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titude des sujets dans Des Spectres hantent l’Europe de Maria Kourkouta et Niki Giannar

Dans le document Quelles(s) image(s) de la migration ? (Page 125-132)

Pour Aline Caillet, la matière de l’image découle des techniques employées qui renseignent sur le contexte de captation. Son es- thétique dépend des outils employés, eux-mêmes indissociables des mutations technologiques. Les faiseurs d’images produisent donc des œuvres dont l’esthétique répond à l’évolution du marché

qui à son tour modèle nos perceptions. C’est pour cela qu’en ex-

posant plusieurs dispositifs formels et critiques, on peut révéler l’instrumentalisation du réel.

Le film Des Spectres hantent l’Europe (2016, 99 min)  de Maria

Kourkouta et Niki Giannari101 confronte justement deux esthé-

tiques, deux angles de vue différents, pour dépeindre la même situation de crise. Les deux auteurs se rendent en 2016 sur la frontière gréco-macédonienne où 14 000 personnes attendent bloquées dans le camp d’Idomeni dont on vient d’annoncer à ce

moment-là la fermeture. Maria Kourkouta s’empare de sa caméra

pour documenter ce moment historique. Alors quel(s) regard(s)

portent-elles sur cette situation qui leur échappe ?

Elles y répondent par des techniques d’image et d’écriture qui,

101 Il prend ses origines dans une étroite collaboration entre Georges Didi-Huberman et Niki Giannari qui coécrivent le livre Passer, quoi qu’il

en coûte (Paris, Minuit, 2017). Niki Giannari écrit le texte qui figure dans le

film de Maria Kourkouta. Georges Didi-Huberman y répond avec un texte intitulé « Eux qui traversent les murs ». Ce titre ressurgit dans l’exposition

Soulèvement qu’il réalise au Jeu de Paume, matérialisant l’ensemble de ses

recherches. Trois images (Idomeni, 14 mars 2016. Frontière gréco-macédo- nienne, Production Jeu de Paume, Paris) provenant du film de Maria Kour- kouta se retrouvent dans l’espace.

29. Maria Kourkouta, Niki Giannari, Les Spectres hantent l’Europe, Idomeni, 2016, vidéo, 99’.

dans leur dualité, se défendent de déranger et de trahir la réalité des sujets. Cette dualité se trouve dans la composition même du film scindée en deux parties inégales et complémentaires. La pre-

mière tournée en numérique, se focalise sur le mouvement des

gens qui traversent le cadre de la caméra panoramique. Dans le dernier quart d’heure survient la deuxième partie qui filme des gens à l’arrêt avec une caméra argentique, une Bolex 16 mm de format carré. On passe de la quantité de corps passants, capté par l’appareil numérique, à la qualité du grain de l’image renforçant les visages des gens arrêtés.

Dans la première partie on voit des plans fixes, lents et neutres, c’est à dire horizontaux, qui s’enchaînent sans transition. Maria Kourkouta renforce son style objectif en conservant l’ambiance sonore de l’image. Bien que la caméra prenne de la distance, on entend les dialogues des gens, accessibles par la traduction. Des migrants kurdes, pakistanais, syriens défilent avec leurs sacs qu’ils transportent sur des lignes de terres battues, les pieds dans la boue. Qu’ils soient en transhumance ou dans l’attente, ils marchent, piétinent mais ne s’arrêtent jamais. Des plans rappro- chés sur les pieds remplacent ceux que Maria Kourkouta auraient pu faire sur les visages, dissimulés par les capuches des anoraks. Il n’y a plus moyen d’identifier ces gens enchevêtrés dans leur poncho kakis, translucides et parfois plus colorés. Les chaussures dans tous leurs états et toutes différentes approchent l’expres- sion faciale. Des enfants aux enfances éclipsées portent préma- turément les chaussures de leurs parents. Les talons se contor- sionnent pendant que la dignité se perd. Cette lenteur dans laquelle ces corps s’embourbent se lit dans les fixes. La parfaite stabilité de la caméra met d’autant plus en valeur l’inépuisable mouvement qui lutte contre l’écoulement de temps identiques. Les hommes scandent régulièrement « open the border » pendant que les hauts-parleurs diffusent des messages de la police rap-

pelant la fermeture des frontières. Le dialogue de sourds semble

rendre fou. Maria Kourkouta montre cette répétition en repas- sant les mêmes séquences à des moments différents.

La résistance de ces corps et de la caméra tend vers la perfor- mance. L’attente atteint une telle lancinance que la situation en de- vient absurde voire théâtrale. Bien que l’on se trouve à un endroit précis, visible à l’échelle de l’auteur, tout semble renforcer l’absur- dité du monde. Le camp est traversé par des rails. Et lorsque des trains de marchandises y passent, les migrants s’arrêtent. Dès que le monde extérieur traverse le camp dans l’intérêt de servir les autochtones, les migrants perdent leur mobilité. C’est un fait qui

dure une minute certes, mais ce film de quatre-vingt-dix minutes

rend palpable l’absence de logique et de prise de responsabilité du monde contemporain. Il s’agite pour son confort mais se fige de- vant l’urgence humanitaire. Niki Giannari l’affirme dans sa lettre lue dans la deuxième partie.

