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CHAPITRE II : « Refaire ses humanités » au pays de Neufve-France, ou la découverte

2.2. Analyses des thèmes principaux de la période

2.2.1. Sur les traces de Jacques Cartier « ou comment me prenant pour Cartier, j’a

Un autre m'a beaucoup influencé. […] C'est Cartier. Il est moins connu dans notre littérature et pourtant c'est le premier de nos poètes. Il a vu notre pays comme personne ne l'a vu depuis. Il a dit les choses essentielles et personne ne le sait.50

À partir des années 1950, Jacques Cartier l'explorateur, et corolairement le fleuve Saint-Laurent, deviennent des intercesseurs dans l'entreprise de connaissance et de vulgarisation du pays et de l'identité par Perrault. Sa démarche vise à réhabiliter le Saint- Laurent dans la conscience collective. En effet, oublier le fleuve, ou le laisser entre des

47 Pierre Perrault, « Savard, poète ou chanoine », dans Roger Le Moine et Jules Tessier, dir., Relecture de

l'œuvre de Félix-Antoine Savard (Colloque tenu à l'Université d'Ottawa en octobre 1996), Saint-Laurent, Québec, Fides, 1999, p. 39.

48 Jean O’Neil, « Pierre Perrault et le Pays de Neufve-France », La Presse (février 1963).

49Sous-titres du texte « Discours sur la parole », dans Pierre Perrault « Discours sur la parole, ou comment,

me prenant pour Cartier, j’ai fait la découvrance de rivages et d’hommes que j’ai nommés pays », dans De la parole aux actes, Montréal, Hexagone, 1985, coll. « essais », p. 7.

50 Jean O’Neil, « Pierre Perrault et le Pays de Neufve-France », La Presse (février 1963).

mains étrangères équivaudrait à s'oublier collectivement et à se laisser aliéner. Cette idée deviendra particulièrement prégnante à partir du dernier documentaire de La Trilogie de

l'Île-aux-Coudres, Les Voitures d'eau (1968).

Cette conception « identitaire » du fleuve n'est pas unique au cinéaste. Elle se retrouve également dans l'œuvre de nombreux poètes, littéraires canadien-français et québécois. De Félix-Antoine Savard à Félix Leclerc en passant par Jacques Godbout, presque invariablement « l'exploitation du thème du Saint-Laurent s'imbrique toujours dans une quête identitaire collective ou individuelle »51. D'ailleurs, les protagonistes

âgés que Perrault met en scène dans sa production reconnaissent le caractère fondateur du fleuve et surtout de celui qui l'a arpenté : Jacques Cartier. Parmi ceux-ci, ce sont surtout « les navigateurs [qui] reconnaissent les mérites de celui qui a dénombré un des plus difficiles pays de la mer, celui de Toutes Isles... »52

[J.-A.-Z. Desgagné, capitaine du Mont-Ste-Marie, St-Joseph-de-la- Rive : ] Ben Jacques Cartier était certainement un bon navigateur, par ce qu'il a fait53

[Alexis Tremblay :] S'il n'y avait pas eu Cartier, peut-être qu'un autre... Peut-être qu'un autre! mais si Cartier n'avait pas eu découvert le Canada, ousqu'on serait nous autres? [Perrault : c'est ainsi qu'] Un vieil homme surchargé de mémoire soupçonne le caractère sacré du livre étroit intitulé le Brief Récit.54

Aussi, les notions de voyagement et de « découvrances » (découvertes) occupent une place appréciable dans la production de Perrault. Ce dernier a la conviction qu'« [o]n ne connaît pas un pays tant qu'on ne l'a pas exploré... même si on y passe toute sa

51 Sébastien Joachim, « La prégnance fluvienne dans la poésie québécoise », Études canadiennes,

vol. 27, no50 (2001), p. 143.

52 Pierre Perrault, Toutes isles : chroniques de terre et de mer, Montréal, Fides, 1963, p. 27. 53 Pierre Perrault, Toutes isles : chroniques de terre et de mer, Montréal, Fides, 1963, p. 26. 54 Pierre Perrault, « Discours sur la parole », Cahiers du cinéma, n°191 (juin 1967), p. 28.

vie »55. C'est donc pour explorer « son » pays qu'il s'aventure dans les années 50, suivant

les pas de Cartier : « sur les bords du Saint-Laurent une grande réserve de paysages et découvrances où nous allons ancrer nos barques et notre connaissance »56.

