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AU POUVOIR PAR LE PEUPLE. Le populisme saisi par la théorie du discours

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Academic year: 2021

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Submitted on 22 May 2021

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AU POUVOIR PAR LE PEUPLE. Le populisme saisi

par la théorie du discours

Sergiu Miscoiu

To cite this version:

Sergiu Miscoiu. AU POUVOIR PAR LE PEUPLE. Le populisme saisi par la théorie du discours. L’Harmattan, 2010. �hal-03232757�

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Au pouvoir par le « Peuple ».

Le populisme saisi par la théorie du discours

Sergiu Mişcoiu

Paris L‘Harmattan

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« C‘est dans la vertu et dans

la souveraineté du peuple qu‘il faut chercher un préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement »

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Remerciements

Nos travaux d‘habilitation et, par conséquent, ce livre n‘auraient pas pu voir le jour sans que sont auteur eût bénéficié des observations, des critiques, des suggestions de Chantal Delsol, Guy Hermet, Joseph Krulic, Paul Moreau, Yves Palau, Philippe Claret, Stephen Launay, Michael Shafir, Cristian Pîrvulescu et Val-Codrin Tăut. Nous remercions en même temps Dominique Folscheid et Bertrand Alliot pour l‘appui administratif, logistique et moral accordé.

Je suis tout aussi redevable à ma famille et tout particulièrement à mon épouse, Loredana, qui a eu la patience de pardonner mon absence et mes états d‘esprits divers durant la rédaction de cet ouvrage.

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(6)

5

Table des matières

Avant-propos... 7

Introduction ... 13

Définitions, caractérisations et théorisations ... 15

La tradition latino-américaine ... 37

Le populisme analysé par la théorie du discours ... 51

La théorie de discours, une théorie qui se fraye un chemin ... 51

Théorie du discours et populisme ... 60

Du populisme au néo-populisme ? ... 101

En guise de conclusions ... 119

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(8)

7

Avant-propos

Le présent ouvrage continue et développe les recherches que nous avons effectuées les dix dernières années et notamment dans la période écoulée du moment où nous avons soutenu la thèse de doctorat (avril 2006). Les thématiques que nous avons abordées jusqu‘à présent nous ont progressivement dirigé vers une recherche sur le populisme en tant que sujet et sur la théorie du discours en tant que méthodologie scientifique. Du point de vue thématique, nos recherches ont commencé par le mémoire de licence portant sur les métamorphoses du système politique français des années 1990, un système marqué par la crise du bipolarisme et l‘émergence d‘un pôle contestataire dont les dimensions et les effets ont pesé lourd sur la première décennie des années 2000. Même si nous avons employé pour ce mémoire une méthodologie relevant plutôt de la sociologie politique classique, la dimension méthodologique discursive n‘a pas manqué, notamment dans le 3e chapitre, qui a traité du positionnement stratégique des acteurs lors des élections législatives de 1997 par rapport aux thèmes majeurs qui ont déterminé le résultat de cette confrontation politique.1

Le mémoire de Diplôme d‘Etudes Approfondies, soutenu en cotutelle aux Universités de Marne-la-Vallée et « Babeş-Bolyai » de Cluj, en septembre 2002, continue la lignée des recherches portant sur les changements du système politique français, cette fois-ci en insistant sur le cas du Front National. L‘intérêt principal de ce travail a été de bâtir un modèle

1 V. Sergiu Mişcoiu, La fin du bipolarisme ? Sur l’épuisement relatif du

clivage gauche-droite en France (1988-2001), mémoire de licence, 2001,

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8

opérationnel d‘analyse des interrelations entre le Front National et les autres partis de l‘échiquier politique français. Ce modèle a été à la fois institutionnel et discursif, le mémoire ayant « marié » du point de vue méthodologique l‘analyse des rapports politiques établis entre les principaux acteurs (UDF, RPR – puis UMP, PS et PCF) et l‘analyse des discours de ces acteurs qui, à travers leur recentrage, ont ouvert au Front National un espace politique généreux.2

Les recherches entreprises pour la rédaction et la soutenance de la thèse de doctorat nous ont permis d‘élargir et en même temps de préciser l‘horizon théorique de nos démarches scientifiques précédentes. Réalisée entre 2002 et 2006, la thèse a proposé un modelage théorique du phénomène constitutif des premières nations en Europe occidentale. Du point de vue méthodologique, nous avons essayé de mettre en valeur les éléments viables du structuralisme bourdieusien en les intégrant parmi les outils de la sociologie de l‘histoire dans un ensemble qui s‘est encadré plutôt dans le constructivisme social. L‘enjeu principal de la thèse a été d‘investiguer la manière dont les dynamiques interindividuelles et inter-groupales appréhendables avec des outils sociologiques et anthropologiques ont été stimulées par les évolutions institutionnelles et, après, par les politiques publiques visant la « nationalisation » des structures sociales. Dans le cadre de la démarche constructiviste, l‘approche discursive a représenté une composante essentielle qui nous a permis de synthétiser les

