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2.1 Le domaine moral est lié à certaines émotions

Les différentes émotions jouent-elles des rôles différents et lesquels ? Dans cette partie, nous allons présenter les différentes théories traitant des différents rôles joués par différentes émotions dans nos jugements moraux.

Shweder, Much, Mahapatra, et Park (1997), ont proposé une division du domaine moral en trois formes différentes d’éthiques sur lesquels les cultures s’appuient pour résoudre les problèmes liés à la morale. Il s’agit de l’éthique de la communauté, de l’éthique de l’autonomie et de l’éthique de la divinité, qui constituent ce qu’ils ont appelé les « Big Three of morality ». L’éthique de la communauté concerne le respect des principes de base d’une communauté comme la hiérarchie, le respect et le devoir envers les membres de son groupe, et concerne des violations comme le fait de brûler le drapeau national. L’éthique de l’autonomie concerne le respect des droits de chacun et de leur liberté individuelle et concerne des violations comme battre sa femme. Enfin, l’éthique de la divinité porte principalement sur le respect de sa propre pureté et sainteté, et concerne des violations comme l'inceste.

S’inspirant de cette théorie, Rozin, Lowery, Imada, et Haidt (1999) ont proposé une théorie devenue depuis lors très influente sous le nom de « CAD (Contempt, Anger, Disgust) triad hypothesis ». Ils reprennent les trois différentes formes d’éthique du domaine moral (autonomie, communauté et pureté) de Schweder et al. (1997) pour les associer à trois émotions (colère, mépris et dégoût), en associant une émotion précise à chaque éthique. Selon

eux, les violations de l’éthique de l’autonomie provoquent la colère, les violations de l’éthique de la communauté provoquent le mépris et les violations de l’éthique de la pureté entrainent le dégoût. Ils ont testé cette hypothèse au travers de plusieurs expériences, menées à la fois sur des étudiants américains et japonais, pour s’assurer de la validité interculturelle de leurs résultats. Dans la première expérience, il était demandé aux participants de lire des situations décrites en une ou deux phrases et de déterminer à l’aide de photographies quelle expression faciale ferait une personne assistant à la violation morale décrite dans le scénario, tandis que, dans la deuxième expérience, il leur était demandé de dire en un mot quelle émotion était susceptible de ressentir la même personne dans cette situation.

Les résultats de ces expériences suggèrent qu’il existe bien un lien entre les différentes formes d’éthique et les différentes émotions induites. Cependant, la délimitation entre chaque catégorie n’est pas toujours claire. De ce fait, quelques objections peuvent être faites vis-à-vis de cette hypothèse.

Tout d'abord les différentes formes de violations morales ne sont pas les mêmes en fonction des deux cultures choisies.

Imada, Yamada, et Haidt (1993) ont proposé à des participants japonais et américains de décrire trois événements dégoûtants que les chercheurs ont par la suite classés en huit catégories différentes, comme par exemple la nourriture, le sexe ou encore l'hygiène.

Qu’importe leur origine culturelle, chaque participant était capable de citer une grande variété d’événement. Néanmoins, dans cette étude, certains participants citaient des actes appartenant à l’éthique de l’autonomie comme dégoutant, comme le racisme dans le cas des participants américains. Or, le racisme ne relève pas de l’éthique de la pureté mais de l’éthique de l’autonomie. (Rozin, Haidt, & McCauley 2008).

Dans une étude interrogeant l’existence du dégoût « moral », Chapman, Kim, Susskind et Anderson (2009) se concentrent sur trois types de dégoût : gustatif, basique et moral en comparant leurs expressions faciales respectives. Les trois types de dégoût entraînent une élévation du muscle facial appelé levator labii qui est l'expression typique du dégoût (lèvre supérieur remonté et nez retroussé). Ce qu’il est important de souligner est que Chapman et al. (2009) ont observé cette expression lorsque les participants assistaient à un acte injuste. Ainsi, face à un acte qui appartient à l’éthique de l’autonomie, les participants ressentaient du dégoût.

Par conséquent, le dégoût en tant qu’émotion morale ne serait pas seulement lié à la violation de la divinité mais aussi à la violation de l'autonomie (Rozin, Lowery, & Ebert, 1994). En effet, Sherman, Haidt, et Coan (2007, cité par Rozin, Haidt, & McCauley, 2008) ont montré que lorsque des participants voyaient une vidéo d’Américain néo-nazi ils ressentaient à la fois du dégout mais aussi de la colère.

