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CHAPITRE II : « Refaire ses humanités » au pays de Neufve-France, ou la découverte

2.2. Analyses des thèmes principaux de la période

2.2.3. Raconter « l'épopée » de l'acharnation par le « geste »

La plupart des émissions d'Au pays de Neufve-France et des Chroniques de terre

et de mer, 1ere série, ont pour principale thématique les « gestes », soient des métiers et

des savoir-faire traditionnels appris de pères en fils. Pêcheurs de marsouins, chasseurs d'oies boréales, cardeurs de lin, constructeurs de goélettes (des bateaux de bois), agriculteurs ou encore meuniers, tous âgés, ils mettent de l'avant la connaissance de leurs

69 Pierre Perrault, Toutes isles : chroniques de terre et de mer, Montréal, Fides, 1963, p. 126.

70 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957, Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 26e émission : le

fleuve, 5 juin 1957, bobine 6983, 30 min.

professions. À travers le récit de leur jeunesse, ils racontent le quotidien d'autrefois et l'apprentissage de leurs « gestes ». Un apprentissage, certes héréditaire, mais bien souvent dicté par l'environnement, par les saisons et par « la rudesse d'une vie et d'un pays sans facilité »71.

L'occupation traditionnelle est présentée comme étant dépendante d'une connaissance particulière du territoire, de la faune, de la flore et des conditions climatiques. Par exemple, la fameuse traverse d'hiver de l'Île-aux-Coudres est présentée comme un geste « de complicité avec le froid »72. Le charpentier doit, pour

« construi[re] le navire depuis la quille jusqu'aux mâtures et de l'étrave à l'étambot »73,

connaître « la mer autant que l'oiseau, et la vague aussi amèrement que le poisson, et mieux que le navigateur »74. Quant au meunier du ruisseau Michel, son travail dépend

de la complicité du cours d'eau qui active sa meule, « la sagesse du meunier cherche à le comprendre, à le deviner et à le prévenir, [...] par amitié pour l'eau »75.

Ces « gestes de survie et de détermination »76 témoignent de la capacité

d'adaptation, de la force et de l'ingéniosité des hommes et des femmes d'ici. Ces gestes

71 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957, Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 26e émission : le

fleuve, 5 juin 1957, bobine 6983, 30 min.

72 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/9, 6, Chroniques de terre et de

mer, 1ere série, Textes des émissions, 11.5 cm de documents textuels, 12e émission : Traverse d'hiver, 13

mars 1960, p. 9.

73 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/9, 6, Chroniques de terre et de

mer, 1ere série, Textes des émissions, 11.5 cm de documents textuels, 6e émission : Construction de

goélettes, 17 janvier 1960, p. 1.

74 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/9, 6, Chroniques de terre et de

mer, 1ere série, Textes des émissions, 11.5 cm de documents textuels, 6e émission : Construction de

goélettes, 17 janvier 1960, p. 1.

75 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957, Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 1ere émission : le moulin du ruisseau Michel, 28 novembre 1956, bobine 6973, 30 min.

76 Carlo Mandolini, «Pierre Perrault et la série Au pays de Neufve-France : l’antichambre du direct »,

Séquences : la revue de cinéma, n°204 (septembre-octobre 1999), p. 32.

sont la preuve qu'ils ont réussi à « dépass[er] les événements et les montagnes et les bourrasques et les poudreries »77. Bien souvent, le développement et la mise en

application de ces connaissances sont présentés comme une chose héroïque digne de s'inscrire dans une « épopée ». Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la pêche aux marsouins (bélugas) de l'Île-aux-Coudres, qui deviendra le sujet principal du documentaire Pour la suite du monde (1962) :

Nous avions longuement évoqué une épopée vécue en dehors des livres et des poèmes et des temples et des oracles: l'histoire des grandes pêches à marsouin.78

[C]'est à cause d'elle, à cause de cette pêche épique sans doute que toutes les traditions de l'île ont un air de légende et que la tradition de la pêche a conservé ses antiques lettres de noblesse79

Il est intéressant de souligner que bien que Perrault récuse la culture gréco-latine, qui a marqué son apprentissage au collège classique, il utilise tout de même quelques- uns de ses principaux référents pour exprimer sa pensée. Son utilisation fréquente du concept de l'épopée en témoigne. Par cette référence, il exprime le fondement de sa démarche, soit de fournir à la collectivité un récit poétique des origines digne de légendes. « Proche du mythe, l'épopée chante l'histoire d'une tradition »80, elle repose sur

la mémoire et prend corps à travers la transmission orale et la chanson. L'expression de « chanson de geste » pour décrire le témoignage des personnes âgées, est d'ailleurs très importante dans la production de Perrault :

77 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957, Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 26e émission : le

fleuve, 5 juin 1957, bobine 6983, 30 min.