2

V. Sergiu Mişcoiu, Le Front National dans la politique française

1972-2002, mémoire de master, 1972-2002, Bibliothèque de la Faculté d‘Etudes

Européennes, Cluj-Napoca ; publié en 2005 : Sergiu Mişcoiu, Le Front

National et ses répercussions sur l’échiquier politique français,

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9

stratégies utilisées par les acteurs institutionnels qui ont visé la naturalisation de l‘existence de la communauté nationale au sein des cultures fortement marquées par des communautarismes pré-nationaux (ethniques, religieux ou provinciaux).3

Les études déroulées pour la réalisation de la thèse se sont avérées très utiles pour la sédimentation d‘un cadre théorique capable de guider l‘ensemble des recherches qui ont suivi. Il s‘agissait d‘un cadre de synthèse entre les éléments de la science politique « classique » (qui reliait à son tour la sociologie politique et l‘institutionnalisme historique) et les approches de la théorie du discours, qui commençaient à gagner un terrain de plus en plus vaste dans l‘économie de nos efforts scientifiques. Cette évolution vers une approche de plus en plus discursive est mise en évidence par la juxtaposition des deux principales recherches que nous avons pilotées en 2006 et, respectivement, en 2007 : si dans l‘étude de l‘impact de l‘européanisation sur la perception d‘un public particulier à l‘égard de l‘Union Européenne (il s‘agissait des étudiants des universités de Cluj),4

nous avons privilégié les outils sociologiques et l‘interprétation dominante a été sociologisante

3

V. Sergiu Mişcoiu, Métamorphoses de l’Etat-nation. Une étude actuelle du

paradigme national, thèse de doctorat, 2002, Bibliothèque de la Faculté

d‘Etudes Européennes, Cluj-Napoca, publiée en roumain : Sergiu Mişcoiu,

Formarea naţiunii; O teorie socio-constructivistă, Cluj-Napoca, Efes, 2005)

Sergiu Mişcoiu ; variante restructurée, complétée et publiée en français :

Naissance de la nation en Europe. Théories classiques et théorisations constructivistes, Paris, l‘Harmattan, 2010.

4 Il s‘agit du projet international de recherche « Attitudes et perceptions des

étudiants de l‘Université de Cluj sur l‘Union Européenne », projet financé par British Council Roumanie et déroulé en 2006 et 2007. V. Sergiu Mişcoiu, Mirela Bardi, Loredana Nabăr (dir.), Atitudini şi percepţii

ale studenţilor Universităţii „Babeş-Bolyai” faţă de Uniunea Europeană,

(11)

10

(et ceci malgré l‘emploi abondant de la théorie du discours notamment dans l‘analyse des données qualitatives), dans la recherche concernant les mouvements contestataires en Roumanie, nous avons préféré d‘employer un modèle d‘analyse quasiment discursif pour expliquer les dynamiques qui se trouvaient derrière l‘engagement politique contestataire des «gens communs ».5

Depuis le début de l‘année 2008, l‘essentiel de nos recherches a visé la compréhension et l‘appréhension du phénomène populiste. Les préoccupations antérieures concernant la dislocation des repères et des clivages politiques « traditionnels », l‘émergence de la nouvelle extrême droite et la dynamique particulière du phénomène contestataire ont stimulé notre intérêt pour une approche plus systématique des transformations des espaces politiques démocratiques sous l‘impact de la radicalisation des demandes collectives d‘une série d‘acteurs qui se sentaient de moins en moins représentés à l‘intérieur du dispositif institutionnel en place. En essayant de mettre en valeur les ressources obtenues à travers un projet de

5

Le projet L’Europe rebelle, dont le directeur international a été Chantal Delsol, s‘est déroulé à la fois en France, en Pologne et en Roumanie, en 2007 et 2008. Pour la recherche en Roumanie, nous avons utilisé les entretiens dirigés que nous avons interprétés en employant une méthodologie relevant de la théorie du discours. La synthèse des conclusions concernant la recherche déroulée sur la contestation en Roumanie a été publiée dans Sergiu Mişcoiu, Oana Crăciun, Nicoleta Colopelnic, Radicalism, Populism,

Interventionism. Three Approaches Based on Discourse Theory,

Cluj-Napoca, Efes, 2008 ; une variante avancée et plus synthétique de l‘analyse du phénomène contestataire roumain est disponible dans Sergiu Mişcoiu, « De la contestation marginale. Une incursion dans l‘Autre Roumanie à travers un projet de recherche » in Revue d’Etudes Politiques et

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11

recherche,6 nous avons parcouru une vaste littérature traitant du populisme et des phénomènes et processus sous-jacents. Ceci nous a permis de réaliser des études empiriques dans le cadre desquelles nous avons employé des éléments utiles extraits de cette littérature et de formuler des hypothèses qui nous ont guidé peu à peu vers la construction de l‘échafaudage du présent ouvrage. La première de ces études a traité des glissements populistes lors de la campagne pour les élections présidentielles françaises de 2007 et a mis en évidence le caractère trans-idéologique des tendances populistes, tout en essayant d‘encadrer les conclusions dans une analyse plus ample des changements politiques en France.7 Fort de ces conclusions, nous avons pu élargir le spectre de nos observations à la contestation populiste des establishments institutionnels ; pour ce faire, nous avons mis en valeur ces observations en étudiant le phénomène de la « Troisième Voie » des années 1990, plus prégnant en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Belgique.8 Puis, nous avons essayé d‘étudier la dynamique discursive de la Roumanie postcommuniste en analysant l‘alternance entre les rhétoriques hégémoniques du consensus et du dissensus qui ont alimenté les discours

6 Il s‘agit du projet de recherche « Populisme et néo-populisme en Europe

Centrale et Orientale », qui se déroule de 2009 à 2011 sous la direction générale de Michael Shafir et avec le financement du Centre National de la Recherche (Roumanie).

