la mise en scène. Le drame est une forme pluri-médiale. Le texte dramatique est le texte
réali-sé scéniquement. Manfred Pfister écrit ainsi :
« Der dramatische Text als ein „aufgeführter“ Text bedient sich, im Gegensatz zu rein
literari-schen Texten, nicht nur sprachlicher, sondern außersprachlich-akustischer und optischer
Codes; er ist ein synästhetischer Text
34. »
Anne Ubersfeld souligne que l’ensemble des signes visuels et auditifs créés par le metteur en
scène et son équipe constituent un sens au-delà de l’ensemble textuel. Et inversement, dans
l’infinité des structures virtuelles ou réelles du message poétique du texte littéraire, beaucoup
disparaissent ou ne peuvent être perçues, effacées par le système même de la représentation.
Pour Anne Ubersfeld, les deux ensembles (T l’ensemble des signes textuels et P l’ensemble
des signes représentés) ont une intersection mobile pour chaque représentation
35.
On peut penser que pour Thomas Bernhard, dans une certaine mesure, la mise en scène est
effectivement la réalisation de l’œuvre, son prolongement. Au-delà de la question des
didas-calies, il écrit en ayant déjà en tête une mise en scène, en ayant déjà une idée de qui va jouer
la pièce (Bernhard Minetti), et de qui va la mettre en scène (Claus Peymann), dans quel
théâtre (par exemple au festival de Salzbourg). Il ne considère pas du tout que son texte serait
un texte à mettre en scène, qui serait disponible pour tous les théâtres, et qui pourrait ainsi
faire l’objet de plusieurs interprétations. Il s’agira donc de repérer dans les mises en scène ce
qui relève de l’actualisation des didascalies et ce qui relève des choix de mise en scène.
Hilde Haider-Pregler souligne le déplacement qui s’opère quand on passe de la lecture à la
mise en scène. Tandis que le critique littéraire voit en Thomas Bernhard un auteur dramatique
qui révolutionne l’esthétique théâtrale, les mises en scène montrent un théâtre traditionnel
avec un jeu d’acteur qui repose sur l’identification et la psychologie. Ainsi, elle écrit :
« Die szenischen Realisierungen wurden, allen Voraussetzungen zum Trotz, nicht zu Sternstunden
einer revolutionären, alle früheren Kriterien über Bord werfenden Theaterästhetik, sie bestätigen
im Gegenteil die Lebensfähigkeit des traditionsreichen, hochprofessionellen, von
schauspieleri-schen Individualitäten getragenen, psychologisch motivierten Einfühlungstheater. Und ihr nicht
wegzuleugnender Unterhaltungswert opponierte gegen die vorschnell für verbindlich erklärte,
stringente Tragödien-interpretation
36. »
34 Manfred Pfister, Das Drama, p. 24-25.
35 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, p. 13-14.
36 Hilde Haider: Ist es eine Tragödie? Ist es eine Komödie. In: Erbe und Umbruchin der neueren deutschspra-chigen Komödie, p. 153-154.
31
Kerstin Hausbei parle d’un « théâtre réaliste distancié »
37. Elle refuse de réduire le paradoxe
soulevé par Hilde Haider-Pregler « en émettant un jugement de valeur en faveur des résultats
d’une de ces approches pour disqualifier ceux de l’autre ». Elle constate « que la réception
critique et la réception productive de l’œuvre dramatique mènent, de façon systématique, à
des interprétations et des références opposées ». Ainsi, Hermann Beil, interrogé sur une
proximité supposée entre Bernhard et le théâtre absurde, préfère voir des liens avec
Tchek-hov
38. Elle conclut : « Le caractère régulier de la contradiction semble induire que Bernhard
inscrit dans ses textes dramatiques une double esthétique dont le centre de gravité s’inverse en
passant du texte imprimé à la représentation en quatre dimensions […] ». Cela est dû à des
procédés dramaturgiques « qui dissimulent aux yeux du lecteur les traces de la future
repré-sentation » et qui « déclenchent des interprétations très divergentes d’une même œuvre :
tra-gique ou comique, nihilisme ou critique sociale engagée ». Ces procédés dramaturtra-giques
in-troduisent, « à l’intérieur d’un théâtre psychologique réaliste, des effets de distanciation »
39.
