• Aucun résultat trouvé

La théorie de discours, une théorie qui se fraye un chemin

Les bouleversements qui ont eu lieu dans les années soixante-dix au sein du monde scientifique ont permis l‘avènement des approches postmodernes et poststructuralistes.

52

La théorie du discours fait partie de ce genre d‘approches « alternatives », au sens où elle a contribué, en étapes successives, au démantèlement des grandes convictions qui résultaient du cadre scientifique préexistant. Si le point de départ de la théorie du discours est incarné par les célèbres travaux de Michel Foucault83 et de Jacques Derrida,84 la littérature discute de l‘existence de trois générations de cette école de pensée. Les deux premières générations étaient plutôt tributaires des visions originaires, s‘étant concentrées sur les aspects linguistiques et sémantiques, au sens étroit de ces deux termes.85 Par contre, l‘approche de la troisième génération, nourrie de l‘affaiblissement des grandes idéologies qui succéda à la fin de la Guerre froide, est étroitement liée à l‘appréhension du politique. Les deux représentants les plus importants de

83

Pour une synthèse sur la vue de Foucault sur le discours, v. Michel Foucault, « L‘Ordre du Discours » in Michel Foucault, Philosophie.

Anthologie, (Anthologie établie et présentée par Arnold I. Davidson et

Frédéric Gros), Paris, Gallimard, pp. 61-79.

84

Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, notamment le chapitre « L‘écriture, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », pp. 409-428.

85 A l‘exception notable de Norman Fairclough, le fondateur de l‘Analyse

Critique du Discours, qui s‘est intéressé à la manipulation idéologique du langage et aux possibilités d‘émancipation sociale et politique à travers les discours « résistants » (v. notamment Norman Fariclough, Critical Discourse

Analysis, London, Longman, 1995), la préoccupation générale des

représentants des deux premières générations de la théorie du discours visait essentiellement l‘approche des techniques linguistiques usitées par les locuteurs dans leurs efforts d‘imposer une conclusion qui leur fût favorable lors des discussions contradictoires. V., à cet égard, Roger Fowler (dir.),

53

celle-ci, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe,86 se sont concentrés, depuis une vingtaine d‘années, sur l‘étude de la représentation discursive des relations de pouvoir – la constitution, la confrontation, la destruction et la restructuration des réseaux dominants du pouvoir à travers la dynamique des positionnements discursifs.

Grosso modo, la théorie du discours repose sur une ontologie plutôt anti-essentialiste et sur une épistémologie anti- fondationaliste.87 En tout premier, les adeptes de la théorie du discours considèrent qu‘il n‘y a pas d‘essence préexistante et auto-déterminatrice du monde. La religion, la rationalité des Lumières, les lois d‘airain du capitalisme, la lutte de classe ou, plus récemment, le réchauffement climatique sont autant de fausses essences qui prétendent fournir une explication ultime de l‘histoire de l‘humanité. A l‘instar de Jean-François Lyotard,88 les théoriciens du discours voient derrière les efforts déployés pour la mise en place d‘une représentation unique et définitive du monde la volonté d‘établir une hégémonie politique. Ils se proposent d‘étudier les conséquences avancées de l‘absence d‘un Centre ultime et capable de structurer et diriger le monde du savoir et de l‘action.

En deuxième lieu, l‘épistémologie de la théorie du discours est quasiment relativiste. Son point de départ est l‘idée de Richard Rorty selon laquelle si le monde existe en soi, la vérité

86

V. notamment Ernesto Laclau, Grammaire de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2000 et Chantal Mouffe (dir.), Deconstruction and Pragmatism, New York, Routledge, 1996.

87

V. David Howarth, Jacob Törfing (dir.), Discourse Theory in European

Politics. Identity, Policy and Governance, Palgrave, Macmillan, 2005, p. 13.

88 V. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le

savoir, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1979, notamment le

54 n‘existe pas en tant que telle.89

La vérité est donc toujours conditionnée par un régime de vérité, qui, selon Foucault, est consubstantiel avec le pouvoir lui-même. La prétention d‘un savoir absolu doit être définitivement abandonnée. La vérité est toujours contextuelle et flexible et dépend plutôt du régime discursif de vérité qui contient les critères choisis pour déterminer la valeur de vérité d‘un énoncé. C‘est bien pourquoi nous n‘avons pas les moyens de déclarer la vérité per se d‘une affirmation quelconque, mais nous pouvons uniquement évaluer le degré prétendu de vérité d‘une certaine affirmation dans tel ou tel contexte et strictement en relation avec notre propre perception du monde extérieur.