7 V. Sergiu Mişcoiu, « Citoyenneté et identité nationale : les limites du retour

gauche-droite en France lors de l‘élection présidentielle de 2007 » dans Sergiu Mişcoiu, Chantal Delsol, Bertrand Alliot (dir.), Identités politiques et

dynamiques partisanes en France, Cluj, Efes, 2009, pp. 201-218.

8 V. Sergiu Mişcoiu, « Instead of a Foreword: the Third Way in Politics », in

Georgiana Branzei, The Third Way in Politcs: Alternative to the Alternatives, Iasi, Princeps Edit, 2008, pp. 5-19.

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12

populistes des principaux acteurs politiques.9 Enfin, en nous penchant sur les particularités du phénomène populiste dans la Roumanie postcommuniste, mais à un niveau plus théorique, nous avons réalisé une synthèse des approches générale du populisme susceptible d‘étayer les hypothèses que nous allons formuler dans le cadre du présent ouvrage.10

Le travail présent fait une synthèse des thématiques que nous avons abordées et des méthodologies que nous avons employées jusqu‘à présent dans un effort d‘opérer une théorisation discursive du phénomène populiste. Même si nous espérons que les pages qui suivent seront à même d‘atteindre cet objectif, nous sommes conscient du fait qu‘elles ne peuvent représenter qu‘un commencement.

Cluj-Napoca, août 2011

9 V. Sergiu Mişcoiu, « Între retorica consensului şi practica rupturii. Efectele

oscilaţiilor strategice asupra percepţiei publice faţă de Parlamentul României » in Sergiu Gherghina (coord.), Cine decide ? Partide,

reprezentanţi şi politici în Parlamentul României şi cel European, Iasi,

Institutul European, 2010, pp. 91-106 (« Entre la rhétorique du consensus et la pratique de la rupture. Les effets des oscillations stratégiques sur la perception à l‘égard du Parlement roumain ») ;

10 V. Sergiu Mişcoiu, « Introducere » in Sergiu Gherghina, Sergiu Mişcoiu

(dir.), Partide şi personalităţi populiste în România post-comunistă, Iaşi, Institutul European, 2010, pp. 11-54 (Partis et personnalités populistes dans

(14)

13

Introduction

« Un spectre hante le monde – le populisme ». C‘est ainsi que Ghiţă Ionescu et Ernest Gellner ironisaient,11

il y a plus de quarante ans, la célèbre formule par laquelle Marx indiquait le caractère à la fois diffus et effrayant du communisme de son temps. Mais cette ironie était surtout censée attirer l‘attention sur les dimensions réelles d‘un phénomène qui s‘instillait à l‘époque dans une partie des systèmes politiques des pays restés non-communistes. Depuis, le populisme a eu le sort de tout autre objet d‘étude scientifique, étant tantôt ignoré, tantôt sur-théorisé.

L‘intérêt que nous avons à présent pour ce phénomène s‘explique par l‘existence d‘une série d‘évolutions, en Europe et ailleurs, qui, d‘un côté, correspondent théoriquement aux axes analytiques esquissés après la Seconde Guerre mondiale, mais qui, de l‘autre côté, présentent les éléments spécifiques de la société numérique et mondialisée. La personnalisation charismatique du pouvoir, l‘emploi de la télé-politique désormais « wébisée », l‘antiélitisme électoraliste, les débats participatifs (face-à-face ou en ligne), la fièvre référendaire, les flash-mobs citoyens et populaires, la « people-isation » de l‘espace publique, la désidéologisation apparente de la rhétorique politique, les appels à la simplicité authentique de l‘âme collectif, l‘exaltation des vertus des gens ordinaires – voilà une liste trop courte des évolutions qui ont eu lieu tant en Russie qu‘aux Etats-Unis, tant au Brésil qu‘en Indonésie, tant

11 Ghiţă Ionescu, Ernst Gellner (dir.), Populism, Its Meanings and National

(15)

14

en France qu‘en Roumanie. Avec cette prolifération des formes alternatives d‘expression collective et de communication publique, la logique populiste (ou plutôt néo-populiste) se fraye un large chemin grâce à sa flexibilité (« fourre-tout ») et à sa disponibilité de prendre les individus et, donc, le Peuple, tel qu‘il est.12

