Master
Reference
Traduire l'opéra : mission impossible ? Etude de traductions du livret de Tristan et Isolde de Richard Wagner
HIRSCH, Julia
Abstract
Ce mémoire traite des difficultés que présente la traduction des livrets, et en particulier celle du livret de Tristan et Isolde de Richard Wagner. La première partie du travail présente Richard Wagner, son oeuvre et la genèse et le statut de Tristan et Isolde dans l'oeuvre du compositeur. La réflexion théorique de la deuxième partie se fonde sur l'exposition des différents critères de l'opéra en général et la manière dont ces critères influent sur le processus de traduction. La troisième partie est l'examen de différentes traductions de Tristan et Isolde selon les critères de l'opéra et la théorie de la traduction des livrets. Cette analyse doit permettre de répondre aux questions suivantes : l'opéra est-il traduisible? Si oui, dans quelle mesure? Quels sont les éléments que le traducteur se devrait théoriquement de prendre en compte en priorité?
HIRSCH, Julia. Traduire l'opéra : mission impossible ? Etude de traductions du livret de Tristan et Isolde de Richard Wagner. Master : Univ. Genève, 2011
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:17129
Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.
JULIA HIRSCH
TRADUIRE L’OPÉRA : MISSION IMPOSSIBLE ?
Étude de traductions du livret de Tristan et Isolde de Richard Wagner
Mémoire présenté à l’École de traduction et d’interprétation pour l’obtention du Master en traduction, mention traduction spécialisée
Directeur de mémoire : Prof. Lance Hewson
Jurée :
Mathilde Fontanet
Université de Genève
Septembre 2011
REMERCIEMENTS
J’adresse mes plus sincères remerciements à Monsieur Lance Hewson, qui a accepté de se porter directeur du présent mémoire, et à ma jurée, Madame Mathilde Fontanet, sans la patience, les conseils et la disponibilité desquels ce travail n’aurait pu aboutir.
Un grand merci aux assistants et aux anciens étudiants qui ont su répondre à mes questions et m’orienter dans mon travail.
Enfin, merci aux professeurs de l’École de Traduction et d’Interprétation pour leurs enseignements, dont j’ai retiré un immense bénéfice professionnel et personnel et qui m’ont permis de mener à bien le présent mémoire.
Wagner must be compared to librettists such as Metastasio or Hofmannsthal, as creators of a self-‐defined libretistic world.
Patrick John Smith
Pour qu’un texte soit transposé de manière adéquate dans une autre langue, il ne lui suffit plus d’être intelligible. Il lui faut trouver dans la nouvelle langue de secrètes correspondances poétiques et musicales allant bien au-‐delà du simple domaine de la signification des mots.
Anne-‐Marie Gouiffès
SOMMAIRE
Introduction
Partie I : Le Maestro et son œuvre
1. Richard Wagner
2.
Tristan et Isolde3. Le wagnérisme
Partie II : Traduire l’opéra : une tâche complexe
1. Les caractéristiques de l’œuvre opératique
2. De la difficulté de traduire le livret
3. Marge de manœuvre du traducteur et politiques en matière de traduction
Partie III : Traduire Tristan et Isolde : observations, analyse et points de vue
1. Le contenu de l’œuvre
2. Les principaux traducteurs de Tristan et Isolde et leurs stratégies traductives
3. Alfred Ernst et Victor Wilder dans la pratique : analyse d’extraits des traductions
de Tristan et Isolde
Conclusion
Annexes
Bibliographie
INTRODUCTION
Don Giovanni, La Traviata, Orphée et Eurydice, Carmen… Autant d’opéras dont le sujet, emprunté directement à des mythes séculaires ou à des ouvrages ayant fait date dans l’histoire de la littérature, éveillera chez le novice en matière d’art lyrique un tant soit peu cultivé le sentiment de se retrouver en terrain connu. Il n’est pas certain, en revanche, que Boris Godounov, Les Deux Veuves, Wozzeck ou Der Freischütz suscitent la même étincelle de reconnaissance, en tout cas dans l’esprit d’un auditeur de culture francophone. Le dénominateur commun à tous ces opéras ? Ils sont le reflet de cultures relativement éloignées de celle de l’auditeur en question, sont écrits dans des langues, le russe, le tchèque ou l’allemand, dont il est probable (en tout cas pour les deux premières) qu’il n’en ait que de faibles notions, et renvoient à un imaginaire dont il n’est pas familier. Lorsque se produit la rencontre entre un de ces opéras et cet auditeur potentiel survient chez ce dernier le besoin de satisfaire sa curiosité intellectuelle et la nécessité de comprendre pour savourer pleinement. C’est dans cette nécessité que réside la raison d’être de la traduction des livrets.
Ce type de traduction est relativement peu abordé dans les travaux de traductologie. La raison en est qu’il fait intervenir dans le processus de multiples paramètres ne relevant pas uniquement des domaines linguistique et culturel. Plus d'un traducteur hésite à s'attaquer à ce type de travail, sachant que le nombre et la nature des facteurs en jeu compliquent encore davantage le processus déjà complexe de la traduction et compromettent sérieusement les chances de produire un texte qui satisfait pleinement à tous les paramètres présents dans l'œuvre originale. En effet, dans un opéra s’entrecroisent la langue, la musique et le théâtre.
Chacun de ces éléments constitutifs trouve son expression dans un processus d’interaction sans lequel l’opéra ne peut prendre forme. La traduction des livrets ne peut donc logiquement s’effectuer abstraction faite du facteur musical et du facteur théâtral, ce qui implique pour le traducteur, en plus de ses compétences de linguiste, des connaissances dans ces deux domaines dont il ne dispose pas toujours. La traduction des livrets est un domaine très spécifique et exigeant qui suscite malheureusement un intérêt trop limité.