Pour les théoriciens du discours, ce qui résulte de l‘application de ces deux prémisses est loin d‘être le chaos, mais un système relationnel polymorphe dans le cadre duquel les identités se déterminent à travers l‘interaction. La constitution des identités par le biais des interactions sociales appréhendables par l‘étude des discours demeure l‘objet essentiel de cette discipline. L‘idée centrale des théoriciens du discours est que l‘identité devient possible seulement si nous déterminons des non-identités par rapport auxquelles elle se distingue. Cette opération est quasiment discursive, au sens où nous produisons des descriptions (ou bien, nous les reprenons d‘ailleurs) qui permettent notre identification par rapport à l‘extérieur. Le discours est ainsi créateur et « altérateur » d‘identité, en déterminant les rapports dans lesquels les individus et les groupes s‘inscrivent. Le domaine politique est le premier à ne pas échapper à cette contrainte linguistique et

89 Voir Richard Rorty, Philosophical Papers Set: Objectivity, Relativism and

Truth, Cambridge University Press, 1991, notamment le chapitre

55

discursive puisque son propre principe de fonctionnement repose sur la négociation permanente des règles qui assurent le gouvernement :

« Le langage répertorie le pouvoir, exprime le pouvoir ; [le langage] est impliqué là où il y a un contentieux sur le pouvoir et là où le pouvoir est disputé. Le pouvoir ne dérive pas du langage mais le langage peut être employé pour mettre en cause le pouvoir, pour le détruire, pour modifier les distributions du pouvoir à court terme aussi bien qu‘à long terme ». 90

En suivant la logique poststructuraliste de Jacques Lacan et Jacques Derrida, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe considèrent que l‘une des principales caractéristiques distinctives du social est l‘incertitude constitutive de la détermination structurelle. Cette incertitude permet la constitution d‘un espace nécessaire pour les articulations politico-hégémoniques qui créent et recréent rétrospectivement les intérêts qu‘ils prétendent représenter.91

Puisque le social est indéterminé, les identités qui

90 « Language indexes power, expresses power, is involved where there is

contention over power and where power is challenged. Power does not derive from language, but language can be used to challenge power, to subvert it, to alter distributions of power both in the short and the long term », Ruth Wodak, ―Critical linguistics and critical discourse analysis‖ in Jef Verschueren, Jan-Ola Östman (dir.), Handbook of Pragmatics, Amsterdam, Benjamins, 2006, p. 4.

91

V. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy.

Towards a Radical Democratic Politics, Londres, Verso, 1985, p. xi. La

notion d‘articulation hégémonique correspond d‘une certaine manière à la notion de « poétique » développée par Jacques Rancière dans son livre Les

56

en font partie sont à leurs tours incomplètes et reposent sur le mouvement constant des relations différentielles. Cela signifie que « l‘identité est obligée de combler les vides structurels à travers l‘identification »,92

ou, autrement dit, l‘identification peut être vue comme l‘effort déployé par le sujet afin d‘acquérir une identité plénière.

Cette approche discursive a comme source d‘inspiration la théorie de Ferdinand de Saussure selon laquelle le langage est formé non pas par des termes positifs, mais plutôt par des différences. Les théoriciens du discours, et notamment Ernesto Laclau, insistent sur la logique de la différence et de l‘opposition, en montrant que l‘identité se constitue à travers sa différentiation par rapport aux autres identités.93

Cela implique le fait que tous les principes et les valeurs qui gouvernent l‘identité acquièrent leurs sens en fonction de cette logique.94

Par exemple, l‘identité est liée à un contexte spécifique, qui se rapporte au sexe, à l‘ethnicité, à la religion, à la culture, à l‘histoire, à la nation ou à la région, et devient ce qu‘elle est en

réfère à un espace beaucoup plus théorique et littéraire (là encore, selon la terminologie proposée par Rancière) que les articulations hégémoniques, qui relèvent plutôt de la pratique politique proprement dite. Ainsi, Rancière entend par poétique « l‘étude de l‘ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie ». V. Jacques Rancière, Les noms de l’histoire. Essai de

poétique du savoir, Paris, Seuil, 1993, p. 21.

92 Niels Åkerstrøm Andersen, Discursive Analytical Strategies.

Understanding Foucault, Koselleck, Laclau, Luhmann, Bristol, The Policy

Press, 2003, p. 52.

93 Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008, p. 86.

94 Dirk Nabers, ―Crises, hegemony and change in the international system: A

conceptual framework‖, in GIGA Research Programme: Transformation in

57

vertu de sa position relative dans une structure ouverte de relations différentielles.

