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2.1.2.1 Mohamed Bourouissa dans les yeux des sujets

Dans le document Quelles(s) image(s) de la migration ? (Page 135-141)

Mohamed Bourouissa développe des dispositifs de mises en relation. Cela le conduit à passer de la « notion d’auteur à celle

de passeur, de la position d’artiste à celle de producteur 114. » Il

s’adresse dans la majorité de ses projets à des amis, à des connais-

113 Ibid., p. 123.

114 DONNADIEU Marc, « Échappés du réel », Mohamed Bourouissa, Liège, Les Presses du réel, 2017, p. 42.

31. Mohamed Bourouissa, (en bas) Legend, 2010, vidéo couleur, 11’ 54’’/ (en haut) 30. Storybord de Legend, 2010.

sances, à un cercle social familier115.

Dans la vidéo Legend (11»), réalisée en 2010, il s’oriente vers des gens stigmatisés par les médias et exclus du circuit économique légal. Ces témoignages sur l’insécurité font du corps le point de vue de la caméra. Des vendeurs de cigarettes à la sauvette dans le quartier de Barbès Rochechouart sont équipés de petites camé- ras qui s’orientent vers ceux qui participent à la pérennité de ce commerce, les clients. Cette vidéo suit un scénario précis story- bordé par l’auteur. L’image pauvre qui en résulte ne construit pas de représentation de soi, par le selfie, ou de l’autre par l’image journalistique. Le mode opératoire de la caméra cachée laisse la situation se vivre de l’intérieur. Dans les mains des sujets, les ca- méras prennent le point de vue des paquets de cigarettes.

À l’inverse, je n’appartiens pas au tissu social et culturel que je convoque. Barbès Rochechouart, le territoire que j’ai aussi choisi d’aborder, me concerne puisque j’y vis mais les images que j’en retire n’ont rien d’autobiographiques, même indirectement, à l’in-

verse de celles de Mohamed Bourouissa.

Alors encore une fois, au contact de son travail, je m’interroge

sur ma légitimité. Si je me réfère à lui c’est pour la tournure qu’il

a prise, s’orientant vers des sujets de plus en plus éloignés de son

histoire. Je m’interroge sur les outils qu’il met en place pour culti-

ver des relations réciproques. Moins son travail comporte une dimension autobiographique, plus il sollicite une participation active de ses sujets. Il cherche autant à réinterroger les modes

115 Que ce soit dans la série Face to Face (2003-2005), Nous sommes

Halles (2003-2005) ou dans Périphérique (2005-2008), il convoque des

codes sociaux et vestimentaires qu’il a lui-même expérimentés, ayant grandi dans une banlieue populaire. Les jeunes qu’il photographie à partir de 2003 ont une relation exclusive avec les images. Ils portent et produisent constamment des images de soi au sein d’un groupe, d’un clan qui fait aussi image. Par elles, ils s’approprient leur corps, leurs codes, leurs territoires, leurs langages. Dans les mises en scène de Mohamed Bourouissa, les pa- roles se figent dans des signes visuels : regards, mains tendues et attitudes.

32. Couverture du livre, BOUROUISSA Mohamed, JAUFFRET Magali, Mohamed Bourouissa, Temps Mort, op.cit.

de représentation qu’à « évoquer “l’expérience d’un espace” »116.

L’oeuvre Temps mort qu’il réalise avec JC, incarcéré dans une maison d’arrêt, m’a ouvert de nouvelles perspectives. La nature de cette relation et l’écart de leurs territoires respectifs impactent

les outils que convoque Mohammed Bourouissa. Si l’artiste ne

partage pas le même espace, il partage son point de vue, au sens littéral. L’image s’emploie comme un outil d’immersion qui vient sonder le territoire de l’un et de l’autre, tous deux inconciliables.

Temps mort rassemble vingt-et-une photographies réalisées en 2008 et une vidéo réalisée en 2009 lors de sa résidence au Fres- noy. Ce projet se construit au fil des SMS et MMS que Moham- med Bourouissa et JC échangent pendant huit mois. Comme les cartons noirs d’un film muet, ces messages informent des émo-

tions et expériences que se partagent les deux complices. Pour

alimenter le portable du détenu, Mohamed Bourouissa fait entrer

clandestinement des batteries dans la prison. Tous les deux im- pliqués dans ce projet illégal, ils entretiennent alors une relation

réciproque. L’artiste orchestre ce projet en communiquant des

images modèles qui suivent un script, lisible dans les textos. Il

y donne des indications sur les éléments à filmer, les motifs, le

cadrage et sur le point de vue à prendre, celui des yeux du dé-

tenu. Un an après de nombreux échanges, JC prend l’initiative

du projet en s’appropriant la démarche de Mohamed Bourouissa

avec qui il co-réalise le film Temps mort. Ils organisent ensemble leur résistance et mettent en scène leur insoumission puisque « le téléphone-caméra défie ainsi les murs et redonne du cadre à la

vie en prison117. »

Le temps mort, pour reprendre le titre, marque une pause dans

la routine du sujet. Marc Donnadieu fait un lien entre le temps

116 DONNADIEU Marc, « Échappés du réel », Mohamed Bourouissa,

op.cit., p. 44. 117 Ibid., p.46.

33. Mohamed Bourouissa, vue de l’exposition Temps mort, 2009, Kamel Mennour, Paris.

mort et la notion de « nature morte ». Cette contradiction entre l’arrêt et la continuité met en exergue « la mise hors-jeu d’une

personne à l’intérieur même de sa vie118. »

Il y a peu de sujet, pas de visages, peu d’objets mais il y a des corps et beaucoup de pixels. Cette individualité absente des photographies et lisible dans les textos, témoigne d’une identi- té en perdition qui s’accroche à sa représentation. Bourouissa le montre par des images évanescentes et persistantes à la fois. Le

portable comprime l’image du réel pour n’en laisser que des signes

pixelisés. En redonnant à ces imagesleur échelle initiale, à taille

humaine, puis en les rephotographiant à l’argentique, Mohamed

Bourouissa renforce l’esthétique de la basse définition. L’image

argentique produit une mise en abyme subtile qui réinfiltre la

lumière dans un environnement où elle existe souvent artificiel-

lement. Comme les pièces d’un puzzle, ces images se présentent

dans l’espace d’exposition à la hauteur de la scène représentée. Elles recréent un espace fictif habité par des sujets virtuels. On

peut les voir comme des fenêtres de contrôle, où aucun « temps

morts » n’échappe à la surveillance.

2.1.2.2 Regards réversibles, Mathieu Pernot d’un

Dans le document Quelles(s) image(s) de la migration ? (Page 135-141)