Elle distingue ainsi trois caractéristiques de l’œuvre de Bernhard : « la forte focalisation
quan-titative sur un seul personnage », qui donne au texte « l’aspect d’un monologue », alors qu’il
s’agit d’une « communication dialogique », la « répétition obsessionnelle de motifs
discur-sifs » qui fait croire que l’auteur s’exprime directement, et « le retardement fréquent
d’informations didascaliques jusqu’au moment où elles sont actualisées dans une micro-action
scénique ou dans une réplique »
40.
1.1.3. Texte,miseenscèneetreprésentation
L’analyse de la mise en scène nécessite de définir ce qu’est la mise en scène. Christopher
Balme entend différencier mise en scène (Inszenierung) et représentation (Aufführung), alors
que les deux concepts sont souvent utilisés comme synonymes. Ainsi, aussi bien Erika
Fis-cher-Lichte (Die Aufführung als Text, 1983) que Guido Hiß (Der theatralische Blick, 1993)
utilisent le terme de représentation (Aufführung) pour parler de la mise en scène, sans
re-mettre en question cette équivalence. Pour Christopher Balme, la représentation, c’est
l’évènement unique, le transitoire. Il peut être interprété non seulement de manière esthétique,
mais également de manière sociologique et même éventuellement de manière psychologique.
Au centre de l’analyse de la représentation se trouve l’interaction entre l’évènement théâtral et
37 Kerstin Hausbei. « Thomas Bernhard et Tchekhov : un théâtre réaliste distancié ». In : Regards sur Thomas Bernhard, p. 11-34.
38 Entretien avec Hermann Beil, in : Eun-Soo Jang, Die Ohnmachtsspiele des Altersnarren. Untersuchungen zum dramatischen Schaffen Thomas Bernhards, Bern/Frankfurt/New York/Paris, Peter Lang, 1993, p. 256.
39 Kerstin Hausbei. « Thomas Bernhard et Tchekhov : un théâtre réaliste distancié », p. 11-13.
32
les spectateurs. L’analyse de la représentation relève davantage des sciences sociales. Au
con-traire le terme de « mise en scène » désigne « l’œuvre d’art théâtrale », ou, pour utiliser le
vocabulaire de la sémiologie : « une structure de signes organisés par un principe
esthé-tique »
41. L’objet de l’analyse de la mise en scène est avant tout le produit esthétique, c’
est-à-dire une organisation intentionnelle de signes et de systèmes de signes. Erika Fischer-Lichte
parle de « texte », tandis que Patrice Pavis parle de « système de décisions ». Malgré ces
dif-férences terminologiques, Christopher Balme considère qu’il y a un consensus pour distinguer
trois niveaux de « texte ». Il distingue ainsi le texte de théâtre, avec une forme écrite et une
grande constance, le « texte » de la mise en scène, avec une forme scénique, une grande
cons-tance et une structure, et le « texte » de la représentation, qui se caractérise par une grande
variabilité et son caractère d’évènement
42.
On peut penser que ce que Thomas Bernhard souhaite c’est au contraire l’unité parfaite entre
représentation, mise en scène et texte de théâtre. Son idéal, c’est une seule mise en scène, la
meilleure possible, et même si possible une seule représentation. Cela se réalisera à
Salz-bourg, avec la mise en scène de L’Ignorant et le Fou, dont les représentations seront annulées
après la première à la suite du scandale de la lumière de secours.
Le texte de théâtre est transformé en œuvre scénique par le travail de mise en scène de
l’équipe artistique, ce qui produit le texte de la mise en scène. La réalisation chaque soir de la
mise en scène produit le texte de la représentation avec son caractère évènementiel. Mais
Christopher Balme souligne le paradoxe : l’analyse de la mise en scène ne peut se faire que
par l’intermédiaire du texte de la représentation. En effet c’est le seul que le spectateur
per-çoive immédiatement. Christopher Balme considère cependant que dans la pratique du théâtre
de répertoire, ce paradoxe est facile à résoudre. En effet, beaucoup d’effort est fait pour
trans-poser le texte de la mise en scène avec le moins de variabilité possible dans le texte de la
re-présentation : on parle bien de La Tempête de Peter Brook, des Trois Sœurs de Peter Stein. Et
il y a suffisamment de constance entre les différentes représentations pour qu’une
compréhen-sion soit possible entre chercheurs. Mais dans certains cas, la différence entre mise en scène et
représentation est grande. Dans le cas des performances, l’évènement n’est pas reproductible.
Dans le cas de l’improvisation ou de la commedia dell’arte, la variabilité est grande, et la
seule constante est le schéma d’ensemble
43.
41 Christopher Balme, p. 82
42 Christopher Balme, p. 82.