L‘incomplétude des identités subjectives est liée à la contestation politique des signifiants (prenant la forme des demandes) et est elle-même une pré-condition pour la création de tout processus hégémonique. Ernesto Laclau emploie le modèle95

ci-dessous pour souligner la façon dont l‘articulation hégémonique s‘opère :

Fig. no 2. Ernesto Laclau. La production de l‘hégémonie discursive

95 Ernesto Laclau, ―Constructing Universality‖, in Judith Butler, Ernesto

Laclau, and Slavoj Žižek (dir.), Contingency, Hegemony, Universality:

Contemporary Dialogues on the Left, Londres, Verso, 2000, pp. 281–307.

D1, D2, D3, D4 - Signifiants

F - Frontière T – Elément exclu Ө - Espace vide (gap) ≡ - Equivalence

58

Ayant comme point de départ la prémisse que la structure sociale suppose l‘existence des espaces vides (gaps),96

Laclau illustre la manière dont les signifiants particuliers, D1, D2, D3, D4, etc., atteignent des différentes positions au sein de la structure respective. L‘un des signifiants, D1, a temporairement réussi à fixer son sens dans un point nodal, devenant une sorte de centre de commandes qui domine les autres signifiants. Ce processus discursif est consubstantiel avec la production de l‘hégémonie. La constellation à travers laquelle une certaine particularité assume la représentation de l‘universalité avec laquelle elle est incommensurable est ce qu‘on peut appeler une relation hégémonique. Autrement dit, la particularité s‘identifie avec la totalité. Cette identification est particulièrement politisée parce qu‘elle crée une tension intérieure perpétuelle, renouvelée chaque fois qu‘un nouvel signifiant essaye de s‘identifier avec la totalité. L‘identité hégémonique devient l‘ordre d‘un signifiant vide qui s‘efforce de se substituer à la totalité inatteignable. Comme on peut observer, la totalité est un

96

La notion de signifiant a été élaborée par Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique structurale. En relation au signifié (concept), le signifiant constitue le signe, qui est l‘unité fondamentale de l‘analyse linguistique. Le problème de l‘entreprise saussurienne est l‘isomorphisme strict entre le signifiant et le signifié. Ce qui implique qu‘un seul concept peut correspondre à une certaine représentation phonétique et, donc, qu‘il n‘y a pas de différence effective entre le son et le concept. Des solutions à l‘impasse saussurienne viennent de trois sources : la sémiologie de Roland Barthes, la psychanalyse de Jacques Lacan et la déconstruction initiée par Jacques Derrida. Grosso modo, ces auteurs prétendent tous que le signifiant ne peut pas être attaché à un signifié précis d‘une manière permanente et que, de cette façon, le sens peut être seulement temporairement fixé à un centre de commandes.

59

horizon plutôt qu‘un fondement.97 Toute de même, la condition de possibilité de la totalité suppose l‘existence de l‘espace extérieur, qui dessine les limites du système (F).

La question est de savoir si l‘extérieur, qui est la base de la totalité des différences, est une autre différence ou si on à faire avec un problème encore plus compliqué. La réponse de Laclau est que l‘extérieur constitue en effet une différence, mais que cette différence ne peut être ni neutre, ni intégrable parmi les composants de la totalité. Au contraire, l‘extérieur constitue l‘élément exclu (T) qui opère conformément à la logique de l‘équivalence et de l‘antagonisme.98

Cela signifie que, par rapport à l‘élément exclu, toutes les autres identités sont groupées dans une chaîne d‘équivalences. Leur lien est le rejet commun de l‘identité exclue. Tandis que l‘équivalence souligne l‘effet de solidarisation devant un ennemi perçu comme étant commun, la communauté est discursivement construite en termes « positifs », afin de permettre la constitution des identités collectives. Autrement dit, si la logique de l‘antagonisme accentue la différence, la logique de l‘équivalence l‘efface. Ainsi, selon Laclau, la tension entre l‘équivalence et la différence offre les conditions de possibilité du social.

La construction du social dépend aussi de l‘émergence d‘un signifiant vide ou flottant.99 Laclau définit la notion de signifiant vide comme un signifiant indistinct sans contenu conceptuel ou comme la plénitude constitutivement absente. Les signifiants vides sont des termes qui, à force d‘avoir des sens différents, peuvent servir pour unifier des mouvements

97 V. Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008, pp. 89, 144. 98 Ibidem, p. 88.

99

60

sociaux disparates (par exemple, l‘Ordre ou la Justice peuvent fonctionner comme des signifiants vides). De l‘autre côté, les signifiants flottants peuvent assimiler des sens différents en fonction du thème approché par le discours respectif. Par exemple, des expressions comme liberté, équité ou égalité peuvent fonctionner comme des signifiants flottants. Si un signifiant vide prend les limites du vide comme étant acquises, le signifiant flottant permet la dislocation de ces limites.100 Cependant, la différence entre les deux reste minimale et quasiment opérationnelle.

Documents relatifs