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Le tort que constitue la mort pour les êtres humains

2.2 Les nonhumains et la possession d’intérêts

3.2. L’intérêt à persévérer dans son existence

3.2.1 Le tort que constitue la mort pour les êtres humains

D’abord, qu’est-ce que la mort? Bien sûr, il faut distinguer entre les causes de la mort, le processus consistant à mourir et l’état qui s’ensuit à jamais, soit celui d’être mort, c’est-à-dire de ne plus exister325. Alors que certains auteurs ont avoué redouter le passage vers la mort beaucoup

plus que la mort elle-même, d’autres estiment au contraire que mourir n’est une si mauvaise chose que parce que cela conduit à ne plus exister326.

Ensuite, il faut décider quand un individu est décédé : lorsque la toute dernière trace de vie s’éteint; à partir du moment où l’état dans lequel se trouve un individu ne permet plus d’espérer qu’il survive; ou encore lorsque les capacités physiologiques d’un individu ne fonctionnent plus d’une manière globalement intégrée327. Et pour établir le moment précis de la mort, il faut également répondre aux questions ontologiques portant sur la nature de l’être qui est décédé. S’il est essentiellement un animal, alors sa mort survient au moment où l’animal n’est plus328. S’il est foncièrement une personne consciente d’elle-même, alors la mort a lieu lorsque l’individu perd (de manière permanente peut-être) les caractéristiques psychologiques (et les relations entre celles-ci) qui font de lui une personne (Parfit, 1993). S’il est d’abord et avant tout un esprit (a

mind), alors il persiste tant que son esprit reste inchangé (McMahan, 2002). Ces différentes

positions peuvent avoir des implications considérablement différentes lorsque vient le moment de juger si certains êtres sont toujours vivants ou s’ils sont déjà morts. Steven Luper-Foy donne l’exemple de la démence qui porte atteinte aux capacités psychologiques d’un individu tout en épargnant ses capacités physiologiques. L’individu frappé de démence peut cesser d’être une personne329 et donc, selon les personistes, en mourir, alors que, du point de vue des tenants de l’animalisme, il sera toujours bien en vie. Par ailleurs, on peut imaginer qu’un cerveau en bon état soit retiré d’un corps dont les fonctions physiologiques ont été irréversiblement compromises et soit maintenu en vie artificiellement. S’il fallait alors déterminer si l’individu est mort ou s’il est toujours vivant, les mindistes et les animalistes n’arriveraient sans doute pas à la même conclusion (Luper-Foy, 2009).

Par ailleurs, on peut se demander si un être cesse d’exister dès sa mort. En effet, puisque l’on se permet parfois de dire d’une personne qu’elle est morte, il semble que l’on présume alors que l’existence de la personne est indépendante du fait qu’elle soit décédée ou non; qu’être mort n’est qu’une qualité associée ou non à un sujet. Selon cette approche, un être continue à exister même s’il n’est plus vivant (dead survivors view), sous la forme d’un cadavre, tant et aussi longtemps que ses composantes originales sont maintenues en ordre, ce qui peut durer un certain

326 « It is sometimes suggested that what we really mind is the process of dying. But I should not really object to dying if it were not followed by death. » (Nagel 1993, 370n1)

327 Sur la question du moment de la mort, voir Belshaw (2009, 39-63).

328 Snowdon, « Persons, Animals, and Ourselves » (1990) et Olson, The Human Animal (1997) ainsi que What Are

We? A Study in Personal Ontology (2007).

329 Évidemment, cela dépend de la définition que l’on donne à la notion de personne. Nous reviendrons brièvement sur ce sujet en conclusion.

temps après le décès (Mackie 1999, 219; Feldman 1993, 313). Pourtant, il paraît plus raisonnable de considérer que la mort entraîne la destruction complète du sujet ou la fin de son existence (annihilation thesis ou termination thesis330) et que l’expression « une personne morte » n’est qu’une manière imprécise d’exprimer l’idée que ce qui fut une personne ou un animal humain, désormais, n’est plus331.

Vient ensuite la question fondamentale du tort que représente la mort pour la personne décédée, question ayant été soulevée de manière troublante par Épicure, selon qui la mort — entendue comme un état de non-existence permanent ou comme un vide expérientiel total (experiential blank332) — ne peut constituer un préjudice pour la victime, puisque là où la personne se trouve, la mort n’est pas encore et que, là où la mort se trouve, la personne n’est plus333. Au problème épicurien, différentes réponses ont été proposées334, mais celle qui est généralement privilégiée veut que la mort constitue un préjudice parce qu’elle prive la victime des expériences positives qu’elle aurait pu vivre dans le futur335. Il s’agit de la théorie de la mort comme privation des bonnes choses de la vie (deprivation theory of death’s badness) : « death is an evil because it brings to an end all the goods that life contains » (Nagel 1993, 62).