La traduction d’un livret est une entreprise dont la difficulté dépend en particulier du degré d’interaction entre le texte et la musique. Cette symbiose atteint des sommets chez certains
compositeurs. C’est certainement chez Richard Wagner qu’elle est le plus manifeste. Le nom du grand compositeur allemand est associé à celui d’opéras qui ont fait date dans l’histoire de l’art lyrique (Le Vaisseau Fantôme, Parsifal, Tristan et Isolde et le cycle de l’Anneau des Nibelungen entre autres). Le style musical et poétique très particulier de Wagner et les thèmes qu’il met en musique dans ses œuvres font de lui un artiste à part dans le monde de l’opéra. La traduction des livrets de Wagner fait reculer bien des traducteurs parce que chacun de ses opéras forme une structure extrêmement complexe, aux intrications multiples, offrant un degré d’harmonie entre le texte et la musique rarement atteint (avant et après) dans une œuvre de ce type, et que toute tentative de transformation du texte via la traduction est souvent perçue comme une menace pour l’équilibre de cette structure.
Toutefois, faut-‐il considérer la traduction des livrets, et de surcroît celle de Wagner, comme une entreprise vouée dès le départ à l’échec ? Le passage d’une langue à l’autre constitue-‐t-‐il réellement un obstacle insurmontable à la restitution des différents codes sémiotiques de l’opéra tels qu’ils se présentent dans l’œuvre originale ? La traduction de l’opéra, la traduction de Wagner, sont-‐elles aussi redoutables qu’il y paraît ?
Dans le présent travail, nous nous proposons de répondre à ces diverses questions en prenant pour support d’analyse Wagner et un de ces opéras emblématiques, Tristan et Isolde. Dans un premier temps, dans le souci de fournir un cadre concret à notre analyse, nous nous pencherons sur la personnalité et la vie de Richard Wagner, sur la conception de Tristan et Isolde, et sur les raisons qui ont poussé les universitaires, les musicologues et les biographes à accorder à Wagner une telle importance dans l’histoire de l’opéra. Nous évoquerons ensuite en détail les éléments constitutifs de l’opéra, la manière dont ils interagissent les uns avec les autres et influent sur le processus de traduction. Nous donnerons également un aperçu de l’influence des contraintes matérielles sur la traduction et exposerons les opinions des praticiens concernant la traduction des livrets. Enfin, en troisième et dernière partie, nous nous livrerons à l’examen approfondi de traductions de Tristan et Isolde selon les paramètres exposés en deuxième partie de ce travail.
Avant de procéder à l’exposé qui va suivre, nous précisons que toutes les citations apparaissant en français et entre guillemets sont à l’origine, pour un certain nombre d’entre elles, extraites d’ouvrages en langues allemande ou anglaise. Il s’agit donc de traductions.
PARTIE I : LE MAESTRO ET SON OEUVRE
1. Richard Wagner
Richard Wagner naît le 22 mai 1813 à Leipzig, en Allemagne. Son père, Carl-‐Friedrich-‐Wilhelm Wagner, « greffier de police, de petite souche bourgeoise (...), point dénué de culture » (George, 1929 : 5) meurt quelques mois seulement après sa naissance. Sa mère, Johanna-‐Rosina, se remarie l’année suivante avec un ami intime de son défunt mari, Ludwig Geier, qui « tenait au théâtre des rôles de caractère, peignait agréablement et savait à l’occasion trousser une comédie en vers » (Dumesnil, 1929 : 8). « Ce premier exemple de l’union des arts que rencontra l’enfant » (George, 1929 : 5) contribue à façonner l’esprit
artistique du jeune Wagner.
En 1814, la famille part s’installer à Dresde. Elle y restera établie jusqu’en 1827. Ludwig Geier meurt en 1821.
À Dresde, Richard Wagner fréquente la Kreuzschule. Il se prend de passion pour les tragiques grecs, comme Sophocle, et pour Shakespeare. Sous l’impulsion de ces grands poètes, il s’essaye lui-‐même à la tragédie, compose « un grand drame, forgé d’éléments empruntés à Hamlet, à Macbeth, à Richard III et à Goetz de Berlichingen » (Dumesnil, 1929 : 9).
C’est donc à la poésie et au théâtre que s’intéresse d’abord le futur grand compositeur, et non à la musique, qui ne suscitera sa curiosité qu’après son retour à Leipzig. En effet, il n’entre véritablement en contact avec
l’univers musical que lorsqu’une de ses sœurs, Clara, commence une carrière de chanteuse au théâtre italien de Dresde. Wagner aura l’occasion de rencontrer le compositeur Carl-‐Maria von Weber et le ténor Sassaroli, « dont la stature de géant, qui contraste avec la voix quasi féminine, épouvante le jeune Richard » (Dumesnil, 1929 : 9). Ces deux rencontres ont sans doute leur importance dans la formation de la sensibilité et des goûts musicaux de Wagner : en effet, dans ses mémoires, Wagner avoue « son aversion pour l’art italien, personnifié par Sassaroli, et son
Fig. 1 : Richard Wagner en 1865 Source : Richard Wagners photographische
Bildnisse. Munich : Bruckmann, 1908
engouement, son adoration presque religieuse pour le Freischütz et son auteur [Weber] » (Dumesnil, 1929 : 10).
Wagner s’initie également à Mozart (le Requiem et le deuxième final de Don Giovanni l’impressionnent tout particulièrement). Mais la découverte musicale la plus importante, celle qui aura une influence capitale sur l’œuvre et la pensée de Wagner, est celle des symphonies de Beethoven, en particulier la Neuvième symphonie.
Inspiré par ces grands compositeurs, il s’essaye à l’écriture de la musique mais il ignore malheureusement la méthode de la composition. Il comble quelque peu ses lacunes durant l’été 1829 avec l’aide de l’organiste Gottlieb Müller, qui lui enseigne les bases de l’harmonie. En 1831, il se met à travailler plus sérieusement la musique sous la direction de Theodor Weinling, cantor à l’église Saint-‐Thomas, qui lui inculque la théorie qui lui faisait défaut jusqu’à présent, notamment la technique de la fugue et du contrepoint.
