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Chapitre 3 : L’auto-projection comme vecteur identitaire : Violence et sexualité du

3. La mort et la violence : La critique d’art face à la biographie

3.2 La représentation de l’homicide

L’historiographie du XXe siècle adopte indirectement un discours sur l’homicide, rappelant par exemple la familiarité du Caravage dans le maniement des armes et dans leur représentation peinte40. Ce contact avec la mort frappe l’imaginaire et semble inspirer l’anecdote de Susinno sur le Caravage qui aurait fait déterrer un cadavre pour la réalisation de son saint Lazare. Le modèle chargé de le soutenir aurait été incommodé par l’odeur de pourriture du corps et menacé de cesser la séance. L’artiste, furieux, l’aurait alors frappé (cité par Hibbard, 1983 : 384). Cet épisode est semblable à une fable de

Condivi au sujet de Michel-Ange qui aurait cloué un modèle sur une croix puis transpercé son cœur d’une lance afin de peindre une résurrection. Il s’agit ici d’une réactualisation du récit de Sénèque l’Ancien qui raconte que le peintre Parrhasius aurait torturé un Olympien pour peindre un Prométhée enchaîné (Delon, 1995 : 77) Ces caractérisations traduisent l’importance de l’incarnation pour la théorie de l’art, l’artiste devant donner vie aux figures représentées. On ressent toutefois une ambivalence envers cette dimension dans la manière de traiter des œuvres du Caravage. S’il a, en effet, la capacité de donner vie aux images par son talent artistique, on lui attribue toutefois un tempérament destructeur par le meurtre perpétré à Rome.

3.2.1 La Décollation de Saint-Jean Baptiste

Dans son récent article «Signature Killer : Caravaggio and the Poetics of Blood», David Stone s’interroge sur la fonction de l’unique signature du Caravage se trouvant dans le sang du martyre de La décollation de saint Jean Baptiste (figure 15). Stone propose une révision des implications religieuses avancées par l’historiographie traditionnelle et pouvant expliquer cette revendication d’auteur dont l’iconographie et la fonction rituelle du tableau. Il s’éloigne ainsi de la thèse d’Howard Hibbard suggérant une identification au démon de même qu’un intérêt sadique pour la brutalité en reconsidérant le contexte de la commande. Le tableau était destiné à l’oratoire de l’ordre des chevaliers de Malte reconnu pour son engagement dans les croisades. Cet espace pouvait servir à l’enseignement théologique, aux investitures et à la célébration de la messe. Il est peu probable dans cette logique que le Caravage, nouvellement chevalier, ait désiré insister sur son passé criminel41. Pourtant, la représentation du saint agonisant au sol, du sang s’échappant d’une plaie de son cou et le bourreau penché au-dessus de son corps, contribue à renforcer ce discours sur l’homicide. Arne Danielsson suggère par exemple que le Caravage a pu revivre mentalement son crime par la réalisation de l’image (Danielsson, 2000 : 222). James Clifton souligne quant à lui que le sentiment d’horreur dans les œuvres de fiction tend à se manifester par la forme d’une menace au corps humain (destruction, fragmentation, usurpation) (Clifton, 2011 : 377). Le visage est

41 La violence de la représentation ne semble pas avoir provoqué de scandale au XVIIe siècle comme en

témoigne un récit du voyageur Nicolas Bérard publié en 1621 et qui attribue l’œuvre à Michel-Ange lui- même (rapporté par Randon dans De Giorgio et Sciberras, 2007 : 15).

donc considéré comme le lieu des émotions et dans l’image du Caravage le saint vient de perdre la tête ce qui peut provoquer l’épouvante du spectateur.

Stone souligne toutefois qu’en signant l’œuvre en tant que frère, il peut s’agir d’un déplacement du discours sur la noblesse du sang, l’ordre exigeant par sa constitution que l’individu fournisse un arbre généalogique démontrant sa lignée (Stone, 2012 : 578). Issu d’un milieu modeste, il est possible de supposer que le titre de l’artiste fut attribué de manière honorifique, ce dernier réalisant le portrait du maître de l’ordre, Alof de Wignacourt. La présence de la signature peut également relever d’une volonté d’établir sa réputation en s’identifiant en tant qu’auteur de l’œuvre. Vasari raconte par exemple que Michel-Ange décide de signer la Piéta de la Basilique St-Pierre après avoir entendu des visiteurs l’attribuer à un autre sculpteur. Des expertises ont toutefois démontré qu’une inscription était prévue à l’origine du projet mais cette dimension s’est inscrite dans l’historiographie, les deux noms «Michael Angelus» correspondant à la typologie christique que lui accorde Vasari dans son récit (Wang, 2004 : 447).