Comme Harry Silverstein le remarque pourtant, la mort conçue comme privation des bonnes choses de la vie, a priori, ne résout pas complètement le dilemme épicurien puisque, le défunt n’existant plus, il semble qu’il ne puisse ni jouir d’avantages, ni être privé de quoi que ce soit. Le préjudice n’aurait donc pas de sujet et cela peut paraître difficilement acceptable336. À cela, Thomas Nagel répond qu’il n’est pas nécessaire qu’une chose soit ressentie comme mauvaise par un sujet pour qu’elle lui cause du tort et qu’elle contrevienne à ses intérêts. Soutenir

330 Feldman, « The Termination Thesis » (2000).

331 Luper-Foy (2009) observe que nous pouvons bien dire de Socrate qu’il est une personne morte, alors que même son cadavre n’existe plus.

332 Fischer (1993, 4).

333 Épicure, « Letter to Menoeceus » (1940, 30-1).

334 Une réponse intéressante, que nous ne verrons pas ici en détail parce qu’elle n’est pas utile à notre propos, est celle consistant à soutenir que Épicure a tort de penser que la mort n’est rien pour nous puisque, pour être indifférents par rapport à la mort, il nous faudrait être indifférents par rapport à son alternative qu’est la continuation de la vie. Or, nous ne le sommes pas et ne pouvons l’être. Épicure et les épicuriens se tromperaient donc en supposant que la mort est neutre et que nous n’avons jamais de bonnes raisons de la craindre. Voir à ce sujet Luper- Foy, « Annihilation » (1993, 278), Warren, Facing Death (2004) et Plauché, « Life, Death, and Harm: An Austro-

Aristotelian Account » (2006) où l’on peut lire ce qui suit: If death is independently ascribed a perpetual zero valence

of nonvalue, meaning that one must be completely indifferent to it, then its alternative(s) – life and everything that depends upon it – must also be ascribed nonvalue. »

335 Nombreux sont les auteurs qui ont privilégié cette approche, pensons notamment à Nagel (1993), Feldman (1991), Sumner (1976) et Marquis (1997).

336 Le deuxième terme de la comparaison semble se buter au problème soulevé par Épicure: une fois morte, la victime ne peut profiter des bénéfices que la mort emporte, ni souffrir des privations qu’elle entraîne (Silverstein 1980, 404-5).

le contraire, dit-il, et exiger que la condition de l’expérience consciente (the experiential

requirement) soit satisfaite impliquerait ce qui suit :

« It means that even if a man is betrayed by his friends, ridiculed behind his back, and depised by people who treat him politely to his face, none of it can counted as a misfortune for him so long as he does not suffer as a result. It means that a man is not injured if his wishes are ignored by the executor of his will, or if, after his death, the belief becomes current that all the literary works on which his fame rests were really written by his brother, who died in Mexico at the age of twenty-eight. […]

Someone who holds that all goods and evils must be temporally assignable states of the person may of course try to bring difficult cases into line by pointing to the pleasure or pain that more complicated goods and evils cause. Loss, betrayal, deception, and ridicule are on this view bad because people suffer when they learn of them. But is should be asked how our ideas of human value would have to be constituted to accommodate these cases directly instead. One advantage of such an account might be that it would enable us to explain why the discovery of these misfortunes causes suffering – in a way that makes it reasonable. For the natural view is that the discovery of betrayal makes us unhappy because it is bad to be betrayed – not that the betrayal is bad because its discovery makes us unhappy. » (Nagel 1993, 64-5)

D’autres auteurs, comme Feinberg (1933) et Nozick (1971) par exemple, estiment également qu’il n’est pas nécessaire d’avoir conscience d’une chose pour que celle-ci nuise à nos intérêts337. À ceux qui s’opposent à la théorie de la mort comme privation — selon qui ces exemples ne sont pas pertinents puisque, contrairement au cas particulier de la mort, les situations qu’ils mettent en scène n’empêchent pas qu’il demeure possible pour les sujets de souffrir des torts causés —, John Martin Fischer répond en proposant de modifier l’exemple de la trahison de Nagel, de manière à éviter tout risque que la personne trahie découvre ou soit mise au courant de ce dont elle a été victime338. Selon lui, la trahison nous paraîtrait alors s’opposer aux intérêts de la victime, et ce, même si le préjudice subi ne peut avoir aucun effet sur les expériences conscientes de celle-ci. Suivant la formule employée par Nagel, il conclut que ce n’est ni la peine causée par la découverte de la trahison, ni la possibilité de cette peine qui rend la trahison dommageable. C’est plutôt parce que la trahison constitue un préjudice que sa découverte ou la possibilité de sa

découverte peinera la victime.

