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La théorie de la guerre juste de Walzer

Chapitre 3 : les justifications contemporaines de la guerre juste

3.2 Le contextualisme et conventionnalisme de Walzer

3.2.4 La théorie de la guerre juste de Walzer

Walzer s'inspire avant tout de la tradition classique de la guerre juste (Orend, 2000C : 524). Ainsi, il amorce son analyse depuis la tradition de justice militaire déjà mise en place par la communauté d'interprétation. Toutefois, il considère que l'analyse classique ne fait pas le tour de la question, puisqu’un examen du contenu moral des normes et des traités internationaux doit également être fait. Comme la théorie morale de Walzer n'est pas exposée dans les mêmes ouvrages que sa théorie de la guerre juste, il est parfois difficile de voir les liens entre l'une et l'autre; son exposé des critères de la guerre juste semblant s'appuyer davantage sur la tradition que sur le contexte moral effectif.

Cependant, un élément central de sa théorie mérite d'être plus clairement exposé, soit sa forte critique du conséquentialisme. Toutefois, précisons que cette critique ne mène pas au rejet du conséquentialisme; Walzer lui reconnaît une certaine utilité (Orend, 2001 : 76; Walzer, 2004A : 58-66). Il s'agit plutôt d'une invitation à la prudence devant cette doctrine. L'argument principal de Walzer est l'impossibilité du calcul de conséquences dans les affaires militaires :

Quelle valeur attribuer à l'indépendance d'un pays, aux vies susceptibles d'être sacrifiées pour sa défense? Comment jauger le triomphe remporté sur un régime agressif […] ou l'effet de dissuasion obtenu sur d'autres régimes similaires? Toutes ces valeurs risquent bien de ne jamais équivaloir à celle qu'on peut attribuer aux corps humains, puisque seuls les corps sont dénombrables (2004A : 124-125).

En effet, certaines des conséquences semblent non quantifiables ou n'auraient qu'une valeur arbitraire, ce qui rend le calcul impossible. C'est principalement pour cette raison que Walzer favorise la notion de droits à celle de conséquences (2004A : 66).

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Mais le conséquentialisme joue tout de même un rôle important dans sa théorie : notamment pour son critère d'ultime recours qui affirme l'existence de situations aux conséquences tellement graves qu'elles surpassent les autres considérations morales. Un exemple contesté, et je crois que Walzer le rejetterait lui-même, nous est proposé par Maureen Ramsay pour qui l’Urgence suprême, telle que définie par Walzer5, pourrait être employée pour justifier la torture (Ramsay : 418). Pensons, par exemple, à un cas où nous avons des preuves irréfutables qu'une certaine personne possède des informations sur un important complot terroriste imminent, mais refuse de les divulguer.

Walzer nous met également en garde contre certains dangers du calcul conséquentialiste. Il prend en exemple le cas du Kosovo où le refus d'envoyer des troupes au sol afin d'améliorer le rapport coûts-bénéfices aurait, selon lui, empiré les effets du nettoyage ethnique (1999 : 135). Ainsi, Walzer reconnaît les critères conséquentialistes en cas d'extrême nécessité, mais ceux-ci doivent être contraints par d'autres règles, telles que les règles de droit.

La critique du conséquentialisme rend donc Walzer très prudent quant aux critères impliquant un calcul de probabilité. Ainsi, il hésite toujours avant d'employer le critère de raisonnable probabilité de succès (Orend, 2001 : 99) et il relativise l’importance de ceux de (micro-) et (macro-)proportionnalité (Ibid. : 122). Mais d'un autre côté, il reconnaît un conséquentialisme extrême dans l'ultime recours que l'on peut invoquer lorsque l'existence même d'une nation est menacée (Ibid. : 128) : « [n]ous nous trouvons en situation d'urgence suprême lorsque nos valeurs les plus ancrées et notre survie collective sont en danger imminent » (Walzer, 2004A : 58).