Dans cet essai, nous nous proposons d‘offrir une grille d‘analyse du phénomène populiste et du passage du populisme au néo-populisme en employant une méthodologie qui relève de la théorie du discours. Pour ce faire, nous allons étudier, dans une première partie, les définitions et les théorisations classiques du populisme, en soulignant notamment les contributions de l‘école latino-américaine, la première, et, en fait, la seule à avoir systématiquement appréhendé ce phénomène politique. Puis, nous allons crayonner les contours de la théorie du discours et démontrer le bien-fondé de ce choix méthodologique pour approche le populisme. Cela suppose une exploration conceptuelle de ce cadre théorique et la sélection des pistes analytiques qui s‘avèrent utiles pour étudier le populisme. Finalement, nous allons essayer de démontrer que le populisme et sa variante avancée, le néo-populisme, peuvent être pertinemment analysés à travers l‘application de la méthodologie discursive et notamment de ses cinq points

12 A cet égard, Guy Hermet parle à juste titre d‘un « nouveau régime » qui

marque les derniers moments de la démocratie telle que nous l‘avons imaginée jusqu‘à présent ; v. Guy Hermet, L’hiver de la démocratie ou le

(16)

15

centraux synthétisés par Jacob Törfing13

à partir des travaux d‘Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe.14

Cette démarche correspond à un objectif plus large que nous avons assumé à travers plusieurs recherches15

– celui de contribuer à l‘édification d‘une théorie discursive des phénomènes sociaux et politiques comme alternative aux approches théoriques purement sociologisantes ou historicisantes. Il faut noter quand même, dès le début, qu‘une telle alternative se veut plutôt un cadre intégratif, censé contribuer au développement des théories interdisciplinaires, et non pas un noyau dur et exclusiviste qui rejette polémiquement les avancées scientifiques « classiques ».

Définitions, caractérisations et théorisations

De par son origine, le mot « populisme » envoie aux noms latins « populus », « plebs » et « populares », qui désignaient l‘ensemble des personnes ordinaires, le « menu peuple » ou la foule (cette dernière connotation étant plutôt celle du mot « plebs »). Ce mot correspondait en quelque sorte

13 David Howarth, Jacob Törfing (dir.), Discourse Theory in European

Politics. Identity, Policy and Governance, Palgrave, Macmillan, 2005.

14

V. notamment Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist

Strategy. Towards a Radical Democratic Politics, Londres, Verso, 1985.

15 Sergiu Mişcoiu, Naissance de la nation en Europe. Théories classiques et

théorisations constructivistes, Paris, L‘Harmattan, 2010 ; Sergiu Mişcoiu, Le Front National et ses répercussions sur l’échiquier politique français,

Cluj-Napoca, Efes, 2005 ; Sergiu Mişcoiu, Oana Craciun, Nicoleta Colopelnic,

Radicalism, Populism, Interventionism. Three Approaches Based on Discourse Theory, Cluj, Efes, 2008.

(17)

16

au terme « dêmos », employé à Athènes pour désigner l‘ensemble des personnes civiquement actives. Dans son célèbre compte-rendu des institutions et de l‘histoire athénienne, Aristote se montrait déjà préoccupé par les dérives suscités par la « démagogie » : sans le vouloir, le peuple pourrait transformer la démocratie en tyrannie, en prêtant l‘oreille aux démagogues qui le flattaient afin de se hisser sur ses épaules pour prendre et, puis, pour garder autoritairement le pouvoir.16 Quant au mot « populus » même, on trouve une première association à l‘idée de représentation populaire au sein du Sénat romain par la constitution de la faction pourtant non-officielle des « populares », faction qui se prétendait la représentante du « populus », en agissant en sa faveur. Le Sénat était sans doute une instance propice à ce type de manifestation, puisqu‘il s‘agissait d‘une structure mi-élitaire (patriciens et grands aristocratie), mi-populaire (anciens plébéiens anoblis par la magistrature).17 Des orateurs et des tribuns prestigieux, tels les frères Gracchus ou Gaius Marius, mais aussi Jules César ou Octave Auguste, appliquèrent avec plus ou moins de succès la stratégie et la rhétorique des démagogues afin de s‘approprier le pouvoir.

Dès le début donc, la représentation du peuple a été marquée par la crainte que la relation directe entre une personne

16

Aristote, Constitution d’Athènes, notamment Ch. XXVIIIe sur la décadence de la démocratie athénienne après Périclès.

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/constitution.htm (consulté le 15 janvier 2010). Pour une analyse de la démagogie chez les Athéniens, v. Moses I. Finley, Economie et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984, notamment le chapitre « Démagogues athéniens ».

17 V. Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? Les acteurs du

pouvoir dans la cité romaine, Paris, Actes Sud, 1981, notamment pp.

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17

et les masses populaires pouvait échouer dans une manipulation facile qui allait se tourner justement contre les principes de la démocratie représentative. Comme Chantal Delsol l‘avait bien montré,18

ce constat sur la crédulité illimité et l‘incapacité ontologique du peuple de décider politiquement pour soi-même a suscité l‘émergence de toute une culture élitaire du dénigrement des masses, abondamment présente, d‘abord, aux rangs de la haute aristocratie, puis, de la bourgeoisie cosmopolite ou bien nationale et, de nos jours, des élites transnationales « écolo-numériques ». Il n‘est pas étonnant que la question de la sagesse et de la responsabilité du peuple ait toujours été un problème essentiel de l‘organisation des systèmes politiques.

