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Une sociologie des ordres juridiques complétée par l’analyse systémique 118

Nous retenons de l’exploration que nous avons accomplie, une approche de la société québécoise et en particulier des relations du travail, marquée par la pluralité des ordres juridiques et par les systèmes sociaux autoréférentiels, particulièrement le système juridique et le système des relations du travail.

Aux yeux de Talcott Parsons, le système est « un concept vital de toute science »296. Nous réduirions la valeur épistémologique de notre approche théorique en ne l’intégrant pas à notre analyse. La théorie sociologique luhmannienne permettra d’observer les systèmes de communication qui sont d’une importance majeure pour la transmission des connaissances nécessaires à la construction du droit et aux décisions juridictionnelles et de mettre en lumière la communication des connaissances entre les ordres juridiques ainsi que l’absence de transmission d’informations; elle permettra également d’identifier les couplages structuraux.

L’analyse systémique viendra compléter et accompagner la sociologie des ordres juridiques. Une telle démarche n’a pas à notre connaissance été expérimentée et cette association aura sans doute un caractère exploratoire.

Nous devons maintenant préciser notre position; à cette fin nous traiterons de la pluralité des ordres juridiques et de leurs relations (1), de la notion d’institution et d’ordre juridique (2) et de la dimension systémique (3).

1. Pluralité et relations des ordres juridiques

La définition d’ordre juridique proposée par Guy Rocher nous permettra d’identifier les ordres juridiques ou de situer une entité par rapport au type pur mis de l’avant; la théorie des ordres juridiques inspirée de Romano d’identifier leurs relations. Les notions d’institutions originaires

296 Talcott PARSONS, Theories of Society; Foundations of Modern Sociological Theory, N.Y., Free Press of

ou dérivées, simples ou complexes, permettront d’éclairer la nature, l’origine, la composition, la diversité des entités qui sont des ordres juridiques; la composition de l’ordre juridique complexe par des ordres juridiques internes peut permettre de mieux comprendre les ordres juridiques étatiques ou les institutions complexes; Santi Romano établit une distinction qui est à la base d’un pluralisme intra-étatique :

[...] est interne, l’ordre d’une institution comprise dans une autre plus large, par rapport à l’ordre de celle-ci, et donc aussi le droit d’un service étatique par rapport au droit de l’état envisagé dans son ensemble, ou encore le droit de l’État par rapport au droit international.297

L’ordre juridique étatique québécois, lui-même, ordre interne de l’ordre canadien, est composé, d’une myriade d’ordres internes dont la diversité est remarquable. La complexité des centrales syndicales peut être mieux analysée à l’aide de cette qualification des rapports qu’elles établissent avec leurs ordres juridiques internes originaires ou dérivés. Comprendre la complexité des grandes entreprises est nécessaire pour comprendre leurs rapports sociaux et, s’il s’agit de sociétés multinationales, de leurs implantations, sous diverses juridictions étatiques.

Le principe de relevance ouvre la voie à des analyses des liens d’autorité, de domination, de dépendance ou de l’absence de tels liens. La typologie de Gurvitch298 dont la pertinence a été rappelée par Jacques Chevallier299, permet d’établir, en ce qui a trait aux rapports des ordres juridiques avec l’ordre étatique, qu’une multitude d’ordres juridiques n’ont pas de rapports avec l’ordre étatique pour ce qui concerne les activités pour lesquelles elles existent, mais doivent s’incliner en cas de conflit avec l’État300 et que de nombreux ordres juridiques (la sphère

décentralisée) ont une importante marge d’autonomie dans leur production de normes réglementaires (par exemple, les universités); la sphère centralisée comprend de nombreux ordres dont le statut est particulier et doit être analysé en conséquence. Comme nous le verrons,

297 S. ROMANO, préc., note 99, p. 161.

298 Voir le résumé de Jean-Guy Belley aux pages 37. 299 Voir p. 75.

300 La société contemporaine est évidemment très différente de celle dont Gurvitch a eu l’expérience. Un

syndicat par exemple doit être accrédité pour pouvoir négocier une convention collective. Même si elle doit être nuancée, l’approche reste valable.

c’est le cas de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse qui dispose d’une large marge d’autonomie. Le commentaire de Jacques Chevallier mérite ici d’être rappelé.