Pour ce qui est des autres critères, il y en a plusieurs dont Walzer limite l'importance. Ainsi, si Orend accorde une grande importance à la juste intention et à l'autorité légitime, Walzer se montre très critique à leur égard. Concernant le premier de ces critères, il affirme qu'« une volonté parfaitement pure est une illusion politique » (Orend, 2001 : 94). Il affirme non seulement que le contenu de la juste intention est

5 Ce critère permet, dans des situations de menaces particulièrement graves telles que la destruction totale d'un peuple, de justifier l'emploi de moyens autrement condamnables.

75 tellement vague qu'il est difficile de juger du respect de ce critère, mais également que ce critère peut servir de justification à certaines atrocités (Ibid,: 95). Le critère d'autorité légitime, quant à lui, n'est ni employé ni défini par Walzer, selon Orend (2001 : 97). Cependant, considérant son cadre contextualiste et l'importance que Walzer accorde aux droits de la personne, je serais porté à croire, comme le fait Rex Martin, que Walzer reconnaîtrait une autorité légitime, peut-être plus morale que légale, en l'ONU (Martin : 450). Walzer affirme également qu'il est impossible d'invoquer le dernier recours, car pour cela il faudrait avoir tenté tous les moyens pacifiques plusieurs fois, ce qui semble impossible ou du moins improbable (2004A : 83).

Les autres critères reposent sur la conception des droits que nous pouvons tirer de la morale contextualiste de Walzer. Ainsi, la juste cause permet à un État d'intervenir militairement pour défendre ses propres droits ou pour défendre les droits d’autrui dans une intervention humanitaire, notamment contre ce que Walzer nomme les « actions qui frappent la conscience de l'humanité » (2004A : 102), c'est-à-dire ces actes prohibés par la moralité minimaliste universelle. Cette justification convient également à son critère de « no mala in se » qui interdit tout acte qui, par sa nature même, viole les droits de la personne (terrorisme, viol, génocide, etc.). Précisons, toutefois, que cette liste est circonstancielle et contextuelle, et que les conventions internationales (CIAC, CABT, Convention sur l'interdiction des mines antipersonnel, TNP, par exemple) nous éclairent sur ces moyens prohibés (Orend, 2001 : 122). Finalement, la question de la justice d'après-guerre, un aspect « négligé » par Walzer (Ibid. : 135), est également principalement basée sur cette notion de droit. Walzer voit deux aspects principaux dans la justice d'après-guerre : la juste cause de terminaison et la reconstruction/réhabilitation, lesquelles doivent être effectuées afin d'assurer et de protéger les droits de tous.

Finalement, le critère de discrimination des cibles est assez flou chez Walzer. Il distingue entre les cibles légitimes (« tout ce qui est engagé à nuire ») et les cibles illégitimes (« toute personne ou institution qui ne n’est pas engagée à nuire ») (Ibid. : 112). Ainsi, toute cible militaire serait légitime, alors qu'il est toujours défendu de prendre un civil pour cible. Cependant, selon Orend, il demeure une zone floue chez

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Walzer, car il ne traite pas du statut moral des soldats. En tant qu'être humain, ceux-ci devraient avoir un droit à la vie tel que généralement admis à tous dans la moralité mince. Or, Walzer ne justifie aucunement le droit de tuer les soldats ennemis (Ibid. : 112). Cependant, Orend tente d'expliquer la justification que Walzer pourrait fournir à cette « aporie » en émettant l’hypothèse que le droit de tuer des soldats ennemis emprunte à la fois au droit à la légitime défense, puisque les soldats ennemis menacent la vie de nos soldats et vice-versa, et à un droit conventionnel qui reconnaît le droit que les soldats ont de tuer l’ennemi tout comme nous reconnaissons le droit des policiers de faire feu sur un criminel en certaines circonstances (Ibid. : 115). Il me semble que cette dernière hypothèse est la plus plausible considérant que Walzer affirme que la moralité est produite par le contexte et les conventions.