficile, voire impossible à réaliser pour le texte de Wilder : en effet, cette analyse ne peut se faire que par rapport aux points de repère fixes que doivent normalement constituer le phrasé, donc la place de certains accents en particulier, à la fois dans le texte source et dans le texte cible, par rapport à la musique. Le phrasé du texte de Wilder étant foncièrement différent de celui du poème de Wagner, dans le sens où la place des accents et le nombre de syllabes ont grandement varié, nous n’avons pas le moyen de comparer les deux et de déterminer si, par rapport au livret wagnérien, la traduction de Wilder est chantable. Nous laissons donc de côté la question de la
« chantabilité » des traductions de Wilder.
Il nous semble possible que la stratégie de Wilder soit avant tout fondée sur la volonté de restituer une certaine atmosphère (ou du moins la manière dont il la concevait et la ressentait, ce qui prouve une fois encore que les choix en matière de traduction sont affaire de subjectivité), qu’il voulait sans doute fidèle à celle du livret de Wagner, et d’en rendre (ou d’en accentuer) le lyrisme en ayant recours à un type de poésie qu’il devait juger adéquat, même si à nos yeux, ce choix met à mal à la fois le sens et le phrasé. Parallèlement, en produisant un texte dont la prosodie est en tout point celle d’un poème français, il se peut aussi que Wilder ait cherché à élaborer un texte plus conforme aux attentes et au goût du public francophone en matière d’opéra que les vers si profondément germaniques de Richard Wagner.
3) La traduction d’Alfred Ernst