[...] l’étude des différents « titres » ou « manifestations de relevance entre les ordres juridiques, c’est-à-dire de l’importance qu’ils ont respectivement les uns pour les autres permet de mettre en évidence l’inégalité des positions qu’ils occupent. Mais la relevance ne saurait être entendue comme aboutissant à la restauration de l’unité de l’ordre juridique au profit de l’État : il n’est pas d’institution si vaste qu’elle éprouve le besoin de donner la relevance à tous les rapports sociaux; et un certain nombre d’ordres juridiques sont dépourvus de toute relevance pour l’ordre étatique […]. La pluralité des ordres est donc corrigée par un principe d’agencement et de structuration, qui varie selon les sociétés et assure une certaine cohésion sociale. (notre soulignement)

La présupposition peut transformer la relevance; elle ouvre la porte à diverses formes de rapports entre les présupposés et un ordre juridique : démocratie autogestionnaire, équilibre entre le leadership et l’assemblée des membres, contrôle basé sur la propriété ou contrôle basé sur les privilèges de certains des présupposés.

Nous devons également avant de passer à la dimension systémique, préciser un autre aspect de notre approche théorique des ordres juridiques : la distinction entre l’institution et l’ordre juridique.

2. Institution et ordre juridique

Nous ne pensons pas qu’il soit maintenant possible, dans l’état de nos connaissances des organisations, d’identifier totalement institution et ordre juridique. Nous adoptons l’approche de Jacques Chevallier sur la place institutionnelle de l’ordre juridique. L’ordre juridique est « structuré et informé par l’ordre social auquel il appartient et dont il est un « sous-ensemble » ou un sous-système [...] la structuration de l’ordre social » étant « de son côté marquée par le rôle institutionnalisant de l’ordre juridique »301 (notre soulignement). Au sein de l’entité ou des entités dont l’ordre juridique est un sous-ensemble, il y a des rapports qui sont de nature organisationnelle, qui peuvent être de nature politique, scientifique, etc. L’ordre juridique institutionnalise ou contribue à l’institutionnalisation de l’entité.

301 Voir p. 75.

Ceci n’implique pas que nous remettons en question l’approche de Romano qui considère que le droit n’est pas que norme et qu’il est bien d’autres choses. L’effet de l’ordre juridique sur l’institution varie d’une institution à l’autre.

L’étude de la dimension systémique sera importante pour compléter et accompagner notre étude des ordres juridiques.

3. L’analyse systémique

Comme nous l’avons vu, la distinction système/environnement est au centre de la théorie systémique luhmannienne; elle peut permettre, à notre avis, de comprendre la communication des informations et par conséquent des connaissances en provenance de l’environnement, mais également l’absence de communication d’informations que le système rejette dans sa gestion de la complexité. La circulation des connaissances est favorisée par le couplage structurel.

En ce qui a trait spécifiquement au système juridique, nous retenons l’autonomisation progressive du système juridique mise de l’avant par Günter Teubner et les trois phases comprenant un stade présystémique et deux niveaux de systématisation. Un des effets de cette approche est de limiter les effets de clôture, ce qui est nécessaire dans le cadre du pluralisme juridique.

En ce qui a trait au droit étatique du travail, nous adoptons l’analyse de Rogowski à l’effet qu’il constitue un sous-système autonome du système juridique étatique. Les relations du travail constituent un système social mais, dans le contexte québécois, nous faisons l’hypothèse que la négociation collective est structurellement couplée avec les ordres juridiques des parties patronales et syndicales, ainsi qu’avec l’ordre juridique étatique; nous faisons également l’hypothèse que l’arbitrage de griefs est structurellement couplé avec l’ordre juridique de la convention collective et l’ordre juridique étatique302.

302 Comme nous le verrons, dans le deuxième chapitre, nous considérons que la convention collective donne

Enfin nous faisons le constat d’un droit étatique québécois du travail partiellement autonome par rapport aux systèmes juridiques étatiques québécois et canadien, partiellement en particulier à cause du contrôle judiciaire. Ceci n’empêche pas que, dans la foulée de Ralf Rogowski et de Ton Wilthagen, nous fassions le constat d’une autonomisation progressive par la voie de conditions structurelles qui permettent l’autoréflexion et que nous soyons conscients que ce processus peut être analysé au niveau politique, doctrinal et institutionnel.

Nous nous en tiendrons, à ce stade, à ces perspectives théoriques en ce qui a trait au pluralisme juridique complété et accompagné par la théorie des systèmes. Nous avons toutefois besoin, au cours de notre démarche, de recourir à l’approche des champs sociaux semi autonomes de Sally Falk Moore pour analyser certains phénomènes présystémiques de normativité dans des ensembles d’organisations qui ne constituent pas des ordres juridiques ou qui ne peuvent être toutes qualifiées d’ordre juridique.