Le tableau du Caravage était probablement accroché au-dessus de l’autel où le prêtre officiant l’eucharistie bénissait le vin, qui dans la croyance du fidèle devient le sang christique. Il y a ainsi rappel symbolique avec le sang peint de Saint-Jean. L’ordre considérait également le martyre comme un baptême du sang, renouvelant l’engagement dans l’Église. Il peut ainsi s’agir pour le Caravage de démontrer son honneur et son engagement envers la congrégation. Il est étonnant de constater que bien que probables, ces données furent peu prises en compte à ce jour, les spécialistes se contentant de relever la dimension sanguinaire de la signature et de la scène représentée. L’historiographie du XXe siècle a donc caractérisé la violence de l’œuvre picturale comme un témoignage de l’identité meurtrière du Caravage qui reproduit consciemment ou non sa propre expérience. Son corpus est toutefois revisité depuis quelques années et tend à intégrer davantage un discours sur la transmission des idéaux de la Contre-Réforme par l’iconographie de même qu’une prise en compte de la fonction dévotionnelle de l’image dans l’espace réel.

3.2.2 Le David et Goliath

Si la violence de la vie de l’artiste marque la réception de son corpus, le David tenant

la tête de Goliath de la Galerie Borghèse fait état de figure exemplaire (figure 16).

L’œuvre est acquise en 1613, soit trois ans après le décès du Caravage, ce qui influence profondément les clefs de lecture proposées par l’historiographie actuelle. Le peintre se représente sous les traits de Goliath dont la tête vient d’être tranchée. Du sang gicle vers le bas de la composition, la bouche est béante et les yeux entre-ouverts. Le David le retient par les cheveux et les traits adoucis de son visage témoignent de l’humilité envers la victoire. Le jeune homme regarde ainsi sa victime dont la tête est saisie par la main droite et présentée à l’avant-plan, comme s’il s’agissait d’un trophée. Le corps est partiellement dénudé, un drapé blanc découvrant le torse. La main droite tient l’épée du combat qui est appuyée sur la jambe gauche. De nombreux auteurs tendent à considérer que le Caravage se représente sous les traits du Goliath décapité, vaincu et affaibli, en reconnaissance des remords éprouvés. On estime ainsi que l’œuvre a pu être destinée à Scipione Borghese qui avait le pouvoir d’intercéder en sa faveur auprès du pape afin d’obtenir un pardon de son crime. Les récits biographiques de Bellori, Baglione et Mancini sont en effets construits selon cet ordre narratif : en fuite, l’artiste aurait pourtant voulu joindre Rome où il avait connu un grand succès en début de carrière. Dans cette logique, le David et Goliath tend donc à être interprété rétroactivement, comme si l’artiste savait qu’il allait mourir et qu’il devait faire acte de repentance pour son crime.

Une dimension érotique est parfois associée à l’œuvre du Caravage. La douceur du visage du jeune homme rappelle les œuvres de Titien et de Giorgione qui mettent en scène les cruautés et les peines de l’amour (Langdon dans De Giorgio et Sciberras, 2007 : 63). Les psychanalystes ont commenté l’œuvre en ce sens, considérant acquise la présence d’un complexe d’Œdipe dans la formation identitaire de l’artiste. Herwarth Röttgen et Laurie Schneider considèrent ainsi que durant l’enfance, le Caravage ressent un désir pour sa mère qui ne peut être réalisé par les conventions sociales et l’ordre familial en place42. La figure paternelle est ainsi considérée menaçante par la capacité de

42 Il est à noter que dans son article «Donatello and Caravaggio : the Iconography of Decapitation», Laurie

Schneider n’évoque pas la possibilité que le développement du Caravage ne corresponde pas tout à fait à ce modèle psychanalytique si on le considère homosexuel. Elle suppose ainsi une incapacité de renoncement à la figure maternelle commune à tous les jeunes garçons (Schneider, 1976 : 85).

