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A-   La pensée d’Otto Von Gierke et le pluralisme juridique (1841-1921) 24

1.   La théorie du groupe-personne et le rejet d’une approche

1. La théorie du groupe-personne et le rejet d’une approche individualiste de la société

Dans les débuts du développement du mouvement germaniste, une théorie de l’association17 qui se présentait comme l’approche orthodoxe de droit romain, dont le prestigieux professeur Savigny avait fait la promotion, fut contestée avec vigueur par Georg Beseler18.

14 A. DUFOUR, préc., note 12, p. 239-240. Georges GURVITCH, L'idée du droit social; notion et système du

droit social, histoire doctrinale depuis le XVIIe siècle jusqu'à la fin du XIXe siècle, Paris,, Sirey, 1932, p.

487-491.

15 Friedrich Karl von SAVIGNY, Georg Friedrich PUCHTA, Olivier JOUANJAN et Université Robert

Schuman. École doctorale de droit et de science politique, L'esprit de l'École historique du droit, coll. « Annales de la Faculté de droit de Strasbourg; nouv. sér., no 7 », Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, p. 12.

16 Id.

17 Le terme est utilisé ici dans un sens large; « corporation » en anglais.

18 Otto Friedrich von GIERKE, Political theories of the Middle Age, Cambridge, Eng.; New York, Cambridge

La théorie dite romaniste considérait l’association comme une personne fictive qui naissait par un acte de l’État l’autorisant; elle pouvait acquérir des biens par l’intermédiaire de personnes (humaines) désignées, mais il existait une différence importante entre les personnes participantes et l’association, relation qui pouvait être comparée à celle du tuteur à l’égard de son pupille19. Beseler mit de l’avant que d’importantes institutions du droit allemand (en particulier le « German Fellowship ») ne pouvaient être intégrées au cadre d’une telle théorie. Gierke proposa alors la théorie du groupe-personne : la personne collective sans fiction qui agit dans un but déterminé avec une volonté propre, qui peut être propriétaire de biens, dont les membres sont organiquement liés à leur association. Il le fit au moyen de deux ouvrages, un démontrant son approche et l’autre, analysant les institutions allemandes. À cause de l’importance de cet épisode pour une approche pluraliste du droit et afin de le mieux situer dans la vie de l’action juridique, nous recourrons à un extrait éclairant de l’« Introduction » de Frederic William Maitland de sa traduction d’un texte de Gierke sous le titre de Political Theories of the Middle Age :

Beginning with Beseler’s criticism of Savigny, the theory gradually took shape, especially in Dr Gierke’s hands, and a great deal of thought, learning and controversy collected round it. Battle had to be fought in many fields. The new theory was to be philosophically true, scientifically sound, morally righteous, legally implicit in codes and decisions, pratically convenient, historically destined, genuinely German, and perhaps exclusively germanistic.20 No, it seems to say, […] our German Fellowship is no fiction, no symbol, no piece of the state machinery, no collective name for individuals, but a living organism and a real person, with body and members and a will of its own. Itself can will, itself can act; it twills and acts by the men who are its organs as a man wills and

19 Id. Selon Gierke, les fondements de cette théorie ne pouvaient être identifiés dans le droit romain; selon lui,

elle tirait sa source du droit canonique; au 13e siècle, un juriste qui devint le pape Innocent IV en serait à

l’origine. Gierke aurait démontré le lien entre cette approche et l’exercice du pouvoir d’une monarchie absolue comme l’église catholique. Id. p. xix. Selon Pierre Gillet, Innocent IV n’est pas à l’origine de l’approche qu’on lui attribue et il est tributaire des canonistes qui le précèdent. Il écrit à ce sujet : « […] on voit quelle distance sépare cette théorie, telle que les décrétistes et, à notre avis Innocent IV l’ont comprise, de celle que Savigny défendra au dix-neuvième siècle, selon laquelle la personne juridique est un sujet de droit créé artificiellement ». Pierre GILLET, La personnalité juridique en droit ecclésiastique,

spécialement chez les décrétistes et les décrétalistes et dans le Code de droit canonique, Malines, Godenne,