Quant au nom « populisme », il s‘agit d‘une construction linguistique qui apparaît d‘abord au sein l‘analyse littéraire, dans les années vingt du XXe

siècle, pour désigner « un courant au service de la description des pauvres ».19

Ce phénomène littéraire a été observé surtout dans les pays de l‘Europe occidentale méditerranéenne – l‘Espagne, l‘Italie ou le Portugal – mais s‘est fait remarquer en France aussi, dès 1929. Dans les pays de l‘Europe Centrale et Orientale, il prit des noms divers pour refléter des formes littéraires non pas moins variées, mais ayant une thématique commune, le « Peuple », tantôt innocenté, tantôt héroïsé ; ce furent, par exemple, les cas du

18 Chantal Delsol, La nature du populisme ou les figures de l’idiot, Paris, Les

Editions Ovadia, 2008.

19 Selon la définition d‘Henri Deleersnijder, utilisée dans le chapitre « Le

populisme : essai d‘une définition » du livre dirigé par Marc Lits, Populaire

et populisme, Paris, CNRS Editions, coll. « Les Essentiels d‘Hermès », 2009,

(19)

18

narodnikisme russe ou bien du poporanisme ou samanatorisme

roumain.20

Puis, le « populisme » s‘instilla dans les écrits sociologiques, juste après la Seconde Guerre mondiale, dans un effort initial d‘appréhender sémantiquement la vague des mouvements d‘émancipation nationale et populaire qui allait aboutir à la décolonisation. De cette manière, les plateformes politiques et les styles rhétoriques de Gandhi21

(en Inde) ou de Nasser22 (en Egypte) ont été labélisés comme « populistes », au sens où elles contribuaient à la solidarisation de certains peuples (parfois très hétérogènes) et à l‘expression politique de leurs demandes d‘indépendance. Mais ce sens a vite perdu son importance au profit des rapprochements qui ont été opérés entre populisme et fascisme. C‘est notamment le « mérite » de l‘école latino-américaine, dont nous allons largement discuter un peu plus tard, d‘avoir donné une signification particulière à ce terme, dans un contexte historique et politique bien délimité. En Europe et aux Etats-Unis, certains analystes ont démontré la correspondance qui existait entre l‘idéologie de l‘extrême droite (fascisme, nazisme, nationalisme radical) et la manière dont les ténors de cette idéologie ont su s‘approprier le soutien des

20

Pour le poporanisme roumain, v. Zigu Ornea, Le courant « Samanatorul », Bucarest, Editions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1998.

21 V., par exemple, John R. Wood, « Extra-parliamentary opposition in

India : An analysis of Populist agitations in Gujarat and Bihar » in Pacific

Affairs, Vol. 48, No 3, 1975, pp. 313-334.

22 Pour l‘analyse du nassérisme comme une forme de populisme, v. Roberto

Bianchi, Unrully Corporatism: Associational life in the Twentieth Century

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19

masses.23 Mais une telle signification du terme avait déjà été préfigurée, dès 1935, par David J. Saposs, qui voyait dans le fascisme une radicalisation de « l‘idéologie fondamentale de la moyenne et de la petite bourgeoisie [qui] était le populisme ».24

Ce deuxième sens reste dominant dans l‘usage académique jusque dans les années 1990 lorsque, tout comme Pierre-André Taguieff l‘observe dans sa remarquable synthèse des approches du populisme,25 ce terme commence à se « vulgariser » à travers son emploi excessif par la presse. Vulgarisation qui lui a valu l‘affaiblissement conceptuel, mais qui a permis, toutefois, une ouverture éclairante envers l‘hétérogénéité constitutive de ce phénomène : désormais, ce n‘est plus seulement l‘extrême droite, mais ce sont aussi la droite et, de surcroît, l‘extrême gauche et la gauche radicale qui pratiquent le populisme ; dorénavant, ce n‘est pas uniquement dans l‘identitaire, mais aussi dans le protestataire qu‘il faut le chercher ; et, avec la chute des systèmes totalitaires communistes, ce n‘est plus seulement dans l‘usure de l‘expérience démocratique, mais aussi dans son absence qu‘il faut le dénicher.

Dans ce contexte qui reflète une évolution sémantique oscillante, une question légitime se pose : comment le populisme a-t-il été défini ?26 Pour mettre en évidence les

23 Comme, par exemple, l‘illustre représentant de la sociologie historique,

Michael Mann. V. son livre, qui a suscité nombre de controverses, Fascists, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, notamment pp. 353-376.

24 David J. Saposs, « The Role of the Middle Class in Social Development:

Fascism, Populism, Communism » dans Economic Essays in Honor of

Wesley Clair Mitchell, New York, Columbia University Press, 1935, p. 39.

25 V. Pierre-André Taguieff, L’illusion populiste. Essai sur les démagogies à

l’ère démocratique, Paris, Champs. Flammarion, 2007, p. 93.

