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Dans notre vie quotidienne, nous portons régulièrement des jugements moraux. Par exemple, très récemment, la France a été très choquée face aux aveux du ministre Mr Cahuzac qui avait déclaré ne pas avoir de compte en Suisse pour finalement avouer qu’il en avait bien eu un. Ce scandale a provoqué de nombreux jugements négatifs de la part des Français et des membres de la classe politique.

Mais quelle est la source de ces jugements moraux ? En philosophie, il est historiquement possible de distinguer deux grandes traditions, avec d'un côté le rationalisme (par exemple : Descartes et Kant) et de l'autre le sentimentalisme (par exemple : Hume et Adam Smith). Les tenants du rationalisme soutiennent que nos jugements moraux sont idéalement des produits de notre raison, bien qu’ils admettent que nos émotions puissent venir influencer nos jugements moraux en les biaisant, tandis que les sentimentalistes soutiennent que nos jugements moraux sont de manière fondamentale le produit de nos émotions.

Loin d’être purement philosophique, ce désaccord entre d'un côté les tenants de la raison et de l'autre côté les tenants de l’émotion, se retrouve en psychologie dans le champ de la psychologie morale. Cependant, au cours de ces dernières années, les développements de la psychologie morale ont apporté de puissants arguments en faveur de la thèse sentimentaliste.

En effet, dans la recherche actuelle, une littérature abondante en psychologie suggère que les émotions jouent un rôle crucial dans la formation du jugement moral.

Une première source de donnée en faveur de cette thèse provient de l’étude empirique des dilemmes moraux. Afin de mieux comprendre, prenons l'exemple du dilemme du trolley inventé à la base par deux philosophes : Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson, et repris dans le champ de la psychologie par Hauser, Cushman, Young, Kang-Xing Jin, et Mikhail (2007) dans leur étude interculturelle sur un grand nombre de participants. Soit les deux cas suivants :

Premier cas : Denise dévie le train

Denise est passagère d'un train dans lequel le conducteur vient de s'évanouir. Plus bas sur la voie principale se trouve 5 personnes. Sur la voie principale se trouve un levier qui ferait changer la direction du train vers la gauche et Denis à la possibilité de l'actionner. Il y a 1 personne sur la voie de gauche. Denise peut dévier le train en ne tuant qu'une personne ou alors elle peut s'abstenir de dévier le train ce qui tuerait les 5 personnes. Est-il moralement acceptable pour Denise de dévier le train ?

Figure 1. Schéma de Hauser et al. (2007) illustrant le premier cas.

Deuxième cas : Franck pousse l'homme

Franck est sur le pont au-dessus de la voie du train. Il voit un train hors de contrôle s'approcher du pont. Il y a 5 personnes sur la voie. Franck sait que le seul moyen de stopper le train est de pousser un objet assez lourd sur la voie. Le seul objet suffisamment lourd est un homme de forte corpulence qui lui aussi regarde le train depuis le pont. Franck peut pousser l'homme sur la voie du train, ce qui le tuerait, ou il peut ne rien faire, ce qui tuerait les 5 personnes. Est-il moralement acceptable pour Franck de pousser l'homme ?

Figure 2. Schéma de Hauser et al. (2007) illustrant le deuxième cas.

Dans le premier cas, Hauser et al. (2007) ont trouvé que 85% des personnes interrogées jugeaient acceptable de pousser le levier pour sauver cinq personnes, tandis que, dans le second cas, ils ont observé que seul 12% des personnes interrogées jugeaient acceptable de pousser l'homme sous le train. Bien que, dans les deux cas, il s'agisse de sauver cinq personnes au prix d’une seule vie, les résultats montrent que les gens réagissent différemment au fait de pousser un levier pour détourner un train sur la victime et à celui de pousser directement la victime sous le train. Mais quelles sont les sources psychologiques expliquant cette différence ?

Pour expliquer cette différence, Greene, Sommerville, Nystrom, Darley, et Cohen (2001) commencent par distinguer deux types de scénarios mettant en scène des violations morales : les scénarios « personnels » et les scénarios « impersonnels ». Un scénario est personnel s’il met en scène des violations morales dont « les conséquences corporelles sont graves, pour un autre individu en particulier, et de telle façon que le tort n'est pas le résultat d'une déviation d'une menace existante ». A l’inverse, un scénario est « impersonnel » lorsque les critères cités auparavant ne sont pas remplis. Du point de vue de ces critères, le fait de pousser le levier est plus « impersonnel » que pousser la personne sous le train, car, dans ce cas, le mal n’est pas infligé directement, mais est le résultat de la déviation du train.

Forts de cette distinction, Greene et Haidt (2002) expliquent la différence de réactions entre les deux types de scénarios en terme de réactions émotionnelles : les scénarios personnels seraient jugés moins acceptables parce qu’ils évoqueraient des réactions émotionnelles plus fortes, en raison du caractère plus « direct » des violations morales qu’ils décrivent. Pour défendre cette théorie, ils s’appuient sur l'étude menée par Greene et al.

