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Théorie du discours et populisme

Les théoriciens du discours ont essayé d‘appliquer leurs hypothèses dans des domaines variés du politique et de la politique. Il reste quand même que le succès de cette théorie semble être remarquable uniquement dans un rayon limité de domaines, dont l‘étude de la politique radicale et extrémiste. Les raisons de cette prédilection explicative de la théorie du discours sont nombreuses. Primo, le contexte de la résurrection des partis extrémistes en Europe coïncide avec le moment de l‘émergence de la troisième génération de théoriciens du discours – le début des années 1990. Les nouveaux flots d‘extrémisme politique – le trotskisme révolutionnaire, l‘extrême droite française, hollandaise et italienne, les mouvements antimondialisation, etc. – se sont donc offerts comme autant d‘études de cas pour les explications inédites

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données par les chercheurs de cette troisième « génération du discours ». Secundo, la théorie du discours cherche des explications qui ne relèvent pas des simples déterminations mécaniques du social. Or, la plupart des analyses reposant sur le déterminisme social ont failli offrir une explication satisfaisante de l‘émergence, des évolutions et des déchéances des mouvements extrémistes et radicaux. Et, tertio, la théorie du discours a été à même de saisir et de rendre compréhensible l‘aspect multidimensionnel du radicalisme et de l‘extrémisme, en mélangeant dans des ensembles cohérents les approches linguistiques et sémantiques, les thèses de la psychologie sociale et de la sociologie post-béhavioriste et les visions que relèvent de l‘anthropologie politique.101

Est-ce que nous pouvons étendre ces jugements quant à l‘opportunité d‘utiliser la théorie du discours dans l‘analyse de l‘extrémisme et du radicalisme à l‘étude du populisme et de sa dynamique ? A priori, la plupart des avantages comparatifs de l‘usage de la théorie du discours dans l‘analyse des phénomènes extrémistes et radicaux sont applicables à l‘approche du populisme, ne serait-ce que parce qu‘une bonne partie des mouvements extrémistes et radicaux sont des mouvements populistes et, inversement, qu‘une partie significative des groupes qui se prétendent populistes ou qui sont accusés d‘être populistes sont, en fait ou à la fois, des formations radicales ou extrémistes.102

Mais on peut entrevoir la potentialité apriorique

101 Pour un bel exemple de traitement discursif de la politique radicale, v.

Martin Reisigl, Ruth Wodak (dir.), The semiotics of racism: Approaches in

critical discourse analysis, Vienna, Passagen Verlag, 2000.

102 Les interconnexions entre le populisme et l‘extrémisme de droite sont mis

en évidence par Pierre-André Taguieff qui introduit un « idéaltype national- populiste autoritaire » incarné, en France, par le Front National. V. Pierre- André Taguieff, L’illusion populiste…, op. cit., pp. 231-243.

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de la théorie du discours d‘appréhender le populisme aussi à travers deux éléments spécifiques. Il s‘agit, d‘abord, du caractère à la fois vague et hétéroclite du populisme, dont nous avons fait la démonstration dans la première partie de cet essai, qui correspond à l‘indétermination identitaire des sujets individuels et collectifs assumée par la théorie du discours. Et puis, il s‘agit de la manière dont le populisme apparaît et fonctionne à travers l‘interpellation apparente des structures élitaires par les « sujets populaires », ces derniers opposant aux élites des demandes collectives venant « d‘en-bas ». On doit comprendre cette interpellation moins dans le sens consacré par Louis Althusser (c‘est-à-dire le processus par lequel l‘individu abstrait devient un sujet proprement-dit suite à son inclusion dans l‘idéologie dominante et à sa transformation par celle- ci)103 et plutôt dans sa dimension socio-discursive. L‘interpellation est donc la constitution d‘un sujet collectif à travers la nominalisation et l‘encadrement idéologique de ses intérêts, de sa volonté et de son identité qui se différentient et s‘opposent à ceux des autres.

La définition104

que nous pouvons donner au populisme en utilisant l‘appareil conceptuel de la théorie du discours est celle- ci :

103 Pour une analyse pertinente de la notion d‘interpellation, v. Jean-Claude

Bourdin, (dir.), Althusser, une lecture de Marx, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, pp. 105-116.