337 « If someone spreads a libelous description of me among a group whose good opinion I covet and cherish, altogether without my knowledge, I have been injured in virtue of the harm done my interest in a good reputation, even though I never learn what has happened. That is because I have an interest, so I believe, in having a good reputation as such, in addition to my interest in avoiding hurt feelings, embarrassment, and economic injury. And

that interest can be seriously harmed without my ever learning of it. » (Feinberg 1993, 180).

338 Dans « Death, Badness, and the Impossibility of Experience », Fischer s’inspire du principe des possibilités alternatives (the principle of alternative possibilities) d’Harry G. Frankfurt pour imaginer un intervenant capable de s’assurer que la victime ignore à jamais qu’elle a été trahie (1997, 344).

En réponse à Stephen Rosenbaum plus particulièrement, Fischer précise que, contrairement à certains stimuli sensoriels qui provoquent une expérience dont le caractère mauvais est essentiellement lié (et conditionnel) au fait qu’elle soit déplaisante, les situations comme celle de trahison causent un préjudice qui n’est pas de nature sensorielle et qui n’a donc pas besoin d’être ressenti consciemment pour être considéré comme dommageable (Fischer 1997, 350). Dans cet ordre d’idée, Christopher Belshaw distingue entre les dommages de nature sensorielle et les dommages qui ne le sont pas, comme la mort. À l’inverse de Nagel et de Fischer, par contre, Belshaw soutient qu’il n’est pas utile d’avoir recours à l’exemple de la trahison pour conclure que la mort est préjudiciable, en dépit du fait que nul ne peut en faire proprement l’expérience :

« Nagel’s point about betrayal is well known. It is that betrayal is bad for us, even when unexperienced. This challenges the view that only bad experiences can be bad for us, and so opens the way for thinking that death too is bad, though similarly unexperienced. But this, I believe, gets things the wrong way round. For it is clearer that death is bad than that never-experienced betrayal is bad. And this can be explained. Death, though not itself experienced, makes a big difference to our experience. It ends it. That is precisely (at least when our experience would have been good) why it is bad. Unexperienced betrayal makes no difference to our experience. It leaves it as it is. I agree that such betrayal is bad. But this is the harder thing to explain. » (Belshaw 2000, 338)

La mort, plus que tout événement posthume, pourrait donc avoir un impact sur les expériences conscientes d’un individu en l’en privant complètement. À l’instar de Belshaw, Frances M. Kamm insiste sur la valeur que l’on accorde à l’expérience en tant que telle et la perte que représente la cessation de la possibilité de faire quelque expérience que ce soit : « it is the fact that death deprives us of the goods of experience and action that makes death bad for us » (Kamm 1988, 161). Entendue au sens large339, la condition de l’expérience est donc satisfaite et la mort peut constituer un dommage pour le défunt en ce qu’elle le prive non seulement d’expériences positives, mais d’expériences tout court.

Plutôt que d’insister sur la nécessité, pour qu’un événement soit considéré comme préjudiciable pour un sujet, que cet événement (ou ses effets) soit consciemment ressenti(s) comme préjudiciable(s) par le sujet, d’autres auteurs interprètent le dilemme épicurien de manière à exiger plus simplement que le sujet existe au moment où l’événement en question (ou ses effets) se produi(sen)t (the existence requirement). Bien sûr, si la condition liée à l’existence repose entièrement sur la condition liée à l’expérience — c’est-à-dire, si c’est parce qu’elle est permet l’expérience consciente que la condition de l’existence est considérée comme nécessaire

—, alors les remarques qui s’appliquaient à la condition de l’expérience s’appliquent mutatis

mutandis à la condition de l’existence (Fischer 1997, 350-1; Belshaw 2000, 331-2).

S’intéressant spécifiquement à cette condition, Jeff McMahan suggère de l’abandonner complètement. À son avis, l’intuition forte et communément partagée selon laquelle la mort constitue généralement un grave préjudice pour la victime devrait suffire à nous convaincre qu’il n’est pas nécessaire d’exister pour subir un tort et que la mort peut constituer un dommage pour la victime, même une fois qu’elle est décédée (McMahan 1993, 240-2). Si l’on tient à éviter que les événements posthumes puissent être interprétés comme mauvais pour le défunt lui-même (puisque cela, tout de même, peut paraître contre-intuitif), il propose de rejeter cette condition de l’existence tout en continuant, à l’instar de Fischer, à exiger, pour qu’un événement constitue un tort pour un individu, qu’il ait une influence sur les expériences conscientes de celui-ci. Alors que les événements posthumes ne peuvent avoir un tel impact, la mort, rappelons-le, peut être interprétée comme un événement qui prive la victime de toute expérience consciente et qui, pour cette raison (celle du wide experiential requirement), affecte (plus que tout autre événement), la vie expérientielle du sujet340. McMahan estime qu’en éliminant toutes les expériences conscientes qu’un individu aurait pu avoir s’il était resté en vie, la mort peut avoir un impact dommageable sur un sujet qui n’existe pourtant plus. À son avis, Épicure a tort de considérer que la mort ne peut constituer un préjudice pour le défunt simplement parce que celui-ci n’existe plus. En fait, elle est dommageable pour lui précisément parce qu’elle met fin à son existence. La mort n’est peut-être jamais ressentie comme un tort en tant que tel, mais parce qu’elle fait obstacle à l’obtention de bonnes choses que le défunt aurait consciemment appréciées ou, plus généralement, parce qu’elle prévient toute expérience pour le défunt, elle peut entraîner, pour lui, un préjudice sérieux; peut-être même le pire.