Wagner sent désormais que la musique est sa véritable vocation. Son esprit bouillonnant et sa sensibilité exacerbée le poussent d’emblée vers l’opéra. Rappelons que, avant de s’intéresser à la musique, le jeune Richard était fou de théâtre et de poésie. Quoi de plus naturel que de se tourner vers une forme d’art qui concilie les trois ?
Lors d’un séjour à Prague, Wagner commence à écrire le livret d’un opéra, Les Noces (Die Hochzeit), qui restera inachevé.
Wagner revient à Leipzig puis entreprend un voyage en Bohême avec un ami. Lors de ce périple, il commence à écrire le livret de La défense d’aimer (Das Liebesverbot), dont l’argument s’inspire de Measure for measure de Shakespeare, et qu’il finira par laisser de côté pour ne le reprendre que deux ans plus tard. L’opéra est achevé en 1836.
En janvier 1833, il obtient un poste de directeur de chœurs au théâtre de Wurtzbourg. C’est là qu’il écrit le livret des Fées (Die Feen). Il ne devait originellement pas en être l’auteur : le texte qui devait être utilisé comme livret était un poème de son ami Heinrich Laube. Mais
les paroles de Laube lui font mesurer la difficulté de s’inspirer, pour sa musique, d’une suite de "morceaux" dont il n’est point l’auteur, et qui ne l’émeuvent pas. (Dumesnil, 1929 : 14)
Cette constatation mène Wagner à la conclusion que la seule manière de produire une œuvre cohérente et de qualité est d’être son propre librettiste. Il adoptera toujours à l’avenir cette double démarche de composition et de création littéraire, qui deviendra une de ces marques de fabrique.
Wagner quitte Wurtzbourg pour Lauchstädt, où il obtient le poste de chef d’orchestre. Par la suite, il séjourne également à Rudolstadt, puis à Magdebourg. Il rencontre à cette époque l’actrice de théâtre Wilhelmine « Minna » Planner, dont il tombe amoureux. Il l’épouse le 24
novembre 1836. C’est le début d’un mariage malheureux entre deux êtres fondamentalement opposés, qui ne se comprendront jamais et dont les personnalités ne pourront jamais s’accorder.
En effet,
elle n’avait pas d’esprit ; elle restait sur terre aux heures où le génie soulevait loin de ce monde le compositeur inspiré ; elle avait des exigences qu’il ne comprenait point, des aigreurs qu’il sentait trop. Mais elle supporta à ses côtés de longues périodes de misère ; elle fut la compagne des mauvais jours, et sut par son économie, ses qualités ménagères, permettre une vie qui, sans elle, eût sans doute été plus précaire si même elle ne fût pas devenue la pire existence de bohême. (Dumesnil, 1929 : 15)
Les jeunes mariés vont s’établir à Riga en 1837, où Wagner devient chef d’orchestre du Nouveau Théâtre. Le compositeur a en tête un nouveau projet d’opéra : Rienzi. Cette œuvre, dans sa version finale, a des dimensions proprement colossales (elle ne comporte pas moins de cinq actes), et Wagner, enthousiaste et sûr de lui, souhaite la faire représenter sur une des scènes les plus illustres de l’époque : l’Opéra de Paris.
Richard et Minna quittent donc Riga pour la capitale française, pleins d’espoirs et d’illusions de fortune et de reconnaissance. Mais leur séjour à Paris commence plutôt mal : l’Opéra refuse de lire Rienzi et même de recevoir Wagner, malgré les lettres de recommandation dont celui-‐ci s’est préalablement muni.
La période parisienne est une période très noire de l’existence de Richard Wagner. Le couple vit dans une misère à la fois morale et financière à laquelle Wagner tente de remédier en rédigeant des articles et des méthodes musicales, en faisant des arrangements musicaux et en composant des mélodies. Mais il est artistiquement frustré. Ce qu’il voit et entend autour de lui ne lui plaît guère. Le climat parisien est par trop frivole à son goût. C’est à cette époque que Wagner « prend conscience de son art, par opposition à l’art factice qui triomphe autour de lui » (George, 1929 : 9). Heureusement, il assimile très vite ce qu’il entend et en tire les bons éléments susceptibles d’être exploités pour une œuvre future. Il fait également à Paris trois rencontres déterminantes : Habeneck, chef d’orchestre qui lui révèle les secrets de la « direction et de l’exécution orchestrales, l’intelligence de la symphonie beethovénienne » (George, 1929 : 9) ; Hector Berlioz, dont les qualités de chef d’orchestre, témoignant à la fois d’une grande fougue et d’une parfaite maîtrise de l’orchestre, l’impressionnent beaucoup ; et Franz Liszt, avec lequel il noue une très forte amitié qui, malgré les aléas de l’existence, ne sera jamais remise en question.
L’année 1841 constitue un tournant dans l’histoire de l’œuvre wagnérienne : elle est celle de la composition du Vaisseau Fantôme (Der fliegende Holländer), considéré comme un opéra-‐
charnière dans l’œuvre de Richard Wagner. Le compositeur estime lui-‐même que cet opéra est le premier de tous ceux qu’il a déjà composés qui ait une véritable valeur musicale. Jusqu’à Rienzi
inclus, le style de Wagner était encore tâtonnant, « victime » des influences de musiciens italiens, comme Bellini ou Rossini, français, comme Auber, ou allemands, comme Meyerbeer. Le Vaisseau Fantôme est un pas fait en direction de l’indépendance et d’une véritable identité musicales et se démarque ainsi de la tradition symbolisée par Rienzi. La personnalité de Wagner s’affirme très fortement dans ce nouvel opéra. À noter que c’est aussi dans Le Vaisseau Fantôme qu’apparaît pour la première fois une des idées chères à Wagner : la « rédemption par l’amour » (George, 1929 : 10).