Cette démarche de « connaissance » du territoire fluvial et des hommes qui l'habitent témoigne d'une volonté de renouer avec la fondation du pays pour mieux le saisir. Pour Perrault, l'explorateur de Saint-Malo nous a découvert puisqu'il a nommé

notre géographie. En ce sens, ses relations de voyage constituent une véritable parole de

« l'empremier »57, de l'origine des choses, qui amorce une appropriation du territoire et

de l'identité par le langage. Il n'est donc pas étonnant de retrouver dans la production radiophonique et documentaire de nombreuses références au capitaine du Roy et à la Nouvelle-France.

D'ailleurs, les émissions créées dans le cadre des séries Au pays de Neufve-

France et Chroniques de terre et de mer, 1ere série se présentent comme un inventaire du

Saint-Laurent basé sur relations de voyage du Malouin. Chacun des épisodes se consacre à un lieu où le capitaine du roi s'est jadis arrêté. Ses récits de voyage servent de transition dans le contenu. Qu'il s'agisse de descriptions du territoire, de la faune, de la flore ou encore de rites amérindiens, la parole de Cartier s'articule toujours à celle des aînés, comme si les réflexions de ces derniers étaient l'écho, au temps présent, de celle de l'explorateur du passé :

55 « Une heure avec Pierre Perrault », Séquences : la revue de cinéma, n°34 (octobre 1963), p. 26.

56 Il s'agit de la phrase d'introduction de chacun des épisodes de la série radiophonique Au pays de Neufve-

France.

57 Selon Yves Lacroix, Perrault aurait emprunté ce terme acadien (pour décrire l'autrefois ou le

commencement des choses) à la production de Félix-Antoine Savard, voir : Yves Lacroix , « Le Chant des hommes de Pierre Perreault[sic], parole de l’empremier », Voix et images du pays, vol. 8, n°1 (1974), p. 39.

Et si nous suivons la trace de ce dire de Cartier, comme d'un vieux souvenir de la terre, nous trouverons dans le présent de l'Île-aux- Coudres la mémoire et la poésie […] et les anciens exploits5859

De fait, pour Perrault, le Malouin et les habitants du fleuve Saint-Laurent partagent la même capacité à nommer les choses et à décrire le réel. Toutefois, ce sont les aînés qui possèdent mieux que quiconque, par leur vécu, la mémoire des rites et des traditions qui ont marqué les battures du fleuve depuis sa découverte. Le récit des aînés s'impose conséquemment comme une « carte de nos souvenances [initiée] par les découvrements de Cartier »60 :

[Perrault :] la mémoire de leur vie [celles des aînés] tresse la paille de leur vieillesse comme une douceur irremplaçable […]. J'aimerai les évoquer tous et les remercier au terme d'un voyage qui est à la source de notre culture et de notre jeunesse. Ce voyage du fleuve qui tire les bordées magnifiques du vent, qui reconnait les havres où Cartier a ancré ses barques et sa connaissance, qui découvre le fleuve comme le maître de leur sagesse et de leur vie.61

La juxtaposition des voix des personnes âgées à celle de l'explorateur crée l'impression qu'il existe une sorte de continuité indéniable entre le passé de la Nouvelle- France et le présent des vieillards qui témoignent dans les années 50. Comme si les battures du fleuve, par ses habitants âgés, avaient gardé une trace mémorielle immuable du passé faite de geste, de traditions et d'une relation symbiotique avec l'environnement. Par ce procédé, les aînés s'imposent comme les dépositaires de la tradition, comme de « vieux sages », détenant la connaissance du passé.

58 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957, Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 11e émission : le

marsouin, 6 février 1957, bobine 6976, 30 min.

59 Il est à noter que tous les passages qui proviennent des émissions de radio qui seront citées dans ce

mémoire reproduisent à l'identique la calligraphie empruntée par Perrault dans les différents scénarios de ces séries. Ces derniers n'ayant pas fait les frais d'une édition poussée renferment ainsi plusieurs fautes que l'auteure n'a pas pris le temps de souligner par la locution sic afin de ne pas alourdir le propos.

60 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957. Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 26e émission : le

fleuve, 5 juin 1957, bobine 6983, 30 min.

61 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957. Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 26e émission : le

fleuve, 5 juin 1957, bobine 6983, 30 min.