1927, p. 122. Pierre Gillet critique sévèrement l’approche de Gierke. Id., p. 196. Nous n’avons pas été convaincu. Notre hypothèse serait plutôt que le caractère autoritaire du droit d’une société qu’il s’agisse d’une autorité religieuse ou nationale est favorable à une approche artificielle de l’unité associative de base par les juristes alors que ce n’était pas le cas en Allemagne. Les éléments d’analyse qui suivent relatifs à la différence des situations anglaise et allemande tirées de l’ouvrage de Michel Coutu, Max Weber et les

rationalités du droit (supra, note 22) nous confortent au sujet de la valeur de cette hypothèse.

act by brain, mout and hand. It is not a fictious person; […] it is a group-person and its will is a group will.21

Comme le souligne Michel Coutu, « (À) la suite de Gierke, Weber contraste la corporation en tant qu’institution (groupement autoritaire dont l’existence juridique nécessite l’octroi d’un privilège par le pouvoir politique) et la corporation en tant que libre association »22. Weber reconnaîtra que le droit médiéval allemand a reçu la corporation comme entité créée volontairement et dotée d’une large autonomie. Par ailleurs, « la common law écarte complètement, jusqu’aux temps modernes l’idée de corporation (la notion multiforme de trust s’y substitue) et par la suite ne l’admet qu’en tant que structure institutionnalisée et autoritaire [...]23.

L’analyse wébérienne de Michel Coutu se poursuit en identifiant le lien entre les régimes politiques et la position à l’égard de la corporation :

Suivant Weber la différence des situations allemandes et anglaises provient avant tout de facteurs politiques : en Angleterre la centralisation de l’autorité mena à une étatisation des groupements, qui fit obstacle à la progression du droit des corporations; alors qu’en Allemagne où la justice par assemblée (source de l’autonomie des groupements) demeura prépondérante vu l’absence de tribunaux royaux centralisés réellement influents, le concept de corporation comme libre association, – d’une importance centrale pour le développement des formes capitalistes d’activité – put s’épanouir sans grandes difficultés.24

Comme nous l’avons vu, la pensée juridique allemande, à l’époque de Gierke, s’est également développée « en réaction contre le rationalisme et l’individualisme français, tel qu’il s’était exprimé dans le Code Napoléon ».

Il est important de situer l’approche de Gierke par rapport au courant de pensée dominant alors qu’il exerce son action en tant que juriste et historien. Un texte extrait de l’Introduction

21 F. W. MAITLAND, préc., note 18, p. XXV-XXVI.

22 Michel COUTU, Max Weber et les rationalités du droit, Paris, Québec, L.G.D.J., Québec, Presses de

l'Université Laval, 1995, p. 107.

23 Id., p. 108. Notons que les termes « institution » et « institutionnel » peuvent être utilisés pour qualifier

l’association libre; c’est, comme nous le verrons, ce que proposera Santi Romano.

interprétative de George Heiman à sa traduction d’une partie importante de l’œuvre de Gierke25 est particulièrement éclairant :

[...] Gierke contradicts the theories of what he calls the individualistic conception of society. This school predominant in the Age of enlightenment, viewed society as being based upon a contract between isolated individuals. The trend culminated in Rousseau thought that divided the social body into a centralized machinery of state and a mass of atomized free and equal human being [...]. No room was left for the organic intermediary bodies that could have served as mediating links between the one and the many. On the legal side, the individualistic theory maintained that the juridistic person was no more than a fictious creation brought forth for certain specific purposes. The act of creation and particularly its compulsory recognition by the state conceded an artificial and inorganic existence to its members.

[...] When the inadequacies of this theory became obvious to the school of historical law, there were demands to do away with the concept of persona ficta entirely [...].

After many disputes, the teaching of the school of historical law came to be accepted in Germany. This school and Gierke was one of its foremost protagonist maintained that the organized group has an independent personality of its own. The state’s personality [...] was recognized.26