Rien d’étonnant, donc, à ce que Rienzi soulève l’enthousiasme et que Le Vaisseau Fantôme suscite un certain désarroi, à la fois chez les profanes et chez les initiés.
Grâce au succès de Rienzi, Wagner se voit proposer la fonction de maître de chapelle de la Cour de Saxe, qu’il accepte avec la certitude que cette place lui permettra de vivre confortablement et, par conséquent, d’avoir l’esprit assez libre pour se consacrer à son œuvre. Il occupera ce poste pendant sept ans.
Il s’attelle à un nouvel opéra, Tannhäuser, originellement intitulé Venusberg, qu’il achève en 1847. Mais son esprit est constamment en ébullition, et alors même qu’il compose Tannhäuser, il
est hanté par l’idée de Lohengrin, qu’il a puisée dans la lecture des poèmes de Wolfram von Eschenbach et des épopées anonymes du Moyen Âge. (Dumesnil, 1929 : 21)
Lorsque Tannhäuser est créé en Allemagne, il est clair que la signification musicale de l’œuvre reste inaccessible à une grande partie du public. Les musiciens eux-‐mêmes restent interdits, certains ne cachent pas leur désapprobation, comme Robert Schumann, qui avait pourtant été enthousiasmé par Le Vaisseau Fantôme. Wagner a conscience que son opéra dérange, mais il sait également qu’il vient d’ouvrir une porte que personne n’avait ouverte avant lui. Il commence à payer le prix de ses élans novateurs : il a de plus en plus de difficultés à faire jouer ses œuvres.
L’accumulation des échecs et des frustrations, l’hostilité grandissante à laquelle ses opéras se trouvent en butte vont finir par pousser Wagner dans les bras de l’anarchisme. Il commence à fréquenter le révolutionnaire russe Bakounine, dont les idées de liberté sont en accord avec les siennes. Il espère que la Révolution rendra possible la naissance d’un nouvel art qui lui permettra de donner libre cours à ses idées.
Les événements qui s’ensuivent trouvent leur raison d’être dans cette aspiration à la liberté artistique : en mai 1849, Wagner prend part au soulèvement de Dresde, ce qui lui vaut d’être chassé par la Cour de Saxe. Il est contraint de fuir l’Allemagne. Ses pérégrinations l’amènent en Suisse, à Zurich, où il s’établit. C’est le début d’un exil qui va durer douze ans.
La période suisse est l’époque des grands écrits et des grands opéras. C’est en effet à Zurich que Richard Wagner écrit, entres autres, L’Art et la Révolution (1849), L’Oeuvre d’Art de l’Avenir
(1849) et Opéra et Drame (1851), ouvrages qui constituent la pierre angulaire d’une vaste et ambitieuse entreprise de théorisation d’une pensée artistique novatrice et relèvent d’une démarche assez unique dans l’histoire de la musique. Ils décrivent le
dessein de réforme [de Wagner], sa conception personnelle d’un drame fort étranger à l’opéra régnant, et, tout ensemble, distinct des tragédies de Gluck où la musique, en quelque sorte, ne fait que doubler la poésie. (George, 1929 : 12)
Wagner achève aussi Lohengrin, que Liszt se charge de faire jouer. Le compositeur est infatigable, son inspiration est débordante, il est en pleine possession de son art : en 1851, il a déjà achevé les poèmes de la Tétralogie, que composent L’Or du Rhin (Der Rheingold), La Walkyrie (Die Walküre), Siegfried et Le Crépuscule des Dieux (Die Götterdämmerung).
Zurich, c’est aussi la période des péripéties sentimentales. Outre la naissance d’une nouvelle amitié avec Hans von Bülow, pianiste et chef d’orchestre, et par ailleurs gendre de Liszt, il convient de mentionner la rencontre de Wagner avec les Wesendonck. Otto Wesendonck
« associé d’une maison de soieries de New York, [est] un rhénan riche, cordial et sympathique » (Dumesnil, 1929 : 26). Mathilde, sa jeune femme de vingt-‐quatre ans, est une « nature sensible, délicate, ayant le goût de la musique » (Dumesnil, 1929 : 26). Wagner trouve auprès du couple le soutien et la sympathie dont il a grand besoin dans son exil. Entre Mathilde Wesendonck et le compositeur naît une sincère amitié, qui ne tardera pas à se transformer en un sentiment bien plus tendre, puis en une véritable passion. C’est dans ce tumultueux contexte que Wagner s’attelle à Tristan et Isolde, abandonnant la composition de Siegfried. Cependant, Minna puis Otto finissent par se rendre compte des sentiments que Mathilde et Richard éprouvent l’un pour l’autre. La situation devient intenable, tant et si bien que Wagner quitte Zurich et les Wesendonck. Minna retourne vivre sans lui à Dresde.
Il se rend à Venise, où il achève Tristan, qu’il espère faire jouer à Paris. Seulement, une fois sur place, il s’aperçoit vite que « [sa] musique (…) heurte non seulement la routine, mais aussi les intérêts de musiciens alors tout-‐puissants » (Dumesnil, 1929 : 30).
Tristan ne sera pas donné à Paris : c’est Tannhäuser que l’Opéra choisit de représenter. Hélas, la première, en 1861, est un échec cuisant, dont Wagner ressortira durablement meurtri. La nouveauté de l’œuvre choque à la fois les critiques et le public. Tannhäuser et Wagner sont hués.
L’opéra est retiré de la scène. Seuls quelques artistes, tels que Baudelaire, Barbey d’Aurevilly et Théophile Gautier témoignent de leur respect et de leur admiration pour l’œuvre du compositeur incompris.