« Mais ils continuent, eux, à travers la sujétion dans les rues de cette Europe nécrosée

qui « sans cesse amoncelle ruines sur ruines »

au moment même où les gens observent le spectacle, depuis les cafés ou les musées,

les universités ou les parlements102. »

On en retrouve l’écho dans les écrits de Georges Didi-Huber- man. « Les peuples sont exposés à disparaître parce qu’ils sont […] sous-exposés dans l’ombre de leur mise sous-censure ou, c’est selon, mais pour un résultat équivalent, sur-exposés dans la lu- mière de leur mise en spectacle103. »

102 GIANNARI Niki, « Des spectres hantent l’Europe (Lettre de Ido-

meni)», Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte,

Paris, Minuit, 2017, p. 13.

Au centre du film, une scène bouscule l’immobilité de la ca- méra. Dans un mouvement brutal, elle se tourne vers un groupe de migrants qui s’oppose au passage d’un train. Un travelling horizontal instable annonce leur sitting. Pour la première fois, le regard subjectif de la réalisatrice oriente la caméra sur ce qui

fait événement. À l’inverse des précédents plans latéraux qui ne

privilégient pas de sujet, elle dirige arbitrairement la caméra. Ce mouvement de protestation incite des migrants à bloquer, à leur tour, ce monde qui évolue sans eux. Elle se sent alors légitime de suivre cette revendication politique dans l’espoir de peut-être fil- mer une issue. Reprenons la suite du poème de Niki Giannari qui reflète ces valeurs, que les migrants véhiculent dans leurs luttes :

« Et pourtant,

dans ces petits pieds pleins de boue charnellement

gît le désir qui survit après chaque naufrage

- un désir que, nous, nous avons perdu depuis longtemps – le

politique104. »

Un deuxième régime d’images apparaît dans la deuxième par- tie. Du même contexte se dégage un point de vue radicalement différent. La couleur de la première partie laisse place au noir et blanc de la pellicule seize millimètres. Avec les pixels qui numé-

risaient la réalité jusque-là, Maria Kourkouta montrait la foule.

À cela elle oppose le grain argentique dessiné par la lumière pour

en portraitiser quelques-uns. Elle porte la caméra à l’épaule et se tient très proche des sujets. On voit des femmes, des hommes et

op. cit., p. 15.

104 GIANNARI Niki, « Des spectres hantent l’Europe (Lettre de Ido-

des enfants seuls ou en petit groupe. Leurs portraits s’enchaînent environ toutes les trois secondes. En fonction de leur distance, elle les fixe en plan américain, c’est à dire des genoux à la tête, en plan rapproché ou en gros plan. Selon la hauteur à laquelle ils se trouvent, la caméra se penche en plongée ou en contre-plongée

pour centrer les visages. À l’inverse de la partie précédente, les

gens regardent frontalement et réagissent à la caméra. Ils sou- rient, rigolent, froncent les sourcils, se recoiffent et surtout ils

posent en pensant certainement que cet appareil argentique les

photographie. On remarque que le temps qu’ils y consacrent se distingue de la première partie. Certes en s’engageant plus près

des gens, Maria Kourkouta provoque leur retour mais cela est

dû aussi à la nature même de la caméra. Dans la première par-

tie, on comprend que les sujets savent que la caméra numérique enregistre des situations mouvementées. Ils ne s’y arrêtent pas et la regardent à peine. Lors du sitting, ils interagissent brièvement avec elle en lui tendant des pancartes. Dans la deuxième partie au contraire, ils accueillent le temps de la captation. Comme ils connaissent et intériorisent les techniques de l’image, leur atti- tude changent en même temps qu’elles évoluent.

Comme on l’a annoncé en début de paragraphe, Aline Caillet rappelle que l’esthétique de l’image dépend de la technique et donc du marché qui conditionne notre appréhension du réel. Ici le changement de caméra correspond à l’évolution de sa relation avec des sujets qui se rapprochent. Par la métaphore de l’image, l’histoire de la technique émerge parallèlement à celle de réel raconté. Kourkouta produit un film dialectique qui, pour faire image, allie deux régimes d’images.

En plus de superposer les narrateurs, le texte de Niki Giannari

mêle les époques dans un discours anachronique. De là émerge cette impossibilité de rationaliser l’histoire, tel que l’affirme Ran- cière. Dans « ces trains-ci / comme ces trains-là », Niki Gian-

nari fait une surimpression temporelle. Elle n’affirme pas expli- citement l’analogie des deux contextes, celui des déportés de la

Seconde Guerre Mondiale et des migrants d’aujourd’hui. Mais

le lien se précise avec la suite du texte. Il s’impose aussi par les

images de Maria Kourkouta filmées avec une caméra suisse da- tant de 1927. La qualité de cet appareil qui existait à l’époque de la

Chapitre 2. Auteurs d’images et auteurs d’histoires

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