• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4 : Le mythe du Caravage ou l’histoire de l’art comme fantasme

3. L’impact économique de l’exploitation du mythe

3.2 Le tourisme

Il est notable de constater qu’un intérêt semble actuellement se développer pour la question de l’auto-représentation dans l’œuvre du Caravage. Comme le souligne Richard Spear, le peintre insère sa figure dans des tableaux qui sont accessibles dans les églises, palais et collections privées. De plus, les images sont aujourd’hui très largement diffusées

par l’exposition des œuvres dans les musées de même que la présence de reproductions sur Internet. Cette transmission de sa propre image peut ainsi rappeler la pratique de mettre en ligne sa photographie sur Facebook et du besoin d’affirmer sa présence dans l’espace public (Spear, 2010). Une application Iphone intitulée Caravaggiomania et disponible sur Itunes invite ainsi le public à suivre les traces du Caravage dans Rome. Étant muni de cartes géographiques interactives, l’amateur d’art peut se diriger facilement vers les institutions propriétaires des tableaux en plus d’en apprendre davantage sur leur histoire grâce à des vidéos offrant des analyses des œuvres les plus connues. Ces initiatives tendent à créer une impression de proximité du spectateur avec l’artiste qui est favorisée par l’exploitation de la biographie.

Une équipe médicale dirigée par Silvano Vincenti a, quant à elle, affirmé en 2010 avoir retrouvé le squelette du Caravage dans la crypte d’une église locale de Porto Ercole44. De nombreux spécialistes du peintre émettent toutefois des doutes sur les résultats de la recherche, précisant que le Caravage n’a pas eu de descendance ce qui complexifie les analyses d’ADN que l’équipe a réalisé avec des membres de la communauté étant liés à l’arbre généalogique de la famille Merisi. Tomaso Montanari, un spécialiste de l’Université de Naples, s’est aussi déclaré perplexe en rappelant la présence de nombreux sites d’inhumation à Porto Ercole au XVIIe siècle qui n’ont pas été visités par le groupe dirigé par Vincenti. Keith Christiansen s’est pour sa part déclaré surpris de cet intérêt médiatique, indiquant ironiquement qu’il croyait que le marché des reliques avait cessé au Moyen-Âge (cité par Povoledo, 2010). La ville de Porto Ercole semble toutefois considérer que cet intérêt pour l’artiste pourrait favoriser le tourisme dans la région. À cette occasion, le maire Arturo Celluli avait mentionné que les ossements découverts seraient exposés temporairement dans la forteresse de ville le temps qu’une décision sur un lieu d’exposition permanent soit prise.

Récemment, la ville de Loches en France a également fait les manchettes en voulant s’associer à la figure du Caravage, l’église de la municipalité possédant deux

44 L’annonce de la découverte de résidus de pigmentation par les expertises en laboratoire a enflammé

l’imagination des médias qui ont suggéré que le Caravage ait pu mourir empoisonné par ce contact avec la matière (Kington, 2010). Cette histoire d’un Caravage tué par son art n’est pas sans rappeler la critique de Poussin, comme quoi le Caravage avait tué la peinture. L’équipe de recherche elle-même a toutefois spécifié que d’autres facteurs pouvaient être mis en cause tels que l’infection des blessures infligées à Naples, la syphillis ou un coup de chaleur. Au cours des années, de nombreuses causes possibles de la mort du peintre ont également été suggérées dont la malaria.

tableaux lui étant attribués. Il s’agit d’une Cène à Emmaüs très semblable au tableau du maître exposé à la National Gallery de Londres ainsi que de L’incrédulité de Saint-

Thomas, une œuvre qui s’apparente quant à elle au tableau de Postdam. L’identification

actuelle est établie par la similitude des compositions et du style, de même que de la présence du blason de Philippe de Béthune dans la partie supérieure de chacune des toiles. Ce cardinal fut ambassadeur de France à Rome et on lui reconnait notamment une intervention auprès de l’administration romaine qui contribua à la libération de prison du Caravage suite au procès contre Giovanni Baglione (Smith O’Neil, 2002 : 27). Malgré un document d’époque conservé à la Bibliothèque nationale de France et attestant l’achat des œuvres du Caravage par le cardinal, de nombreux spécialistes ont émis des doutes quant à l’authenticité des tableaux. Pierre Rosenberg, ancien président du Louvre, a exprimé son scepticisme en suggérant qu’il puisse s’agir de copies, une idée reprise par Clovis Whitfield qui affirme que les œuvres doivent être attribuées à Proserpo Orsi (Panvert, 2013). Le maire de la ville, Jean-Jacques Descamps, s’est toutefois montré choqué de cette remise en question, déclarant à des journalistes :

«La France a classé Monuments Historiques ces tableaux. Le ministère de la Culture exige qu'ils soient présentés au public derrière les mêmes vitrages blindés que ceux utilisés pour la Joconde au Louvre. Des caméras et des systèmes d'alarme veillent nuit et jour. Ce seraient donc les deux croutes les plus protégées de France?» (cité par Panvert, 2013).

Outre les considérations pratiques ici mises en cause quant aux mesures de conservation des tableaux, il est essentiel de ne pas négliger l’attrait touristique considérable qu’a représenté l’annonce de l’attribution des œuvres par les autorités en 2010 suite à une restauration. La communauté de 7000 habitants reçoit en effet plus de 25 000 visiteurs par année depuis ce temps (Panvert, 2013). Nous constatons ici que la présence des tableaux a une importance culturelle et économique pour les dirigeants politiques en place. Même s’il peut s’agir de copies peintes réalisées par des suiveurs français ou italiens, l’association du nom du Caravage aux œuvres semble paradoxalement les entourer d’une aura d’authenticité qui attire les visiteurs. Cette situation est attribuable à la définition même de l’œuvre d’art telle que définie par Walter Benjamin : «À la parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de

l’œuvre d’art Ŕ l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve ». (Benjamin, 2003 : 13). Le peintre est donc devenu une figure canonique de l’histoire de l’art au cours des dernières décennies et de lui attribuer la paternité des œuvres contribuer à donner une visibilité médiatique considérable à la ville ou à l’institution qui les possède ou qui lui sont rattachées.