Humilié et ébranlé, Wagner quitte Paris et tente d’oublier sa retentissante défaite. Le sort semble malheureusement s’acharner contre lui. Au début de l’année 1864, il se trouve dans une
situation qui paraît sans issue : criblé de dettes, rejeté à la fois par la France et par l’Allemagne, il ne parvient à faire monter ni Tristan, ni la Tétralogie. Comment réussir à faire valoir son art dans une telle détresse morale et financière ? À bout de forces, il est près de cesser le combat lorsque la providence se manifeste enfin sous les traits du roi Louis II de Bavière.
Ce jeune monarque passionné, fervent admirateur de Wagner, fait du compositeur son protégé et va lui permettre de faire donner Tannhäuser, Tristan (qui rencontre un formidable succès) et Le Vaisseau Fantôme à Munich. Il lui verse même les subsides destinés à lui permettre de faire bâtir un théâtre, un rêve que Wagner caresse depuis longtemps. Mais, la cour voyant d’un mauvais œil les privilèges considérables accordés à cet étranger, Louis II est contraint de l’inviter à repartir. Il continuera néanmoins de rendre visite à Wagner qui, après son départ d’Allemagne, s’est installé à Triebschen, près de Lucerne. C’est là que Wagner termine son neuvième opéra, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg (Die Meistersinger von Nürnberg).
C’est là également que se joue le dernier épisode sentimental de la vie de Wagner. Il commence une liaison avec la femme de Hans von Bülow, Cosima, qui est aussi la fille de Franz Liszt. Liaison qui se concrétisera par le divorce des Bulöw et le mariage de Richard avec Cosima, le 25 août 1870. Minna étant décédée en 1866, rien ni personne ne s’opposait plus à cette union, pas même le mari trompé.
L’époque qui suit, et qui ne prendra fin qu’à la mort de Wagner, est la plus heureuse de la vie du compositeur. Il a désormais l’esprit libre pour se consacrer entièrement à son art. Wagner achève donc Siegfried dans la sérénité et s’attelle à la composition du Crépuscule des Dieux, qu’il termine en 1874.
Le Maestro a par ailleurs toujours à l’esprit l’idée d’un
« Théâtre des Fêtes » (Festspielhaus) où il pourrait faire jouer
ses œuvres, rien que ses œuvres. C’est avec ce projet en tête que, en avril 1872, il quitte Triebschen et s’installe à Bayreuth, en Allemagne, avec son épouse et ses trois enfants, Isolde, Eva et Siegfried, dans une villa qu’il baptisera « Wahnfried ». Grâce à l’aide de mécènes, parmi lesquels le fidèle Louis II de Bavière, le fameux théâtre est enfin construit. La première de la Tétralogie est donnée en 1876. C’est un véritable triomphe, qui met fin à quarante années de luttes et de souffrances.
En 1877, Wagner entreprend d’écrire le livret de Parsifal, un opéra-‐testament, teinté de mysticisme. Il finit de composer la musique en 1879. Cet opéra, le dernier, est créé le 26 juillet
Fig. 2 : Richard Wagner en 1868 Source : Richard Wagners photographische
Bildnisse. Munich : Bruckmann, 1908
1882, recevant une fois de plus un accueil qui ne pouvait être que triomphal entre les murs de ce temple dédié au génie wagnérien, et est donné seize fois cette même année.
Cependant, la santé du Maestro décline. Il va s’établir à Venise avec sa famille. La Cité des Doges sera sa dernière demeure : le 13 janvier 1883, alors qu’il joue au piano la plainte des filles du Rhin, il est terrassé par une crise cardiaque. Il est enterré à Bayreuth, dans le jardin de Wahnfried.
2. Tristan et Isolde
Tristan et Isolde est un opéra à part dans l’œuvre de Richard Wagner. Il ne fait pas figure de déclaration d’indépendance artistique comme Le Vaisseau Fantôme, puisqu’il lui est postérieur, n’est pas aussi ambitieux, par sa taille, que le Ring, n’atteint pas la dimension mystique d’un Parsifal, mais il est certainement le plus intime et le plus absolu que Wagner ait jamais composé.
En effet, Tristan a été conçu à une époque de doute et de découragement intenses, de grand tumulte sentimental. Le désir de mort, le besoin d’amour absolu qui se réalise dans la mort, hérités à la fois du romantisme et de la philosophie, et la passion douloureuse de Wagner pour Mathilde Wesendonck sont à l’origine de l’œuvre et lui confèrent son authenticité et ses accents tragiques. En outre, la composition de Tristan est, d’un point de vue chronologique, intimement liée à tous les épisodes de cette aventure passionnelle.