Ces questions entourant la condition de l’expérience et la condition de l’existence rejoignent celle du moment où un tort est causé (timing puzzle). En effet, s’il est possible que la mort, parce qu’elle entraîne une privation des bonnes choses de la vie, représente un préjudice pour l’individu qui décède, il reste à déterminer quand ce préjudice se produit. Différentes réponses ont été proposées. Pour Nagel, il semble que le moment où la mort est dommageable

340 Selon McMahan (1993, 234), il faut distinguer le wide experiential requirement et le narrow experiential

requirement. Alors que la première condition se contente d’exiger qu’un événement, pour constituer un dommage

pour un sujet, affecte, d’une manière ou d’une autre, les expériences conscientes de ce dernier, la seconde condition exige que cet événement soit vécu par le sujet comme une expérience négative en tant que telle. McMahan estime qu’il vaut mieux nous en tenir à la première condition. Cela rejoint précisément le propos de Belshaw (2000) et de Kamm (1988).

demeure indéterminé341. Pour Silverstein (1980), la mort cause un tort atemporel au défunt. Pour Fred Feldman, il est possible que la mort, si elle est dommageable pour un individu, le soit en tout temps : avant sa naissance, toute sa vie durant de même qu’après sa mort. Il s’agit de la thèse

éternaliste (Feldman 1993, 321ff.). Pour Neil Feit (2002) et Ben Bradley (2004), enfin, le

préjudice entraîné par la mort et les événements posthumes a lieu une fois que le sujet est décédé, soit pour l’éternité à venir, soit pour une durée correspondant à la période de temps pendant laquelle ce sujet aurait probablement continué à vivre une vie valant la peine d’être vécue, n’eût été sa mort prématurée. Il s’agit de la thèse subséquentialiste.

Ces explications paraissent compatibles avec la conclusion selon laquelle il faut abandonner la condition de l’existence. Mais sont-elles convaincantes ? Contournent-elles réellement le problème du sujet soulevé par Épicure? Peut-être que l’on peut encore en douter. Geoffrey Allan Plauché reconnaît que, lorsque la mort est installée, il n’y a plus de sujet qui puisse subir les événements posthumes. Mais, ajoute-t-il, la vie est l’antécédent de la mort et seuls les vivants peuvent mourir : « Death is that event when life ceases or becomes absent. It is only living beings that die, i.e., death can only occur to a living being. Therefore, death must of essential necessity have a subject: the living being who dies » (Plauché, 2006). La mort, au moment précis où elle arrive, aurait donc un sujet. Et c’est ce sujet qui subirait le dommage que représente la mort. La mort ou le tort qu’elle cause n’a peut-être pas besoin d’être perçu ou ressenti à la manière d’un état mental ou d’une sensation physique pour constituer un véritable changement pour le sujet, qui existait jusque-là. Dans le même ordre d’idée, Belshaw observe que mourir est une propriété pouvant être attribuée aux êtres vivants ou existants. Au contraire, note-t-il, être mort est un état dans lequel se trouvent les personnes défuntes, qui n’existent plus. À l’instar de Plauché, l’auteur remarque qu’un être est toujours en vie au moment de mourir. Si l’état consistant à être mort ne peut être attribué à un sujet, celui qui consiste à mourir peut et doit l’être (Belshaw 2009, 75).

Pour les auteurs comme Plauché et Belshaw, aux yeux desquels les explications visant à écarter la condition de l’existence ne sont pas satisfaisantes et selon qui il semble raisonnable, malgré tout, d’exiger qu’un sujet existe pour qu’il puisse subir un préjudice, la mort (ou tout autre événement posthume) ne peut pas affecter un sujet une fois qu’il est mort. Et puisque la loi de la causalité implique qu’un événement ne peut causer un tort qu’après s’être réalisé, il semble que la mort (ou tout autre événement posthume) ne peut guère avoir de répercussion sur la personne qu’était le défunt avant de mourir, sauf peut-être au sens où elle fait en sorte que certains des