2.2 Les différents types de jugements moraux

Dans cette recherche nous allons donc proposer une autre hypothèse qui ne va pas différencier les émotions par le type de normes morales violées mais par le type de jugements moraux auxquelles elles sont liées.

En effet, il faut noter que, si de nombreuses recherches (cf tableau 1) ont étudié l’effet de l’induction d’émotions sur les jugements moraux, elles ont toute manqué de faire la distinction entre les différents types de jugements moraux qui peuvent exister.

La littérature en philosophie morale, quant à elle, distingue de nombreux types de jugements moraux. Tout d'abord ceux portant sur l’action (comme par exemple « c’est bien »), puis ceux portant sur les motivations (comme par exemple « il a de mauvaises intentions »), mais aussi ceux portant sur des traits de caractères (« il est cruel ») et enfin ceux portant sur l'agent pris en entier (« c’est un sale type »).

Au départ, les premières études en psychologie se sont intéressées à l’évaluation morale de l’acte, comme c’est le cas de Smart et Williams (1973, cité par Pizarro &

Tannebaum, 2011). Cependant, il faut aussi prendre en considération l’évaluation morale de la personne comme le font certaines théories psychologiques du blâme (Pizarro &

Tannenbaum, 2011).

Il faut donc faire la distinction entre d'un côté les jugements portant sur une personne, que Tannenbaum, Uhlmann et Diermeier (2011) définissent comme une évaluation morale globale, et de l'autre les jugements portant sur une action, qu'ils considèrent comme une estimation de l'acceptabilité ou de la permissibilité d'un comportement donné. Nous pouvons observer une dissociation entre les deux types de jugements. Ainsi, dans l’une de leurs études, lorsque les participants doivent juger l'action, ils trouvent que battre sa femme est plus mauvais que battre son chat. Cependant, lorsqu’ils jugent la personne, ils trouvent que quelqu'un qui bat son chat est plus mauvais que quelqu'un qui bat sa femme.

2.3 Les jugements moraux sur l’action et sur l’agent

Nous allons donc nous intéresser à ces deux types de jugements moraux, à savoir les jugements portant sur une action et les jugements portant sur un agent. Dans la littérature, des données suggèrent que ces deux types de jugements moraux suscitent des émotions différentes. Ainsi, la culpabilité semble être associée aux jugements que nous portons sur nos actions (nous nous sentons coupables pour ce que nous avons fait), tandis que la honte semble associée aux jugements que nous portons sur nous-mêmes (nous avons honte de ce que nous sommes) (Tangney, 1996). Pour le dire autrement : la honte est directement liée au soi alors que la culpabilité semble porter sur des comportements spécifiques (Teroni & Deonna, 2008).

Ainsi, la honte porterait sur un agent alors que la culpabilité porterait sur une action.

Cependant, honte et culpabilité sont des émotions en première personne, et nous allons ici essayer de transposer cette distinction à la troisième personne, en attribuant à la colère et au dégoût différents rôles dans le jugement moral.

La colère semble être une réaction face aux crimes commis contre des personnes tandis que le dégoût semble lié aux crimes contre la nature, comme par exemple le cannibalisme (Seidel & Prinz, 2013). De plus, le dégoût serait lié à la pureté morale et suscité plus pas les crimes qui vont à l’encontre la nature que par ceux qui vont à l’encontre de la justice (Horberg, Oveis, Keltner, & Cohen, 2009).

Par conséquent, la colère serait déclenchée par le fait que quelqu'un a fait quelque chose de mal, et donc par l'action commise, alors que le dégoût serait déclenché par la perception que quelqu'un est une mauvaise personne, et donc par la personne elle-même (Nichols, 2010).

La théorie pourrait se résumer de cette manière :

À la première personne : Culpabilité / Honte

Jugements sur l'action Jugements sur l’agent

À la troisième personne : Colère / Dégoût

Cette recherche permettra de déterminer le rôle respectif de chaque émotion dans la formation de nos jugements moraux et de mettre à l’épreuve la théorie que nous venons de présenter.

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