104 Les arguments favorables à la préférence pour l‘approche qui consiste à

redéfinir un concept au lieu de l‘explorer dans son extension et/ou dans son intensité sont brilamment développés par Kurt Weyland dans « Clarifying a Contested Concept : ‗Populism‘ in Latin American Studies », Paper for Panel « Concepts and Causation », 95th Annual Meeting, Amercian Political Science Association, Atlanta, September 2-5, 1999. Weyland fait la différence entre les concepts radiaux, les concepts cumulatifs et les

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Populisme = registre discursif à vocation hégémonique qui repose sur l’exaltation de l’identification populaire opérée à

travers l’articulation idéologique des caractéristiques

supposées d’une collectivité (le « Peuple ») et l’exclusion des altérités coupables pour la non-plénitude de l’identité de cette collectivité.

Dans les pages suivantes, nous allons essayer de formuler quelques repères pour la démonstration du bien-fondé de cette définition du populisme, en utilisant en tant que méthodologie la synthèse des principaux propos de la théorie du discours réalisée par Jacob Törfing.105

Pour chacun de ces points, nous allons mettre en évidence la dimension applicative et concrète de son contenu à travers l‘appréhension des aspects essentiels du populisme, tels qu‘ils ont été décrits dans la définition ci- dessus.

1. Toute forme de pratique sociale a lieu dans un milieu dominé par des discours spécifiques ayant eux-mêmes une certaine histoire. Le « dire » d‘aujourd‘hui porte l‘héritage du « dire » d‘hier et détermine à son tour le « dire » de demain. L‘évolution d‘un discours dominant à l‘autre est réalisée à travers la libération des signifiants, lesquels, devenus libres, sont dorénavant reliés dans de nouveaux enchaînements

catégories « classiques » et montre, dans le cas particulier de l‘appréhension du populisme, la nécessité de redéfinir ce concept avant de procéder à n‘importe quelle autre démarche exploratoire.

105 V. Jacob Törfing, « Discourse Theory: Achievements, Arguments, and

Challenges » in David Howarth, Jacob Törfing (dir.), Discourse Theory in

European Politics. Identity, Policy and Governance, Palgrave, Macmillan,

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logiques. Dans ce contexte, certains signifiants libres constituent les points nodaux qui réunissent la représentation de la réalité dans un tout cohérent, tout en portant l‘héritage de leur sens et de leur configuration antérieurs.

L‘étude des contextes historico-culturels où les processus de prolifération des signifiants libres ont lieu est essentielle pour la compréhension du phénomène populiste.106

Prenons l‘exemple de l‘émergence du mouvement populiste aux Etats-Unis, à la fin du XIXe siècle. Le contexte de cette émergence a été marqué par l‘évolution spectaculaire des représentations journalistiques de la polarisation sociale entre les élites de plus en plus aisées et les classes moyennes de plus en plus pauvres. Cette image de dégradation était mise en relief notamment par la publication courante des chiffres qui indiquaient l‘abîme entre les prix des matières premières (surtout des grains et des métaux précieux) et des produits finis, qui était évidemment au détriment des agriculteurs du Midi et des ouvriers des mines du Nord-Ouest. Dans la plupart des Etats du Sud et du Midwest, il y avait déjà un mécontentement latent à l‘égard des conditions de vie qui se recoupait avec le rejet de la domination culturelle du Nord-Est et de la Capitale. Mais en l‘absence d‘un processus de prolifération des signifiants libres, le leader démocrate William Jennings Bryan107 n‘aurait jamais eu la capacité de faire entendre sa voie au point de devenir, en 1896, le candidat

106 L‘un des chercheurs qui a mis en évidence l‘importance du contexte dans

les approches basées sur la théorie du discours, v. Teun van Dijk, Society

and Discourse. How Context Controls Text and Talk, Cambridge,

University Press, 2009.