78 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/9, 6, Chroniques de terre et de

mer, 1ere série, Textes des émissions, 11.5 cm de documents textuels, 15e émission : Jacques Cartier II : le

pays de Toutes Isles, 4 octobre 1960, p. 3.

79 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/6,5, n°du fond : 1402, Au Pays de

Neufve-France, Les émissions : 1956-1957, Réenregistrées en 1995, 11 bandes sonores, 11e émission : le

marsouin, 6 février 1957, bobine 6976, 30 min.

80 Emmanuèle Baumgartner et al., « Épopée » [article encyclopédique], Encyclopaedia Universalis,

consulté le 9 décembre 2013, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/epopee/

quelques anciens du Havre St-Pierre, […] se retrouvent autour d'une cruche de bons souvenirs et à l'instant les fantômes, les naufrages, les grandes chasses et les rêves de trésors cachés sur les îles s'éveillent, grandissent, éclatent, bercés de mots, embellis, épopées, comme au temps merveilleux des chanteurs de gestes81

[Grand Louis] s'est emparés de la parole […]. Durant deux bonnes heures, nous l'avons écouté, éberlués. La belle gerbe de gestes. La belle geste aussi comme une chanson.82

Ici, le geste ne fait pas référence au métier, mais à l'acte d'incarner et de supporter le souvenir et la parole par les mouvements de son corps. Dans les émissions de radio, les aînés agissent ainsi comme des bardes modernes.

En somme, dans la production de Perrault, les gestes sont une porte d'entrée à l'exploration de la tradition et de la mémoire du pays. Véritable, « témoignage, au service de la mémoire collective »83, ils sont la preuve de la réussite de la survie et de

l'adaptation des gens d'ici, de nos ancêtres, véritable héros d'une épopée collective, porteuse de traditions, dont le souvenir est invoqué au temps présent par la parole et la chanson de geste des personnes âgées.

Conclusion

Ce chapitre a permis de tracer le portait biographique de Pierre Perrault jusqu'aux années 60, mais aussi de présenter quelques-unes de ses influences intellectuelles déterminantes. Par l'intermédiaire de sa femme et la réalisation des séries radiophoniques

81 Division des archives Université Laval, Fond Pierre Perrault, P319/C/9, 6, Chroniques de terre et de

mer, 1ere série, Textes des émissions, 11.5 cm de documents textuels, 1ere émission : Le Père Le Srat -

missionnaire de la Côte nord, p.1.

82 Pierre Perrault, Nous autres icitte à l'île, Montréal, L'Hexagone, 1999, p. 159.

83 Carlo Mandolini, «Pierre Perrault et la série Au pays de Neufve-France : l’antichambre du direct »,

Séquences : la revue de cinéma, n°204 (septembre-octobre 1999), p. 32.

et documentaires, il entre en contact avec un bagage traditionnel dont il ne soupçonnait pas l'existence. Il consulte dès lors les travaux des premiers folkloristes, comme Barbeau, Lacoursière et Savard, et des régionalistes, comme Groulx, pour préciser sa démarche et son approche de cette culture populaire.

Si les aînés s'imposent rapidement dans sa production comme une porte d'entrée à la connaissance du passé, d'autres motifs clés font aussi surface. De l'explorateur Jacques Cartier, vu comme fondateur du pays, aux « gestes », Perrault cherche à travers ces thèmes à saisir et à communiquer les origines du pays afin de promouvoir une grande épopée collective basée sur les traditions.

Enfin, les années 50 sont également celles d'une rencontre déterminante. C'est à cette époque que Pierre Perrault entre en contact avec Alexis Tremblay et les traditions de l'Île-aux-Coudres. Alexis est le narrateur de plusieurs épisodes radiophoniques portant sur l'île et ses traditions, allant de la construction des goélettes, en passant par la traverse d'hiver ou la chasse aux marsouins. Ces productions jetteront les bases de ce qui deviendra la production la plus connue de Perrault, tant au niveau national qu'international, La Trilogie de l'Île-aux-Coudres qu'il réalisera pendant les années 60.