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CHAPITRE III : Fonder l'identité par les « anciens » insulaires (1962 à 1971)

3.2. Les « anciens » insulaires

3.2.2. Grand-Louis Harvey : le conteur de merveilles

Pendant des heures il brandit le récit comme une torche... entrechoquant les mots par amour du verbe, invoquant les vieux du temps passé, citant dictons, proverbes, remarques, se mettant en scène, tel un héros légendaire, mais sans jamais parvenir à être moins que lui-même, conteur de merveilles, vent qui vente.27

25 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/13,9, Chroniques de terre et de mer,

2e série, Textes et enregistrements des émissions : 1963-1964, réenregistrée en 1995, 64 cm de document

textuels, 40 bandes sonores (39h30 min), 1995, 39e émission : Pour la suite du monde, 26 juin 1964, p. 21. 26 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/13,9, Chroniques de terre et de mer,

2e série, Textes et enregistrements des émissions : 1963-1964, réenregistrée en 1995, 64 cm de document

textuels, 40 bandes sonores (39h30 min), 1995, 6e émission : Le langage, 9 novembre 1963, p. 21. 27 Pierre Perrault, Nous autres icitte à l'île. Montréal, L'Hexagone, 1999, p. 168.

Si c'est à Alexis qu'il incombe de relater les origines de l'île, c'est à Louis Harvey, présenté comme Grand-Louis à Joseph de l'Anse, qu'il incombe de poétiser les événements et le passé. Chanteur de geste par excellence, maître du parler populaire, conteur de merveilles, il a la capacité de projeter la tradition et la mémoire au temps présent et d'immerger l'auditeur dans son récit :

[Perrault :] J'ai dit en le saluant le mot... marsouin. Il m'a pris la parole et l'a gardée, pendant deux heures. La belle gerbe de gestes. L'incroyable panoplie de masques. Les marsouins morts saignaient autour de lui comme jamais ils n'avaient saigné auparavant. […] La terre sous nos pieds était aussi négligeable. Le jour et l'heure ne pouvaient pas nous importuner. Nous avions les mains rouges et les lèvres salées.28

Si Grand-Louis est le conteur par excellence, il est aussi le producteur de la mémoire de l'île : « Il transformait sur l'heure l'événement en récits. Les actes en paroles. Premiers pas vers la mémoire. Historiographe d'une île »29. Ses souvenirs servent souvent

de narrations aux événements se déroulant au temps présent et ce faisant, les inscrivant toujours en lien avec le passé et les ancêtres. Il est aussi celui qui « sollicite le miraculeux [...] pour mettre toutes les chances de son côté […] »30, c'est en effet par lui que sont

présentées la plupart des traditions qui sont en lien avec la religion populaire, comme l'importance des âmes du purgatoire ou encore la récolte de l'eau de Pâque.

Comme Alexis, Grand-Louis a peu de confiance envers le nouveau règne : « [Grand-Louis :] Moé je calcule que la jeunesse d'aujourd'hui c'est pas la moitié de nous autres ils ont la moitié de sang comme nous autres... »31 Il est toutefois conscient que

s'opposer aux changements sociaux est vain et qu'il faut, malgré tout, accepter le règne

28 Pierre Perrault, « Discours sur la parole », Culture vivante, n°1 (1966), p. 25. 29 Pierre Perrault, « Discours sur la parole », Culture vivante, n°1 (1966), p. 26. 30 Pierre Perrault, Nous autres icitte à l'île, Montréal, L'Hexagone, 1999, p. 25.

31 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/13,9, Chroniques de terre et de mer,

2e série, Textes et enregistrements des émissions : 1963-1964, réenregistrée en 1995, 64 cm de document

textuels, 40 bandes sonores (39h30 min), 1995, 11e émission : Chasse, 14 décembre 1963, p. 18.

du jour tel qu'il se présente : « Je dis tout le temps qu'on est pas capable d'arrêter la mer de monter... parce que c'est le bon Dieu qui l'a créée la mer. Ça c'est une affaire pareille à ça, on est pas capable d'arrêter ça. On est pas capable d'arrêter ce règne là... »32. Même

s'il a l'impression que tout a changé, sa plus grande appréhension vient du fait qu'il constate une américanisation grandissante de la société et particulièrement des jeunes qui, si elle ne cesse pas, pourrait mener à l'assimilation (une idée exprimée ici par la métaphore de la boisson gazeuse) :

[Alexis :] On a fait des enfants, ils ont le sang français!

[Grand-Louis :] Mais ç'a diminué. […] Y a un peu de Pepsi au travers. […] Y a un peu de Pepsi, y a un peu de Coke, un peu de Seven Up. Ça, mon petit garçon, c'est une affaire qui s'en vient, épouvantable. C'est une épidémie, ça mon petit garçon. Je te dis bien, mon petit garçon, que nous autres, nos vieux buvaient pas de Seven Up, ils buvaient pas de Pepsi.33

Enfin, si le discours d'Alexis est davantage tourné vers le général et l'historique, celui de Grand-Louis s'attarde davantage au particulier et à l'événementiel. C'est d'ailleurs souvent par sa parole que sont introduit les protagonistes âgés principaux de l'île. Par son discours, Grand-Louis met en exergue le rôle que les personnages âgés auront à tenir dans la production de Perrault :

[Grand-Louis sur Alexis Tremblay :] quand il y avait un problème dans l'île on s'intercédait Alexis. Je l'ai toujours connu pour un homme ben intelligent pis ben connaissant tu lui demandais une chose... il le savait... il nous expliquait pareil comme une prière on sait ben qu'il est utile dans une paroisse34

[Grand-Louis sur Abel Harvey :] La capacité de cet être-là, Abel sus

32 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/13,9, Chroniques de terre et de mer,

2e série, Textes et enregistrements des émissions : 1963-1964, réenregistrée en 1995, 64 cm de document

textuels, 40 bandes sonores (39h30 min), 1995, 10e émission : Fille-Femmes, 7 décembre 1963, p. 29. 33 Pierre Perrault, Le Règne du jour, enregistrement vidéo, production : Jacques Bobet/Guy L. Côté, Office

national du film du Canada, 1967, 1 vidéodisque : 118min17sec., son mono, n. et b., DVD, à 1h56min24sec.

34 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/13,9, Chroniques de terre et de mer,

2e série, Textes et enregistrements des émissions : 1963-1964, réenregistrée en 1995, 64 cm de document

textuels, 40 bandes sonores (39h30 min), 1995, 3e émission : Alexis Tremblay, Prophète, 19 octobre 1963,

p. 10.

mon oncle Désirée. Ça a été un homme dans sa vie inrompable, un homme qui est… un cœur terrible… pis une capacité épouvantable… pis courageux sus la mer! courageux sus la mer! y a pas à sortir de là ça a été l'homme le plus courageux de l'île aux Coudres sus la mer!35