107 Pour une biographie analytique de Bryan, v. Michael Kazin, A Godly

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officiel du Parti Démocrate à la Présidence des Etats-Unis,108

sur une plate-forme populiste (soutenue, par ailleurs, par un Parti Populiste que Bryan allait intégrer formellement quelques années plus tard). Ces signifiants libres qui ont eu la capacité de fonctionner comme des points nodaux ont été notamment la Foi/Faith (mise à mal par les catholiques, les Juifs et les athées109) et l‘Equité/Fairness (bafouée par le système Money-

Power). Même si les rouages du système institutionnel américain ont permis à Bryan d‘obtenir seulement un tiers des voix au sein du collège électoral, l‘association entre les éléments réactifs de la culture WASP (White-Anglo-Saxon- Protestant) et le mépris (transformé en haine) des élites financières et politiques cosmopolites a marqué une étape importante dans la massification de la démocratie américaine. La phrase ci-dessous, extraite d‘un discours de sa campagne de 1896, permet justement d‘apercevoir la manière dont Bryan a peuplé l‘espace discursif resté vide par une articulation revendicative socioreligieuse :

« Vous ne presserez pas cette couronne d‘épines sur le front de nos travailleurs ! Vous ne crucifierez pas l‘humanité sur une croix d‘or ! »110

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Il a été le candidat du Parti Démocrate en 1900 et 1908 aussi, mais le caractère populiste de ses deux dernières campagnes a été moins prégnant.

109 Il a combattu l‘athéisme et l‘évolutionnisme sans cesse, y compris par sa

participation au célèbre procès de Scopes (où il a prêché pour la condamnation d‘un professeur qui enseignait l‘évolutionnisme), en 1925, juste avant sa mort.

110 Apud Pierre Mélandri, « La rhétorique populaire aux Etats-Unis » in Jean-

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Plus généralement, le contexte marqué par la prolifération des signifiants flottants est présent notamment dans les cas où le populisme surgit à l‘époque où la politique se démocratise à travers la généralisation du suffrage universel. C‘est bien le cas de certains pays de l‘Amérique latine, dont l‘Argentine, où le péronisme, dont nous avons discuté aussi dans la première partie, correspond à l‘ouverture du système de décision et de participation aux larges masses populaires. Dans un contexte marqué par l‘ambiguïté de la direction politique à suivre par une Argentine qui avait pratiqué un double jeu durant la Seconde Guerre mondiale, Juan Perón réalise une synthèse discursive entre des signifiants flottants ancrée notamment dans trois points nodaux – l‘Ordre, la Justice sociale et l‘Unité nationale – en reliant des éléments du corporatisme fasciste et de l‘égalitarisme d‘inspiration communiste.111

Cette synthèse survient à un moment où les trois signifiants n‘étaient plus collés à un discours dominant, puisque l‘Ordre était menacée par la perspective d‘un coup d‘Etat préparé par l‘opposition appuyée par les Etats-Unis ; la Justice sociale était mise à mal par les pressions des groupes patronaux contre les projets de lois sociales initiés par le Gouvernement ; et l‘Unité nationale paraissait avoir été sacrifiée pour satisfaire les intérêts particuliers des groupes qui étaient proches des Alliés vainqueurs.112 En réagissant contre « l‘usurpation de la nation et des travailleurs », les discours de Perón ont été dominés,

111 Les hésitations de l‘attitude à l‘égard de Perón d‘une série d‘intellectuels,

dont celles de l‘écrivain Ernesto Sabato, mettent en évidence la nature idéologique et éthique ambigüe du péronisme. V. Georges Béarn, La décade

péroniste, Paris, Gallimard/Juillard, coll. « Archive », 1975, pp. 213-215.

112 Pour une analyse détaillée de la situation politique de l‘Argentine au

moment de l‘arrivée au pouvoir du Colonel Perón, v. Félix Luna, El 45.