a. Les prémices de l’opéra
Wagner n’a pas entrepris par hasard de composer un opéra ayant pour origine la légende de Tristan et Iseult. Il a cette idée en tête plusieurs années avant de composer son opéra. Et pour cause : le séjour à Paris, l’anéantissement de ses rêves de liberté après l’échec de l’insurrection de Dresde, sa fuite en Suisse, loin de l’Allemagne, l’échec de son mariage avec Minna lui ont fait perdre bien des illusions. Il est découragé, plein d’incertitudes. Une part de lui aspire à la mort. Il trouve un écho à ses tourments dans les « anathèmes de Schopenhauer contre le désir d’être, la volonté de vivre » (Hébert, 1894 : 43). En effet, Arthur Schopenhauer (1788-‐1860), considéré comme le père du pessimisme, estime que la vie est une longue suite de vaines souffrances. Le sentiment de bonheur ou de satisfaction est illusoire puisqu’il est toujours assorti de déceptions et de désillusions. L’homme tente de maîtriser le temps pour donner du sens à une existence dont la seule issue est le néant. Wagner, qui a connu bien des désillusions, se reconnaît dans cette philosophie sombre qui met en avant la stérilité de l’existence humaine. Le compositeur nous donne un aperçu de son état d’esprit dans une lettre à Liszt :
[q]uand je me rappelle les tempêtes terribles de mon cœur, son effort terrible par lequel, contre ma volonté, il se rattacha à l’espoir de vivre (…), du moins ai-‐je trouvé ce qui peut l’apaiser (…) : c’est le désir intime, profond de la mort ; pleine inconscience, anéantissement complet, disparition de tous les rêves… seule délivrance définitive ! (Wagner cité par Hébert)1
Mais Wagner, parallèlement, est également hanté, et ce, depuis fort longtemps, par le rêve d’un amour absolu. Sur ce point, il se démarque de Schopenhauer, pour qui l’amour, loin d’être un sentiment noble qui élève celui qui le ressent, est la manifestation suprême de l’instinct de survie, dont les attraits dissimulent à l’homme, du moins temporairement, le caractère trivial de la volonté de reproduction. À la lumière de ce que nous savons de l’esprit bouillonnant, passionné, toujours en quête de reconnaissance de Wagner, il n’est guère difficile, connaissant toutes les déceptions que la vie lui a infligées et le prosaïsme qui caractérise sa vie avec Minna, de comprendre qu’il considère l’amour comme le seul moyen de donner un sens à une existence qui, jusqu’à présent, s’est révélée médiocre, et de lui procurer la force de poursuivre la quête de l’idéal auquel il aspire. La citation suivante l’atteste et explique par la même occasion les raisons pour lesquelles le compositeur a laissé Siegfried de côté pendant un temps :
[p]ar amour pour mes plus beaux rêves de vie, pour le jeune Siegfried, je dois bientôt encore achever les Nibelungen… Mais, comme dans mon existence je n’ai jamais goûté le parfait amour, je veux à ce plus beau de tous les rêves élever un monument (composer un drame) dans lequel, du commencement à la fin, cet amour puisse une fois se pleinement rassasier : j’ai dans la tête un Tristan et Iseult, la conception musicale la plus simple et la plus opulente ; avec le « drapeau noir » qui flotte à la fin, je veux me couvrir pour mourir. (Wagner cité par Hébert)2
Ainsi que le souligne Marcel Hébert, « Wagner nous suggère ici lui-‐même la véritable explication de son Tristan » (1894 : 44).
Enfin, à l’histoire personnelle de Richard Wagner comme source d’inspiration, il faut ajouter l’héritage culturel du passé que ses lectures lui ont fait découvrir et qui ont contribué à forger sa personnalité. En effet, le compositeur est un enfant du romantisme, en ceci que, tout en s’étant naturellement intéressé aux classiques, il en rejette l’esthétique basée sur le respect de contours nets, l’épanouissement personnel dans les limites tracées par le monde terrestre, l’acceptation de l’imperfection et de la finitude inhérentes à l’homme, la toute-‐puissance de la raison. Les créations de Wagner sont animées du souffle du sentiment et de la subjectivité, inspirées par la
1
Cette citation est extraite de l’ouvrage Briefwechsel zwischen Wagner und Liszt, vol. 2, p. 45.
2
Ibid. : 45.
volonté de « faire rayonner le fini dans l’infini et le relatif dans l’absolu » (Sans, 1981 : 18).
Wagner partage avec les romantiques le fait d’être « mal à l’aise dans les formes étriquées et contraignantes de toute réalité objective, (…) [de se sentir] perpétuellement dévoré par la quête épuisante de l’idéal » (Sans, 1981 : 18). Son aspiration aux délices de l’amour (le seul sentiment qui permet à l’homme de toucher du doigt l’infini) et à l’ivresse qu’il procure est un héritage des romantiques. Comme ceux-‐ci, il est fasciné par le rêve qui confère à l’existence une aura d’irréalité et qui en floute les contours, ce qui explique l’intérêt de Wagner pour Novalis (l’inconsolable amoureux auquel sa fiancée a été enlevée trop vite par la mort et qui n’aspire qu’à la rejoindre dans l’au-‐delà) et Hoffmann (le grand maître allemand du fantastique et du conte). Tristan et Isolde, c’est donc aussi l’essence du romantisme cristallisée par l’œuvre d’art musicale : l’amour comme fin absolue, l’absolu atteint grâce à l’amour.
Quoi de plus naturel, donc, pour Wagner, que de se retrouver dans la légende de Tristan et Iseult ? Comment ne pas être ébranlé par le tragique destin de ces amants se vouant un amour éternel, qui ne pourra s’accomplir que dans la mort ? Tristan et Isolde semble bien être une forme de catharsis, la matérialisation artistique de sa souffrance et d’aspirations en phase avec son état d’esprit. Tristan, c’est le désir éternellement vivace qui ne trouve satisfaction que dans l’anéantissement et dans la mort.
b. Mathilde Wesendonck : le compositeur et sa muse
Richard Wagner se trouve à Zurich lorsqu’il s’attelle à Tristan. Au moment où il fait la rencontre des Wesendonck, il travaille à la Tétralogie. Les liens tissés avec ce couple d’Allemands venus de Düsseldorf et, en particulier, les sentiments qu’il éprouve pour Mathilde Wesendonck, vont bouleverser son existence pour les raisons que l’on connaît. Ce qu’il convient toutefois de retenir de cet épisode de la vie de Wagner est la source constante d’inspiration que constitue l’amour du compositeur pour la jeune Mathilde, que ce soit au début pour le Ring ou plus tard, et surtout, pour Tristan.
Le véritable point de départ de la relation entre Wagner et Mathilde Wesendonck se situe au retour du compositeur de Londres, où il dirige les concerts de la Philharmonique, en 1851. Les sentiments de Wagner à l’égard de Mathilde Wesendonck ont évolué de la plus franche sympathie à un intérêt plus tendre. Mais bien qu’il soit loin de la jeune femme, ses sentiments ne s’étiolent pas. Au contraire, « son amour [grandit] dans l’éloignement », et à son retour, l’attachement qu’il éprouve pour la jeune femme s’est mué en « une impétueuse passion qui va tout emporter » (Dumesnil, 1929 : 27).