26 Benjamin Arditi reprend la notion de terme anexact pour caractériser le

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20

difficultés qui surgissent lorsque nombre de chercheurs tâchent de définir le populisme, il est utile de revoir les définitions proposées par Margaret Canovan, dans son effort de démontrer l‘hétérogénéité exceptionnelle de ce concept. Selon elle, le populisme a été vu comme :

- « Le socialisme qui émerge dans les pays agricoles arriérés confrontés au problème de la modernisation ;

- Fondamentalement, l‘idéologie des petits paysans menacés par les abus du capital financier et industriel ;

- Fondamentalement, […] un mouvement rural cherchant à réaliser des valeurs traditionnelles dans une société en transformation ;

- La croyance que l‘opinion majoritaire du peuple est contrôlée par une minorité élitiste ;

- Toute croyance ou tout mouvement fondé sur la prémisse majeure suivante : c‘est chez les petites gens, qui constituent la majorité écrasante, et dans leurs traditions collectives, que se trouve la vertu ;

pour surprendre les termes « essentiellement et non pas accidentellement inexacts » et qui échappent aux oppositions binaires exact-inexact. Le caractère « obscur » du populisme consisterait justement dans cette capacité d‘échapper à toute définition. V. Benjamin Arditi, « Populism as an Internal Periphery of Democratic Politics » in Francisco Panizza (dir.), Populism and

the Mirror of Democracy, Londres, Verso, 2005, pp. 72-99, notamment p.

75. V. aussi Gilles Deleuze, Felix Guattari, A Thousand Plateaus, Londres, Verso, 1988, notamment pp. 362-371.

(22)

21

- Le populisme affirme que la volonté du peuple comme telle est supérieure à toute autre considération ;

- Un mouvement politique qui jouit du soutien de la classe ouvrière urbaine et/ou de la paysannerie, mais qui n‘est pas le résultat de la puissance organisée autonome de l‘un ou de l‘autre de ces deux secteurs ».27

Pour faire de l‘ordre dans cette véritable mosaïque conceptuelle, Canovan identifie trois traits qui caractérisent toute forme de populisme. Il s‘agit, d‘abord, de l‘exaltation du peuple, caractérisé par les populistes comme étant honnête, sincère, courageux, moral ou sage. Puis, il faudrait retenir l‘appel au peuple comme stratégie dominante du discours politique populiste. En effet, auparavant exclu de la décision politique, le peuple est appelé à l‘émancipation, au soulèvement ou même à la révolution, à travers le soutien qu‘il doit naturellement accorder aux leaders populistes qui lui ressemblent et qui portent son drapeau. Enfin, l‘antiélitisme, comme élément idéologique constitutif, permettant la critique radicale de l‘establishment et le positionnement définitif du leader populiste du côté des masses populaires.28

En ce qui concerne les classifications, Canovan propose une délimitation entre deux types fondamentaux de populisme : les populismes agraires (parmi lesquels le radicalisme paysan du People‘s Party américain, les mouvements paysans est-européens et les

27 Margaret Canovan, Populism, Londres, Junction Books, 1981, p. 4. 28 Ce troisième trait du populisme est plus amplement analysé par Canovan

dans « Trust the People! Populism and the Two Faces of Democracy »,

(23)

22 narodniki russes, à la fin du XIXe

siècle) et les populismes politiques (comme le péronisme argentin, les démocraties référendaires, le populisme réactionnaire et raciste et les populismes démagogiques anti-idéologiques, appelés « populismes des hommes politiques »).29

Si l‘identification des trois traits fondamentaux présentés ci-dessus est utile (même si elle demeure insuffisante), on peut constater, tout comme le fait Ernesto Laclau, que ce type d‘énumération et, notamment, cette différentiation sommaire ne simplifient point notre tâche.30

A l‘inverse des définitions du populisme proposées par Canovan, une bonne partie des tentatives d‘appréhender ce concept dans une seule phrase ou dans un paragraphe unique peinent par leur caractère trop restrictif. Par exemple, malgré la valeur incontestable de l‘ensemble de leur démarche, la définition proposée par Daniele Albertazzi et Duncan O‘Donnell réduit le populisme à sa composante anti-élitaire :

« Nous définissons le populisme comme : une idéologie qui pousse un peuple vertueux et homogène contre une série d‘élites et « d‘Autres » dangereux qui sont présentés comme des forces qui dépossèdent ou tentent de déposséder le peuple souverain de ses droits, de ses valeurs, de son identité ou de sa voix ».31

29

Ibidem, p. 13.

30 V. Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2005, pp. 17-18. Il se

demande, à juste titre, en quoi les populismes agraires s‘opposent aux populismes politiques.

31 « We define populism as: an ideology which pits a virtuous and

homogeneous people against a set of elites and dangerous ‗others‘ who are together depicted as depriving (or attempting to deprive) the sovereign people of their rights, values, prosperity, identity and voice », Daniele

(24)

23

Mais ce réductionnisme ne s‘opère pas à l‘insu de ses auteurs. Au contraire, tout en essayant d‘éviter le risque d‘utiliser un concept « fourre-tout », Albertazzi et O‘Donnell s‘occupent du populisme comme d‘une idéologie à part entière, en dépit du fait que le populisme ne bénéficie pas d‘une série de « textes sacrés » qui pourraient lui assurer la cohésion.32

C‘est ici que cette analyse se recoupe avec celle d‘Yves Mény et d‘Yves Surel, qui s‘efforcent, à leur tour, d‘isoler la « spécificité cruciale » du phénomène populiste.33