(2001). Dans cette étude les sujets devaient répondre à des dilemmes moraux personnels, à des dilemmes moraux impersonnels ou à des dilemmes non-moraux servant de contrôle tandis que leur activité était enregistrée par IRMf. Les aires cérébrales associées aux émotions telles que le gyrus frontal moyen, le gyrus cingulaire postérieur et les gyrus angulaires gauche et droit s'activaient plus lors d'un jugement moral impliquant des scénarios

« personnels » que dans le cas des scénarios « impersonnels » et non- moraux. Selon Greene et al. (2001), le fait de pousser directement la personne sous le train engendrerait une activité négative tellement importante que les participants décideraient de ne pas pousser la personne.

De ce fait, lorsque les aires de l’émotion sont impliquées, les personnes ont tendance à faire des jugements moins « utilitaristes », c’est-à-dire à trouver moins acceptable de sauver 5 personnes en n’en sacrifiant qu’1 (Greene, Nystrom, Engell, Darley, & Cohen, 2004).

Afin de déterminer dans quelle mesure les jugements moraux sont influencés par les réactions émotionnelles, et quelles sont les aires cérébrales impliquées dans l’élaboration affective du jugement moral, Koenig et al. (2007) ont travaillé avec deux différents types de patients. Ils ont comparé des patients souffrant de dommages bilatéraux au cortex préfrontal ventromédian, et par conséquent incapables de réagir à la valence émotionnelle d’un stimulus, avec des patients constituant un groupe contrôle car n’ayant aucun déficit émotionnel en raison de leurs lésions. Ayant soumis à ces patients les dilemmes moraux utilisés par Greene et al. (2001) ils ont observé que les patients ayant des lésions dans le cortex préfrontal ventromédian avaient significativement plus tendance à choisir de sacrifier une personne pour sauver le plus grand nombre. Cela suggère que les émotions jouent un rôle dans la condamnation morale, puisque, chez les participants du groupe contrôle chez qui l’émotion est impliquée dans le jugement moral, les personnes ont moins tendance à choisir de sacrifier 1 personne pour en sauver 5.

Néanmoins, les études sur les dilemmes moraux ne sont pas la seule raison de penser que les émotions sont une cause importante de nos jugements moraux : un autre argument en faveur de cette thèse peut être trouvé dans le fait qu'induire des émotions influencerait les jugements moraux.

Induire une émotion consiste à déclencher une émotion chez un participant à l'aide de stimuli. Il existe différentes techniques d’induction telles que les vidéos, l'odeur, les scénarios ou encore l'hypnose. Selon l’émotion que l’on souhaite induire, certaines méthodes fonctionnent mieux que d’autres. Par exemple, pour le dégoût, les méthodes privilégiées sont les odeurs et les films. Pour la joie et la tristesse, la méthode la plus utilisée consiste à demander aux participants de raconter un événement récent, joyeux ou triste, de leur vie.

Si les émotions jouent un rôle dans la formation des jugements moraux, alors nous pouvons nous attendre à ce qu’induire une émotion perturbe et modifie les jugements moraux des participants. Et c’est ce que nous observons dans un grand nombre d’études. Le cas le plus étudié est celui du dégoût qui, lorsqu’il est induit, tend à rendre plus sévères nos jugements moraux (Schnall, Haidt, Clore, & Hordan, 2008 ; Wheatley & Haidt, 2005).

Le tableau 1 récapitule l’ensemble des études testant l’influence de l’induction émotionnelle sur les jugements moraux, en spécifiant pour chaque étude, l’émotion induite, le type de scénario, la technique d’induction, et les résultats obtenus.

Auteurs Émotion Types de

Expérience 4

odeur Induire de la colère rend les participants plus tolérants.

1Terme forgé par Haidt (2000), l'élévation désigne une émotion positive, un sentiment de beauté suscité par des actions morales, et dirigé vers des personnes vertueuses.

2 Scénarios dans lesquels un agent viole une norme morale, mais sur la base de fausses croyances, et donc fait quelque chose de mal sans en avoir l’intention.

(par

Colère clip vidéo Induire de la colère entraine une augmentation de la

Émotion induite, type de scénario, technique d'induction et résultats obtenus

Toutes ces études ont ainsi montré que l'induction permettait d’influencer le jugement moral des personnes, et que l’influence sur le jugement moral différait selon l’émotion induite.

Ces recherches soulignent l’importance des émotions dans la formation de nos jugements moraux. Cependant, on peut se demander si les émotions ont toutes le même effet sur le jugement moral ou si elles jouent des rôles différents. Les études citées suggèrent que seules certaines émotions influencent notre jugement moral (par exemple Schnall et al. 2008, ont observé qu’induire du dégoût, mais pas de la tristesse, rendait les jugements moraux des participants plus sévères).

Ugazio, Lamm, et Singer (2011) ont émis l’hypothèse que l’influence des émotions sur les jugements moraux dépendrait de leur dimension motivationnelle. Les auteurs ont testé l’effet de la colère et du dégoût, deux émotions de même valence (négative) mais avec des implications motivationnelles différentes (approche pour la colère contre évitement pour le dégoût). Les participants devaient ensuite répondre à quatre types de scénarios différents (dilemmes moraux personnels ou impersonnels, actes dégoûtant et actes basés sur une croyance fausse). Les résultats ont montré que la colère, associée avec une tendance à l’approche rendait les jugements moraux plus tolérants, tandis que le dégoût, associé à une tendance à l’évitement, les rendait moins tolérants.

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