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Partie 1 : ÉTAT DE LA QUESTION

I. Les grands courants théoriques en production et perception de la parole

I.2. La Théorie de la Variabilité Adaptative : Lindblom (1987, 1990,1996)

La théorie de Lindblom (1987, 1990, 1996) est fondée sur la variabilité et l’organisation à laquelle la production de la parole peut être soumise. Afin d’atteindre une « cible », la

« variabilité » resterait toujours un recours ; elle serait tout de même « conditionnée » par un nombre assez important de « contraintes » qui parfois engendreraient un « ratage » et des divergences au niveau de timing, dans les différents contextes de production de la parole. Cette théorie tente de déceler la corrélation inhérente qui existerait entre la perception et la production de la parole.

Déjà pour Stevens & House (1963), l’atteinte des « cibles » articulatoires et acoustiques ne serait pas toujours possible, ce qui impliquerait forcément un phénomène de « undershoot » ou de « overshoot », c’est-à-dire un ratage de la cible linguistique. Pour Lindblom (1963 a et b) cependant, quelles que soient les raisons du ratage, qu’il soit lié à la durée articulatoire ou

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acoustique, ou encore au contexte articulatoire ou acoustique, la cible perceptive principale demeurerait invariante, grâce à cette relation d’adaptabilité mutuelle en le locuteur et l’auditeur. En effet, plusieurs études sur la vitesse d’élocution ont pu démontrer que malgré la compression des paramètres des segments acoustiques mesurés, l’atteinte des cibles acoustico-perceptives reste possible (Meffert & Green, 2010 ; Engstrand, 1987 ; Gay, 1978).

D’autres recherches avaient jadis évoqué la notion de chevauchement spatio-temporel des commandes centrales et, en conséquence, de coarticulation entre propriétés vocaliques et consonantiques des segments contigus (Öhman, 1967 ; MacNeilage, 1970). Le manque d’invariance dans les signaux de la parole serait ainsi lié à l’organisation adaptative en production de la parole, d’après Lindblom (1987).

D’autres études plus récentes en phonétique clinique parlent plutôt de phénomènes de compensations articulatoires, tel est le cas des travaux sur les perturbations artificielles de la production de la parole normale. Les travaux de (Savariaux et al., 2001 ; Gibbon et al., 2005 ; 2006) ont montré que la perturbation de la parole par des dispositifs externes ne manifestait qu’une légère variabilité par rapport aux productions de la parole normale. Ainsi, la compensation articulatoire exigerait l’adoption d’une nouvelle configuration des gestes articulatoires, qui est censée être maitrisée par des exigences des cibles acoustiques intrinsèquement liées à la production. On revient ainsi à l’absence d’invariance dans les signaux de la parole qui serait due à l’organisation adaptative en production de la parole, d’après Lindblom (1987, 1990).

Selon Lindblom (1987), la notion de « cible » devrait être définie, comme le rendement acoustique que le locuteur veut atteindre, plutôt qu’en termes de simples invariants articulatoires. À partir du moment où l’invariance n’est pas articulatoire, se peut-il qu’elle soit acoustique ? Pour Lindblom (1987), il n’y aurait pas lieu de chercher des invariants dans le signal acoustique.

Selon les besoins communicatifs et les situations, le locuteur pourrait modifier sa performance par le biais du contrôle des interactions entre les facteurs orientés par la production et les contraintes gérées par l’effet acoustique. La prise de conscience du locuteur de

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l’accès de l’auditeur aux informations acoustiques produites est démontrée par ce contrôle articulatoire. Le locuteur produirait donc le signal de parole en estimant en parallèle (online) les besoins perceptifs en cours. En bref, la recherche des seuils et des critères discriminables dans les signaux de la parole se révèlerait suffisante.

Cependant, mis à part le critère de distinctivité perceptive de la part de l’auditeur, le locuteur prendrait aussi en considération « le principe d’économie ». Le locuteur ferait un effort dans le but de « trouver une diagonale idéale » qui présenterait un bon compromis d’optimalité en termes de point d’équilibre entre production et perception de la parole. Le résultat est que cet effort conduirait à une production se situant dans un continuum entre hyper et hypo-articulations. Donc, d’après Lindblom dans un contexte bruité par exemple, le locuteur devrait se concentrer sur la distinctivité perceptive, dans ce cas il serait amené à hyper articuler. Des travaux sur le forçage vocal s’attardent sur la notion de distinctivité perceptive et revendiquent l’existence de stratégies adaptatives pour transmettre un message dans certaines conditions de communication adverses. Ces stratégies contribueraient, au même titre que d’autres stratégies physiologiques ou acoustiques, à la gestion de l’effort vocal et par conséquent au forçage vocal ou à sa prévention (Giovanni et al., 2007)

Dans la Figure 2 qui suit, une illustration de l’adaptation mutuelle entre le locuteur et l’auditeur dans la communication est montrée. Sur l’abscisse est représenté la quantité d’informations mise explicitement dans le signal sous le contrôle du locuteur, et l’ordonnée représente la quantité d’informations préalable à toute locution.