Et cette spécificité consiste notamment dans le caractère « déviant » du populisme par rapport à la « normalité » de la démocratie, saisi initialement par Peter Wiles34 et développé ultérieurement par Paul Taggart35 dans la formule « pathologie de la démocratie représentative ». Le caractère pathologique ou déviant du populisme consisterait dans sa capacité d‘utiliser les mécanismes de la représentation comme tremplin politique pour tourner, dans un second temps, le peuple contre la démocratie représentative. Pour Taggart, la marque spécifique du populisme peut être résumée en six points :

- l‘hostilité à l‘égard de la démocratie représentative, non pas forcément comme principe,

Albertazzi et Duncan O‘Donnell, « Introduction » in Daniele Albertazzi, Duncan O‘Donnell (dir.), Twenty-first Century Populism. The Spectre of

Western European Democracy, Oxford, Palgrave, 2008, p. 3.

32 Ibidem, p. 4. 33

V. Yves Mény, Yves Surel (dir.), Democracies and the Populist

Challenge, Oxford, Palgrave, 2002.

34 Peter Wiles, « A Syndrome, Not a Doctrine: Some Elementary Theses on

Populism » dans Ghiţă Ionescu, Ernest Gellner (dir.), op. cit., pp. 166–79.

35

(25)

24

mais plutôt comme mécanisme de fonctionnement de l‘expression des valeurs et des idées politiques ;

- l‘identification des populistes avec une vision idéalisée de la communauté au service de laquelle ils se trouvent (heartland community, qui est une construction idéale plutôt rétrospective) ;

- l‘absence des valeurs fondamentales, qui donne la mesure de « l‘incomplétude inhérente et de la grande flexibilité » du populisme. Il y a, selon Taggart, des populismes de droite et de gauche, révolutionnaires ou réactionnaires et autoritaires ou libertaires ;

- l‘émergence par réaction à un sentiment de crise profonde (le terreau fertile du populisme serait l‘instabilité et le désordre et non pas le fonctionnement régulier des institutions) ;

- le caractère auto-limitatif du populisme, qui résulte de la capacité de mobilisation, mais aussi de l‘absence de sa capacité de gestion (qui rend le populisme temporellement éphémère);

- le caméléonisme extrême du populisme ; ce courant a la tendance de prendre la forme du cadre où il se développe. Taggart explique ainsi pourquoi l‘étude du populisme signifie, dans la quasi-majorité des cas, l‘analyse d‘une série de phénomènes disparates, dans les conditions où la détermination des « canons » du populisme est une question de recherche permanente.36

36 Paul Taggart, « Populism and the Pathology of Representative Politics »

(26)

25

Dans sa typologie très systématique, Pierre-André Taguieff identifie, quant à lui, deux types fondamentaux de populisme : le populisme protestataire-sociétal, tels le populisme de la Ligue du Nord en Italie, celui du Vlaams Blok en Belgique ou du Parti du Peuple au Danemark, et le populisme identitaire-national, comme celui du Front National en France ou des Republikaner en Allemagne. La différence fondamentale entre ces deux types est la prédilection du populisme protestataire pour l‘antiélitisme et le penchant du populisme identitaire pour la xénophobie. Ces deux catégories peuvent se recouper partiellement avec celles qui résultent de la différenciation « positionnelle » entre le populisme-mouvement (d‘opposition), le populisme-régime (au pouvoir), le idéologie (abstraction), le populisme-attitude (contestataire), le populisme-rhétorique (discours) et le populisme-type de légitimation (comme, par exemple, l‘islamo-populisme). Malgré leur pertinence et leur contribution à la clarification des différenciations des populismes tels qu‘ils se sont pratiquement manifestés, ces distinctions ne nous permettent d‘avancer que partiellement dans la conceptualisation du phénomène.37

Si l‘identification des caractéristiques du populisme demeure problématique, la détermination des conditions de possibilité de ce phénomène fait, à sont tour, l‘objet des disputes méthodologiques. La littérature des années soixante et soixante-dix identifiait du populisme même à l‘intérieur des régimes totalitaires. Plus précisément, une forme de populisme qui se manifestait à travers la mise en place d‘une relation directe entre le leader (autoritaire, communiste ou théocrate – ou les trois à la fois) et le peuple fidèle et redevable pour toujours à son leader. Et cette forme de populisme n‘était pas

37

(27)

26

dépourvue de connexions sociologiques et culturelles avec ses antécesseurs de l‘entre-deux-guerres ou du XIXe

siècle.38 Par contre, certaines analyses plus récentes imposent comme condition sine qua non pour la manifestation du populisme l‘existence du cadre démocratique et du pluralisme, quelque imparfaits qu‘ils soient. Il y a au moins deux arguments pour lesquels les scientifiques devraient considérer que le populisme pourrait exister seulement dans un cadre constitutionnel fondé sur la représentation. D‘abord, parce que la prise en compte des systèmes non-démocratiques affecterait la qualité conceptuelle de notre objet d‘analyse, puisque les relations sociales et politiques dans des pays qui ne reposent pas sur la démocratie représentative ne permettent pas l‘émergence des structures collectives, des groupes d‘initiative ou des courants politiques, qui sont indispensables à la structuration des discours populistes. Puis, parce que, même si l‘analyse des phénomènes politiques qui impliquent l‘appel aux larges masses populaires dans les pays totalitaires peut paraître historiquement bien connectée à un passé ou à un avenir démocratique où le populisme s‘est manifesté ou se manifestera, la caractéristique essentielle de ces régimes demeure la mainmise de l‘Etat sur l‘ensemble de la société, le peuple n‘ayant aucun pouvoir politique.

