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Le réalisme d’un cadavre : La mort de la vierge

Chapitre 3 : L’auto-projection comme vecteur identitaire : Violence et sexualité du

3. La mort et la violence : La critique d’art face à la biographie

3.1 Le réalisme d’un cadavre : La mort de la vierge

La représentation du corps de La mort de la vierge du musée du Louvre pose problème à la critique d’art par son réalisme. En effet, la vierge est traditionnellement présentée au spectateur en ascension, son âme rejoignant le paradis. Le Caravage choisit quant à lui de nous présenter le corps étendu sur un lit et formant une diagonale dans la composition, la tête de la vierge étant située dans la partie inférieure droite de la toile. Elle porte une robe rouge et sa main droite est posée sur son ventre, rappelant ainsi sa maternité (Askew, 1990 : 120). Le bras gauche est appuyé vers l’oreiller, la dépouille étant légèrement orientée vers le spectateur. Le seul élément proprement surnaturel est la fine auréole entourant sa tête. La vierge est entourée des apôtres à l’arrière-plan et de Marie-Madeleine qui est à l’avant de la composition, assise sur une chaise dans le coin intérieur droit et portant les mains à son visage. Un drapé est suspendu à l’arrière plan et sa couleur rouge rappelle le sang christique dont le sacrifice assure l’espérance de

38 « Mais lequel a le plus de force, ceci ou cela, l’épée ou le pinceau ? Leur voile et le sang, et voici la toile

et la couleur, l’un est d’art et l’autre est d’amour. » (Je traduis)

39 À ce propos, Mieke Bal affirme que l’imitation du sang dans les œuvres du Caravage n’est pas

illusionniste et constitue davantage un «signe visuel qui combine une icône, un index et un symbole. » (Bal, 1999 : 100). L’utilisation de la couleur rouge impose ainsi une similitude entre le sang et la peinture. L’application de la matière, qui semble jaillir du cou d’Holopherne, symbolise quant à elle la mort.

résurrection aux pèlerins au moment de la mort. La couleur du drapé opère également un rappel formel dans l’image par son association de la robe de la vierge. Dans la tradition picturale italienne, les peintres qui privilégiaient une représentation réaliste des sujets religieux pouvaient sacraliser leur composition en opérant une franche césure entre la portion terrestre et céleste de la scène ou reprendre une formule canonique qui correspond dans l’esprit du fidèle à la convention de représentation (Bonfait, 2012 : 156- 157). L’œuvre du Caravage ne respecte pas ces paramètres en prenant ses distances avec la représentation traditionnelle du thème et éliminant de nombreux signes de la présence divine. Le discours sur l’œuvre semble ainsi marqué par une ambivalence envers le « réalisme » caravagesque. Curieusement, Erwin Panofsky exprime une préoccupation similaire dans son essai Early Netherlandish Painting :Its Origins and Character publié en 1953. Ce dernier considère en effet que la systématisation de l’espace du Triptyque de

l’Annonciation de Roger Campin, auquel participe l’illusionnisme des chandelles, de la

vaisselle de même que de l’intérieur flamand, nie le contenu symbolique de la scène (cité par Holly, 1996 : 156). On semble ainsi considérer que la captation du réel s’oppose à la dimension spirituelle du récit biblique qui doit être intériorisé par le fidèle.

L’œuvre était destinée à la chapelle funéraire de Larezio Cherubini à l’église Santa Maria della Scala in Trastevere dont l’ordre des carmes déchaussés était responsable.Si les choix iconographiques peuvent expliquer le refus de l’œuvre, le Caravage effectue aussi un jeu sur le nom de l’ordre en représentant les pieds de la vierge découverts et Baglione suggère que ce détail ait pu être une offense au décorum. L’œuvre fut par la suite acquise par le duc Ferdinand de Gonzague par l’intermédiaire de Rubens (Loire, 1990 : 15). Dans les années 1620, Mancini est le premier à identifier le modèle de la vierge comme une prostituée du Trastevere, Bellori mentionnant par la suite qu’il s’agit d’un cadavre d’une femme noyée (cité dans Askew, 1990 : 50). Todd Olson remarque que le témoignage de Mancini dénote une forte ambivalence envers sa pratique de critique d’art et ses connaissances de l’anatomie humaine. En effet, il est chargé de réaliser des dissections en tant que physicien personnel du pape Urbain VIII et par son rôle de médecin à l’hôpital Santo Spirito in Sassia de Rome où il étudiait principalement les pathologies. Si les corps de criminels peuvent à l’époque être sujets à ce type d’examens post-mortems, Mancini a même l’honneur de disséquer un cardinal romain ce

qui était un privilège pour un médecin bien qu’il s’agissait d’un tabou social (Olson, 2005 : 89). Cette représentation du cadavre suscite ainsi un malaise car en plus Mancini identifie lui-même la prostituée. S’il ne désire pas que le lecteur puisse imaginer qu’il en était un client, son récit traduit une familiarité avec ces femmes issues de milieux socio- économiques inconvenants qu’il fréquente par l’exercice de sa profession (Olson, 2005 : 92). La situation semble provoquer une anxiété profonde chez l’auteur car il avait étudié les cadavres de vierges et de femmes enceintes. Il a ainsi un contact avec le corps féminin en pratiquant une intervention chirurgicale. On ressent donc dans les biographies de l’époque un malaise envers cette représentation naturelle de la mort de la vierge. Si cette dernière n’est pas idéalisée, le Caravage insiste surtout sur l’affect des personnages l’entourant. Le corps est ainsi disposé simplement dans des vêtements contemporains et l’artiste ne dispose pas ses bras en croix ce qui aurait pu être une référence à son enterrement prochain (Askew, 1990 : 69). Les choix iconographiques et formels de cette œuvre favorisent l’inclusion du spectateur dans l’espace sacré ce qui correspond au mysticisme prôné par Saint-Philippe Néri et les réformateurs post-tridentins (Friedlaender, cité par Chorpenning, 1987 : 149). Le côté horrifiant du naturalisme du Caravage l’emporte toutefois ici sur des considérations historiques qui contribuent à expliquer le tableau de manière autre que « sensationnelle ». Cette représentation réaliste du corps humain influence donc la réception des œuvres réalisées suite au meurtre de Tomassoni par la violence de leur l’iconographie.