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Figure 2 : Domaine hyper articulation et hypo-articulation en parole en fonction des informations du contexte et des informations dans le signal selon la théorie de la variabilité adaptative. (Adaptée de Lindblom, 1987 par Bechet,

2011).

Le locuteur adopte une stratégie de variabilité adaptative en prenant en compte les

« compétences » de l’auditeur et essaye de s’approcher au maximum de la diagonal idéale.

Plusieurs idées ont émergé par la suite à propos de cette théorie comme l’ajout d’une adaptabilité de la part de l’auditeur dans la communication, car l’auditeur ne resterait pas passif, il ferait un effort pour analyser le signal acoustique, le but étant de « donner un sens » à ce qu’il a entendu. Cette proposition a été introduite par Ohala (1988).

Dans la même direction, Ohala (1988) a introduit la notion de la variabilité adaptative en production de la parole comme n’étant pas une variabilité aléatoire. Dans cette étude, il a repris la problématique des variations fossilisées en parole que Lindblom avait introduite et qui fait l’hypothèse que ces variations fossilisées seraient mécaniques, sans objectif particulier. La variabilité adaptative observée existerait sous la forme de variabilités fossilisées alors que ces dernières ne connaissent pas nécessairement de la variabilité adaptative. Des illustrations sont présentées dans son étude de 1993 :

Bas Latin Slavo (esclave) > *stlavo > sklavo > Italien schiavo (Ohala 1993 : 160).

Le fait que [s1] devient [st1] serait dû à une obstruction créée par la raison d’être co-articulatoire ou par une contrainte liée à la transition co-articulatoire. En effet, lors de la production de [s] + [1], le contact entre la langue et le palais est complémentaire pour la production de [s], le contact ayant lieu sur les côtés de la zone alvéolaire, tandis que pour

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produire [1], le contact a lieu dans les zones du milieu (zone alvéolaire). En conséquence, une obstruction intrusive transitoire dans la zone alvéolaire peut avoir lieu en passant de [s] à [1].

D’autres chercheurs stipulent que la préoccupation conversationnelle est le compromis que les locuteurs rectifient à travers leur dialogue. Un tel comportement souligne l’émergence du phénomène de l’imitation mutuelle, lors des interactions entre les protagonistes d’une conversation, au niveau des représentations phonétiques (présenté par Goldinger 1998) et au niveau lexical (introduit par Pardo 2006). L’imitation se retrouve dans plusieurs variables : le F0 et la variation des bandes phonétiques à basse fréquence, l’intensité etc. (Gregory, 1990, Gregory et al., 1997, Gregory et Webster 1996, Babel, 2012) concernant la dimension phonétique. Dans le cadre de la variabilité durant l’interaction, l’étude de la convergence phonétique dans les dialogues interactifs montre que les auditeurs peuvent montrer une sensibilité aux convergences phonétiques qui peuvent marquer des fonctions non linguistiques dans un dialogue. Cette étude a été constatée par Pardo (2006). Cependant Goldinger (1998) montre que les détails perceptifs sont conservés dans la mémoire et peuvent s’intégrer même dans la perception ultérieure.

Dans le cadre de la théorie de la Variabilité Adaptative, il serait important d’étudier la stratégie adoptée par nos patients glossectomisés. Adopteront-ils la stratégie d’économie, ou plutôt la sur-articulation afin que leur message soit intelligible ? Des éclaircissements à ces interrogations seront évoqués lors de notre analyse de données (cf. Partie 3).

Vu que notre étude se place dans le domaine de la perturbation et des stratégies de compensations, il serait intéressant de voir comment le modèle de la dynamique des tâches peut rendre compte de ces phénomènes.

Perturbation mécanique et compensation articulatoire

Les perturbations et les stratégies de compensation font partie de notre problématique dans la production de la parole après glossectomie. Dans le but de simuler la perturbation mécanique appropriée à des articulateurs spécifiques, le modèle dynamique de la tâche explique les mécaniques convenables des gestes lors d’une articulation compensatoire. Fowler et Saltzman (1993) ont mené une étude qui repose sur une comparaison de deux cas : le premier

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cas est celui où la mâchoire était bloquée lors d’une fermeture bilabiale, et le deuxième cas correspond à une fermeture bilabiale normale. À travers cette expérience, ils ont pu observer que la compensation se produit via des distributions rapides et automatiques de l’activité, en plus d’un ensemble articulatoire comportant des gestes typiques.

Fowler et Saltzamn (1993) se sont interrogés sur les raisons pour lesquelles les locuteurs, au lieu d’opter pour une trajectoire simple vers la cible, en contexte libre, instaurent plutôt des contraintes de coordination entre les articulateurs responsables des gestes phonétiques.

La principale raison serait la coarticulation. En effet, elle peut être jugée comme une source naturelle de perturbations articulatoires. Ils posent que les mêmes processus de contrôle et de coordination articulatoire pour les phénomènes de compensation aux perturbations externes peuvent traiter les phénomènes de compensation pour les perturbations intrinsèques à la parole normale.