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notamment au début de la première étape péroniste qui dura de 1945 à 1955, par les efforts de réunir ces trois points nodaux dans une représentation hégémonique de l‘identité argentine. On retiendra, par exemple, son dernier discours de la campagne de 1946 (où les trois éléments – justice, égalité, unité – sont abondamment présents), dont voici un extrait :

« Frères, nous sommes en train d‘écrire des pages sereines dans le livre de l‘histoire argentine ; nos pensées, nos sentiments, notre courage s‘enracinent dans la tradition nationale ; nous creusons le sillon, nous jetons la semence pour faire fleurir une patrie libre qui n‘admet pas les marchandages de souveraineté ; et nous voulons aussi libérer les travailleurs. Suivez- nous ; notre cause est la vôtre ; nos objectifs se confondent avec vos aspirations ; car nous voulons seulement que notre patrie soit socialement juste et politiquement souveraine ! »113

Ces deux exemples – celui des Etats-Unis et celui de l‘Argentine – montrent la possibilité de généraliser l‘étude du contexte discursif en insistant sur la présence des signifiants hautement symboliques sur le « marché » politique et sur la capacité des forces populistes de capturer et de relier ces signifiants d‘une manière persuasive.

113 Apud Victor Armory, « Populisme et néo-populisme en Argentine : de

Juan Perón à Carlos Menem » in Politique et société, vol. 21, no 2, 2002, p.

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2. Le discours prend contour à travers des combats hégémoniques pour l‘obtention d‘un leadership moral et politique par l‘articulation du sens et de l‘identité. Les combats pour l‘hégémonie sont loin d‘être livrés à l‘intérieur des camps étanches et consciemment constitués ; il s‘agit plutôt d‘une série infinie d‘efforts séquentiels et chaotiques dont le résultat dépend de la disposition et de la propension des individus de choisir des repères identitaires suffisamment forts pour maintenir et propulser certaines articulations des sens et, notamment, l‘articulation dominante du moment. Ce sont précisément les articulations qui sont capables d‘offrir un principe crédible en fonction duquel le monde arrive à lire ses événements qui deviennent des articulations dominantes. Pour la création et le maintien des telles articulations, on emploie la « totalisation idéologique », processus à travers lequel le discours est structuré dans plusieurs points nodaux.

En effet, l‘existence des signifiants libres, ultérieurement récupérés par certaines forces politiques, est loin d‘être suffisante pour construire un discours populiste cohérent. Il faut aussi rassembler ces signifiants dans une totalité suffisamment homogène pour avoir une vocation hégémonique, ou, autrement dit, pour pouvoir devenir la représentation dominante que les individus se font du monde politique. Le discours populiste devient ainsi persuasif à travers l‘interconnexion des signifiants par le biais des points nodaux qui structurent temporairement l‘ensemble discursif. Mais, comme il y a une possibilité presque infinie de configurer le réseau des points nodaux (et donc de produire une infinité de discours), c‘est seulement par la totalisation idéologique – c'est-à-dire le processus par lequel une certaine structure discursive est préférée et imposée au détriment des autres et le sens de l‘articulation entre les points nodaux est établi – que le discours peut se consolider.

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Il en a été ainsi au moment de l‘émergence du bonapartisme en France. Après l‘échec partiel de la Révolution de 1848, un fort sentiment d‘impuissance et de frustration s‘installe parmi les classes populaires, notamment après la répression sanglante de l‘insurrection ouvrière du mois de juin de la même année révolutionnaire. Louis-Napoléon Bonaparte, qui avait déjà préparé son terrain à travers la publication de son ouvrage De

l’extinction du paupérisme (1844),114

qu‘il avait rédigé en prison, surfe sur le mécontentement populaire et devient, d‘abord, député, pour remporter haut la main, en décembre 1848, les premières élections présidentielles de l‘histoire du républicanisme français (avec plus de 74 %). Le succès du « prince-président » a reposé notamment sur le rassemblement qu‘il a opéré entre trois signifiants majeurs – la Pauvreté, l‘Ordre et le Passé glorieux – ce qui lui a permis de collecter à la fois les voix des paysans, des ouvriers et des bourgeois conservateurs.115 Mais la cohérence de la démarche discursive napoléonienne a été notamment donnée par l‘inscription rhétorique permanente de ses efforts présents dans une destinée historique, bien sûr, à travers l‘invocation de l‘héritage de son oncle, Napoléon Ier. La clé de voûte de la réussite discursive de

Louis-Napoléon a été donc la totalisation des signifiants

114 Depuis la forteresse d‘Ham, où il était incarcéré pour un complot qui

avait échoué en 1840, Louis-Napoléon nota dans son essai : « Aujourd'hui, le règne des castes est fini, on ne peut gouverner qu'avec les masses ; il faut donc les organiser pour qu‘elles puissent formuler leurs volontés, les discipliner pour qu‘elles puissent être dirigées et éclairées sur leurs propres intérêts ». V. Œuvres de Napoléon III, Paris, Amyot. Henri Plon, 1868, t. II, p. 122.