punir le jeune homme des pulsions ressenties. Ce rapport est toutefois ambigu car le père est un modèle signifiant auquel le jeune homme s’identifie malgré la rivalité ressentie. Les auteurs reprennent ainsi les travaux de Freud affirmant que la décapitation est un symbole de castration, châtiment ultime, par le retrait d’un organe définissant l’individu (Schneider, 1976 : 80). L’inconscient masculin établit ainsi une association symbolique du phallus et de la tête. Röttgen et Schneider établissent ici que le désir de castration est éprouvé par l’artiste et sublimé par l’acte de peindre (Schneider, 1993 : 301). Charles Lewis émet l’hypothèse qu’en revivant un événement à l’origine d’un trauma par le biais de la création l’individu puisse parvenir à surmonter ses difficultés émotionnelles (Lewis, 1986 : 263-264). On considère donc ici que le Goliath auquel le Caravage prête ses traits est puni pour avoir éprouvé du désir envers David. Schneider avance par exemple qu’il puisse s’agir d’une réflexion sur l’expérience sexuelle du Caravage avec un garçon plus jeune. Cette affirmation n’est pas sans rappeler l’hypothèse formulée par Gianni Papi et Keith Christensen selon laquelle le modèle a pu être Francesco Buoneri, un amant du Caravage (cité dans Varriano, 1999). Dans l’image, le David a en effet l’épaule dénudée et la noirceur de la scène accentue la blancheur de sa peau. De même, on relève la présence de l’épée près de ses parties génitales ce qui incite visuellement l’attention du regardeur. La psychanalyse prend donc appui sur les spéculations actuelles concernant la thèse d’homosexualité pour établir que l’acte de décapitation démontre une faiblesse chez l’individu de même qu’un désir d’auto-punition dont l’homosexualité tout comme l’homicide romain peuvent être la cause. On insiste également sur la révolte du sujet face à son propre destin, la tête du Goliath ayant encore une expression de vie.

Il est à noter que les études à tendance psychanalytique sont toujours fortement polémiques en histoire de l’art, Gombrich leur reprochant le peu de prise en compte du progrès artistique et de ses modes de représentation (Gombrich, 1983 : 46). Particulièrement sujette à débats, notons l’étude de Freud sur Léonard de Vinci parue en 1910. Ce dernier y présente l’artiste comme un enfant illégitime exprimant des pulsions homosexuelles qui sont relevées par l’étude de carnets et de correspondance. Un manque de fondement historique est notamment critiqué par Meyer-Schapiro qui relève de nombreuses fautes d’interprétation factuelle. De même, Sarah Kaufman désigne par le terme « illusion biographique » les mécanismes qui sont décrits dans cette étude en

établissant qu’il y a d’abord projection par le biographe qui s’identifie au sujet. La censure permet ensuite d’inscrire le sujet exemplaire dans un mode panégyrique, ce dernier perdant ses caractérisations individuelles pour prendre une valeur de modèle universel (cité dans Michel, 1985: 51).

Mais retournons au Caravage. David Stone et Keith Christensen ont récemment proposé de modifier la datation du tableau, qui aurait selon eux été réalisé vers 1605- 1606, fin de la période romaine. L’œuvre pourrait donc avoir été réalisée avant le meurtre, remettant en question la théorie privilégiant l’expression de la culpabilité suite à l’exil. Il est ici nécessaire de considérer une pratique religieuse consistant à se représenter sous les traits d’un pécheur. Michel-Ange s’était par exemple peint sous les traits d’Holopherne sur la voûte de la chapelle Sixtine. Il peut donc d’agir d’un type d’image dévotionnelle destiné à convaincre le spectateur de la piété du peintre et du sentiment religieux exprimé par son travail (Gilbert, 1995 : 25). Si on considère que Giorgione s’est quant à lui représenté en tant que David, il peut s’agir d’une métaphore sur le pouvoir créatif de l’artiste, donnant à voir la tête de Goliath en tant que signe de sa capacité de donner vie ou mort aux figures (Langdon, 1998 : 385). Une lecture chrétienne est également favorisée par l’étude de l’épée, comprenant les lettres H-AS OS, abréviation de l’expression latine humilitas occidit superbiam Il s’agirait d’une allusion augustine à l’humilité dans la victoire et à une lamentation quant à la tâche du bourreau (Stone dans Warwick, 2006 : 39). Pour David Stone, l’artiste établit ainsi sa persona, choisissant délibérément de reproduire ses traits dans l’image, ce qui était précédemment considéré péjoratif par la théorie de l’art. Il évacue ainsi la tendance involontaire de cette pratique, choisissant de se représenter en position de piété, s’inscrivant dans la tradition de Michel- Ange et appuyant ainsi son statut artistique et social (Stone dans Warwick, 2006 : 43).