En avril 1857, Richard et Minna s’installent dans un pavillon tout proche de la villa des Wesendonck, un havre de paix que Wagner nomme l’Asile. Le compositeur est fou de joie, il vit tout près de l’objet de son amour. C’est justement cette « joie délirante qui anime le merveilleux Siegfried » (Dumesnil, 1929 : 27). Cependant, cette allégresse sera bientôt ternie par la souffrance née de la frustration de ne pouvoir vivre au grand jour son amour pour Mathilde.
C’est à ce moment que Wagner laisse de côté le Ring pour se consacrer à Tristan. Les raisons de cet abandon sont simples :
[comment] continuer de s’intéresser à Wotan et à l’Anneau quand on vit soi-‐même un drame torturant ? Comment ne pas essayer de confier à la musique le rêve et la réalité, l’espoir et le tourment de chaque jour (…) ? (Dumesnil, 1929 : 27)
Même si Wagner avait déjà à l’esprit l’idée d’un Tristan, la rencontre avec Mathilde Wesendonck est donc déterminante pour la composition de Tristan et Isolde.
À la fin de l’été 1857, Wagner écrit le livret de l’opéra en quelques jours seulement, galvanisé par la puissance de ses sentiments. Il en fait lecture à Mathilde le 18 septembre 1857. Cette date est à marquer d’une pierre blanche : en effet, à partir de ce jour, Wagner vit littéralement à travers le personnage de Tristan. Il est Tristan. Mathilde tient le rôle d’Isolde, Otto incarne le roi Marke, Minna, qui devine les sentiments de son mari pour Mathilde et finira par s’en ouvrir à Otto, est le félon Melot.
Wagner s’attelle à la composition du premier acte durant l’automne 1857, inspiré par l’ivresse amoureuse, et l’achève en décembre de la même année. Mais les nuages s’amoncellent : les Wagner font un voyage à Paris au début
de l’année 1858 et les rapports entre Minna et Richard, qui étaient déjà passablement tendus, se détériorent encore. Un peu plus tard dans l’année, Minna, qui ne faisait encore que soupçonner les sentiments de Wagner pour Mathilde Wesendonck, en obtient confirmation à la lecture d’une lettre enflammée qui ne lui était évidemment pas destinée. Cette découverte déclenche une scène terrible entre Wagner et sa femme. Minna part quelque temps en cure mais le répit de Wagner, durant lequel il commence à composer le deuxième acte de Tristan, est de courte durée car, au retour de sa femme, la situation devient intolérable, se soldant par la rupture définitive du couple et compromettant définitivement Wagner auprès des Wesendonck. Richard se trouve
Fig. 3 : Mathilde Wesendonck Source : Wikipédia
désormais dans une situation inextricable. Il le sait, il n’a plus d’autre solution que de quitter l’Asile et Mathilde. La veille de son départ, le 17 août 1858, « c’est une tristanesque songerie qui l’absorbe : il rêve d’une mort d’amour auprès d’Isolde » (George, 1929 : 39).
La mort dans l’âme, Wagner va s’installer à Venise, où il terminera le deuxième acte de son opéra. À notre avis, celui-‐ci est certainement le plus inspiré des trois : l’atmosphère de l’acte est en accord avec l’état d’esprit de Wagner. L’esprit du compositeur est peuplé de rêves et de fantasmes, l’image de Mathilde ne le quitte pas, la musique et le texte sont à l’image de l’espèce de rêve éveillé qu’il est en train de vivre. Wagner n’a donc aucun mal à trouver les accents d’immatérialité qui caractérisent le duo d’amour entre Tristan et son Isolde (puisqu’il est Tristan et Mathilde, Isolde). Mais Wagner, être perfectionniste, a « le sentiment que son art est inférieur à son rêve » (George, 1929 : 41). Il ne parvient pas à trouver dans l’art la consolation, la quiétude qu’il recherche. « Des idées de suicide le hantent : il est bien Tristan blessé » (Dumesnil, 1929 : 29). Grâce aux lettres qu’il reçoit de ses amis, notamment de Liszt, il trouve la force d’avancer mais sans cesse, le découragement vient ralentir son travail. « Comme il a conscience, déjà, qu’il ne s’agit point, certes, d’un opéra facile pour chanteurs italiens !... » (George, 1929 : 41).
Le deuxième acte est achevé en mars 1859. Wagner quitte Venise pour Lucerne. La même fièvre, la même ferveur l’animent lorsqu’il commence à composer le troisième acte. Pourtant, avec le temps et la distance, l’ardeur des sentiments retombe peu à peu. Le rationnel prend le pas sur l’affectif. L’esprit de Wagner se libérant peu à peu de l’emprise des sentiments, il est assailli de doutes au sujet de la qualité de sa musique. La composition du troisième acte provoque bien des souffrances et des remises en question. Le travail est lent et fastidieux. Enfin, après toute cette peine, c’est l’apaisement. Wagner achève Tristan le cœur et l’esprit plus libres. « Déjà, il est redevenu le prodigieux lutteur qui ne songe qu’à l’avenir, qu’à son triomphe » (George, 1929 : 42). Cette sérénité retrouvée, quoique teintée de renoncement, se reflète dans celle qui émane de la fin de la partition, de la Liebestod3 d’Isolde.
La relation de Mathilde Wesendonck et de Richard Wagner a provoqué un violent déferlement de passion qui a fini par se résorber. Mathilde, en n’entretenant plus par la suite avec Wagner que des relations cordiales, ne l’a jamais totalement oublié. Mais elle a pu constater, lors d’une visite à Bayreuth bien des années plus tard, qu’il en était tout autre de son ancien amant, bien que, selon Édouard Sans, le compositeur lui-‐même ait admis dans sa correspondance que Mathilde Wesendonck était son premier grand amour (note 1, 1981 : 27). En effet, ainsi
3
Nous préférons ne pas traduire le terme Liebestod, car toute traduction nous semblerait réductrice.