115 Pour une analyse de la sociologie électorale des votants de Louis-

Napoléon Bonaparte aux élections de 1848, v. Pierre Milza, Napoléon III, Paris, Perrin, 2004, pp. 76-77.

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déshérités dans un point nodal central qui était le retour à la Gloire du passé par l‘emploi plénier des ressources et des énergies combattantes du peuple français. Cette stratégie discursive est très évidente dans un message adressé par Louis- Napoléon à l‘Assemblée législative :

« Car le nom de Napoléon est à lui seul tout un programme. Il veut dire : à l'intérieur, ordre, autorité, religion, bien-être du peuple ; à l'extérieur, dignité nationale. C'est cette politique, inaugurée par mon élection, que je veux faire triompher avec l'appui de l'Assemblée et celui du peuple. Je veux être digne de la confiance de la nation en maintenant la Constitution que j'ai jurée. Je veux inspirer au pays, par ma loyauté, ma persévérance et ma fermeté, une confiance telle, que les affaires reprennent et qu'on ait foi dans l'avenir. La lettre d'une constitution a sans doute une grande influence sur les destinées d'un pays ; mais la manière dont elle est exécutée en exerce peut- être une plus grande encore ».116

De nos jours, nous pouvons retrouver la même stratégie dans une opération d‘envergure qui a connu un succès politique et idéologique important (sans parler du succès électoral

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Message adressé au Président de l‘Assemblée nationale le 31 octobre 1849, dont le contenu est disponible sur le site

[www.charles-de-

flahaut.fr/lettres/Louisnapoleonbonaparte/discours/1849/assemblee_legislati ve_2.htm] (consulté le 20 avril 2010).

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proprement dit) : il s‘agit du mouvement indigéniste bolivien d‘Evo Morales et de son colistier, Alvaro García Linera, devenus Président et, respectivement, Vice-président de la Bolivie à la suite des élections de 2005. Si Morales a été le personnage hyper-médiatisé, car issu du syndicalisme indigène et candidat à la plus haute dignité, il n‘en reste pas moins que l‘artisan intellectuel et le stratège de cette victoire a été, en fait, García Linera. Professeur universitaire, cet ancien guérillero a même conceptualisé la manière dont le mouvement sociopolitique émancipateur doit « encapaciter les plèbes » non pas uniquement pour devenir leur représentant, mais pour se confondre avec celles-ci. A la différence des prolétariats « occidentaux », les plèbes d‘Amérique latine et notamment de Bolivie étaient faiblement politisées et syndicalisées. Or la tâche principale d‘un mouvement émancipateur aurait été de révéler et de stimuler la « potencia plebeya »,117 la force latente des masses populaires jusqu‘à présent endormies. Mais ce réveil aurait pu avoir lieu seulement si la fusion discursive entre la classe et la race s‘était opérée, ce qui supposait l‘abandon définitif de la vision marxiste traditionnelle selon laquelle la classe et la race étaient plutôt dans une relation de liminalité (puisque la classe était en position de « tolérer » la race et l‘ethnie).118

117 V. Álvaro García Linera, La potencia plebeya. Acción colectiva e

identidades indígenas, obreras y populares en Bolivia, Buenos Aires,

CLACSO - Prometeo Libros, 2008.

118 En prenant le concept de liminalité (introduit au début du XXe siècle par

l‘anthropologue Arnold Van Gennep), nous pouvons proposer le terme de

liminalité idéologique, par lequel nous entendons la coexistence au sein

d‘une doctrine ou famille politique d‘une vision dominante sur un certain sujet et d‘une vision qui tend à la remplacer ; les deux coexistent durant une certaine période, même si la deuxième réussit d‘habitude à se substituer à la

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García Linera se concentre donc sur une double détermination de la condition plébéienne. D‘un côté, il s‘agit d‘une identification ethnique, puisque l‘appartenance aux ethnies quechua et aymara (regroupant 62 % des la population

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