La représentation en tant que victime s’inscrit ainsi dans une tradition religieuse complexe et il est déplorable que le contexte de production de cette œuvre soit peu pris en compte dans les études actuelles. Nous ne savons pas, par exemple, à quel lieu le tableau était destiné. Dans quelles circonstances l’œuvre est-elle entrée en possession de Scipione Borghese ? Si elle est bien réalisée à Rome, se peut-il qu’elle ait été commandée par un autre mécène si on ne trouve sa trace dans les inventaires qu’à partir de 1613 ? Il y a donc beaucoup de facteurs à prendre en compte dans l’utilisation de données biographiques en

histoire de l’art. Comme le soulignent Rudolf et Margot Wittkower, l’information historique accessible aux auteurs est parfois insuffisante et, dans certains cas, une lecture en fonction des propres intérêts de recherche de l’historien semble s’imposer, qu’on pense par exemple ici à la psychanalyse (Wittkower, 2000 : 341). L’identification de l’artiste au démon semble toutefois s’imposer à l’imaginaire collectif. Comme nous l’avons déjà mentionné, Susinno raconte dans sa biographie qu’à la fin de sa vie, le Caravage aurait refusé l’eau bénite que lui aurait offerte un pèlerin, affirmant que ses péchés étaient mortels (cité dans Hibbard, 1983 : 386). Cette prise de conscience inscrit ainsi dans le récit un fort caractère moral qu’on tend à utiliser littéralement dans les études actuelles sur les auto-représentations du peintre. Les dimensions économiques, sociales et religieuses tendent ainsi à être évacuées du discours au profit d’études psychologisantes dénotant la compréhension actuelle du rôle de l’artiste au XVIIe siècle.

4. Conclusion

L’historiographie du XXe siècle a abordé l’œuvre du Caravage en fonction de divers intérêts. Les études de Roberto Longhi, Lionello Venturi et Walter Friedlaender constituent les fondements des études caravagesques actuelles, en tentant d’établir les attributions des tableaux du maître, en réalisant une chronologie de sa carrière et en effectuant des comparaisons stylistiques. La discipline actuelle hérite de cette tradition tout en adoptant de nombreuses approches méthodologiques dans l’interprétation des tableaux. Si certains historiens de l’art tels Maurizio Calvesi ont réalisé des études très poussées sur la symbolique, Creighton Gilbert, Howard Hibbard et Helen Langdon se sont davantage intéressés à l’étude du contexte historique et social de production des œuvres. Laurie Schneider et Herwarth Röttgen ont, quant à eux, proposé une lecture psychanalytique des œuvres tendant à intégrer les données biographiques au discours et réinterprétant ainsi le proverbe ogni di pittore dipinge se de Léonard de Vinci. On considère de cette manière que l’artiste laisse des traces involontaires de ses pulsions à travers ses créations, et on peut notamment les relever par l’expression de la sexualité et de la violence dans l’œuvre du peintre. Il est très intéressant de constater que, depuis quelques années, on voit également émerger une réflexion sur l’utilisation des sources

anciennes en histoire de l’art. Les études de Philip Sohm et de David Carrier sur le mythe du Caravage en témoignent par l’étude de la mise en œuvre des données dans le récit historiographique. L’objectif de ce chapitre était de démontrer que le discours scientifique comporte une part de spéculation dans la mesure où l’utilisation ou la non utilisation des données biographiques influence nécessairement la pratique de la discipline. Le Caravage était-il homosexuel et comment l’érotisme s’exprime-t-il dans son art ? De même, dans quelle mesure peut-on affirmer que l’homicide commis caractérise sa production picturale ? Les recherches de Posner interprètent des œuvres du XVIIe siècle en regard de codes sociaux actuels ce qui impose une lecture anachronique du corpus du Caravage. Ces caractérisations du peintre sont implicites dans les écrits actuels et témoignent d’une compréhension par les historiens d’art d’une image publique du Caravage qui est travaillée par les récits de ses biographes.

CHAPITRE 4 : LE MYTHE DU CARAVAGE OU L’HISTOIRE DE L’ART COMME