Parle-‐t-‐on de « mort d’amour », d’ « amour à mort » (ceci est la traduction proposée par Jean-‐René Ladmiral) ? Le concept véhiculé par ce terme peut être celui de l’amour atteint grâce à la mort ou de la mort comme seule issue à un amour qui ne peut être vécu de manière terrestre… Il s’agit en tout cas d’un phénomène qui va bien au-‐delà de la simple catégorisation par les mots.
qu’André George le relève en citant le témoignage de Louis de Fourcaud, le Maestro avait bien failli ne pas la reconnaître (note 2, 1929 : 45) !
Le huitième opéra de Richard Wagner n’est pas le fruit d’une simple quête artistique, il trouve sa source dans les tourments du cœur, dans les sentiments humains. On sait que l’amour peut être une formidable source d’inspiration. Tristan et Isolde ne fait pas exception. Mais la grande prouesse de Wagner, est d’avoir réussi à décupler et à magnifier de la plus belle façon la force et la profondeur de cet amour grâce au pouvoir d’évocation de la musique et, ainsi, à donner à cette histoire de passion terrestre un caractère insondable, immatériel et atemporel.
3. Le wagnérisme
Wagner est un compositeur atypique, dont l’ensemble de l’œuvre a fait date dans l’histoire de l’opéra. Par œuvre, il faut entendre non seulement œuvre musicale, mais également œuvre critique et théorique. En effet, ainsi que nous y avons déjà fait allusion, Wagner est un des rares compositeurs à avoir véritablement mis ses idées par écrit. Cette démarche est révélatrice d’une volonté de reconnaissance de la part d’un compositeur dont le génie est resté très longtemps incompris et d’un désir d’expliquer et de revendiquer sa conception de l’art. Dans ses écrits, Wagner donne vie à tout un système de pensée basé sur l’idée de réforme, une réforme si vaste et si ambitieuse qu’elle prend, selon nous, la forme d’une utopie, celle du Gesamtkunstwerk, autrement dit, l’œuvre d’art totale. Cette réforme prend en compte non seulement l’opéra en tant que genre musical mais également d’autres aspects qui, a priori, n’ont pas de rapport direct avec la musique : la société, la politique, le théâtre, le public.
Nous tenons à souligner que la pensée de Wagner a bien évidemment évolué tout au long de sa vie. Par exemple, les idées que l’on trouve dans Opéra et Drame, sans doute le plus connu de ses écrits théoriques, ne sont plus exactement les mêmes vingt ans plus tard, même si les historiens et les musicologues considèrent généralement cet ouvrage comme une référence absolue.
L’exposé que nous allons faire ne prend pas en compte toutes les subtilités de l’utopie wagnérienne et les méandres de son évolution. Il s’agit plutôt d’un « résumé » des point cruciaux de la pensée du compositeur (principalement développés dans Opéra et Drame, Art et Révolution et L’œuvre d’art de l’avenir) qui permet d’en appréhender la complexité d’une manière aussi exhaustive que possible.
a. L’opéra et la société du XIX
esiècle vus par Wagner
« Dans toutes ses relations, l’art est et demeure (…) quant à sa suprême destination, une chose du passé » (Hegel cité par Bégot)4. La pensée de Hegel se reflète dans celle de Wagner : l’art est, en quelque sorte, en train de mourir. Tout au long de son existence, Richard Wagner se sentira investi de la mission de faire renaître cet art (et tout particulièrement l’opéra) dont le mercantilisme et l’ignorance de son époque ont détruit l’essence. En effet, ainsi que le fait remarquer Glenn Most, Wagner
a le sentiment de vivre dans un monde dominé par l’égoïsme cupide, le matérialisme aveugle, l’individualisme antinational et la concurrence impitoyable. (2003 : 24)
L’art n’échappe pas à cet amer constat. L’opéra en particulier, genre musical évidemment cher à Wagner, est soumis aux exigences du public et aux goûts de l’époque. Il a été rabaissé avec le temps au rang de simple divertissement, de vulgaire distraction. L’artiste est une victime (plus ou moins consentante) de cet état de fait. Wagner perçoit un déséquilibre dans le statut de l’artiste, qui met en péril la mission première de celui-‐ci : être au service de l’art. En effet,
Wagner hat (…) die Ambiguität der modernen Künstlerexistenz umrissen, die von der Marktsituation der Kunst geprägt ist, ja deren Unabhängigkeit trotz der Inkompatibilität des Kunstwerks mit seiner Warenform von dessen Vermittlung durch den Markt abhängig ist. – Der freie Künstler, der sich durch beträchtlichen Absatz seiner Werke materiell sicherstellen kann, ist ein Produkt des späten 18. Jahrhunderts. Erst die Entstehung des Kunstmarkts ermöglicht die Unabhängigkeit von Amt und Mäzen, welche das Kunstwerk zuvor fremden Bestimmungen unterwarfen, es auf einen festen Formen-‐ und Themenkanon verpflichteten oder zum Organ der Repräsentation des Fürsten machten. Die Autonomie der Kunst ist also dialektisch mit der Warenform verbunden. Der Künstler (…) scheint nur abhängig sein zu können, solange es das zahlende « Publikum » gibt. (Borchmeyer, 1983 : 21)
L’artiste a donc d’abord gagné en indépendance grâce au développement du marché de l’art, au recul du mécénat et de l‘influence des pouvoirs publics. Cependant, par la suite, il est devenu paradoxalement victime de ce marché, régi par les tendances et les goûts du public. Relevons ici une des contradictions propres aux idées wagnériennes : le compositeur-‐théoricien critique la toute-‐puissance passée des mécènes et de l’État, mais lui-‐même doit en partie son salut à un roi…
4