Parmi les partisans de cette deuxième vision, Paolo Pombeni propose une analyse historico-politique du concept de populisme pour nous démontrer que ce phénomène est apparu

38 V., par exemple, Ghiţă Ionescu, « Eastern Europe » dans Ghiţă Ionescu,

Ernst Gellner (dir.), op. cit., pp. 97-121. Il met en évidence les liens qui existent entre le populisme de l‘entre-deux-guerres et le « paysanisme » (de la seconde moitié du XIXe siècle). Quant au populisme des régimes

communistes, il donne comme exemples la Chine maoïste, la Yougoslavie titiste et le Cuba castriste (p. 119).

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27

dans des pays comme la France justement à cause de l‘absence « réelle » du peuple à l‘intérieur du système politique.39

Avec Pombeni, nous découvrons que cette absence demeure une réalité objective, parfois constitutionnellement scellée, même après la légitimation de tout ordre politique au nom de la majorité, voire même après la Révolution française, qui a consacré « la Nation » (formule plus convenable, car moins inclusive) et non pas « le Peuple » comme structure collective légitime. D‘où l‘idée de démocratie représentative limitée, soutenue, au XIXe siècle, en France, par François Guizot, et, en Angleterre, par John Stuart Mill, qui s‘opposaient à l‘emploi de la volonté populaire comme argument politique et qui prônaient un système décisionnel élitiste et méritocratique. C‘est dans ce type de contexte que des « dérives » populistes, comme celle de Louis-Napoléon Bonaparte, se sont produites. Nous allons revenir dans la deuxième partie sur cet épisode emblématique pour les commencements du populisme moderne.

Ce qu‘il faut retenir de l‘analyse de Pombeni, c‘est surtout l‘observation concernant le caractère indécidable du concept de peuple et, en même temps, son potentiel révolutionnaire permanent, qui sont deux atouts essentiels pour les constructions populistes. La base de cette construction est justement la manipulation répétée du peuple par son invocation, alors que son rôle « réel » est seulement celui de légitimer les élites au pouvoir ou qui guettent le pouvoir. Dans les mots de Pombeni :

« […] d‘une part, il [le peuple] pouvait déclencher des révolutions, mais il avait besoin

39 Paolo Pombeni, « Typologies des populismes européens » dans

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28

ensuite de refermer cette phase de déstructuration du régime précédent en confiant le pouvoir à une nouvelle instance ordonnatrice ».40

L‘explication de Pombeni se trouve dans la lignée des analyses selon lesquelles le populisme moderne est, avant tout, une réaction face à la manière dont les masses ont été traitées par leurs élites politiques ou par l‘establishment intellectuel. L‘essai de Chantal Delsol sur le populisme est révélateur à cet égard.41

Chantal Delsol considère le populisme comme un enfant avorté d‘une version pervertie de la démocratie qu‘est l‘élitocratie moderne. L‘histoire du populisme coïncide avec l‘histoire de l‘idéologie de l‘émancipation par rapport à laquelle il s‘oppose ouvertement. Et c‘est cette opposition qui jette une fois pour toutes l‘anathème sur n‘importe quelle doctrine, vision ou position qui défend le particulier face à l‘universel, la singularité face à la généralité, la tradition face au progrès. Devant l‘idéologie de l‘émancipation sans limites, le populisme apparaît comme une défense de la particularité, qui, faute d‘une respectabilité donnée par l‘officialisation, se radicalise et parfois s‘auto-ridiculise.

Pour Chantal Delsol, le populisme est donc le résultat d‘une erreur constante commise par les élites émancipatrices qui ont toujours cru que le peuple n‘était qu‘une masse amorphe qui ignorait son identité et ses intérêts. Mais, au XXe

siècle, l‘idéologie du progrès tous azimuts se heurte à un paradoxe

40 Paolo Pombeni, op. cit., p. 100.

41 Chantal Delsol, La nature du populisme…, op. cit. Pour une analyse

critique de ce livre, v. notre note de lecture dans Studia Politica. Romanian

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29

qu‘elle a elle-même généré. Au temps des Lumières, les élites ont prétendu leur place politique au nom du peuple soumis et maintenu dans l‘ignorance par des régimes réactionnaires. Or, délivrés de ces régimes-là au cours du XIXe

siècle, les gens simples continuent de sombrer dans l‘obscurité et refusent de devenir les citoyens exemplaires dont Rousseau postulait l‘idéaltype. Au XXe

siècle, la faute du peuple cesse donc d‘être liée à son ignorance et devient une manifestation de sa mauvaise foi : si, auparavant, il y avait la circonstance atténuante de l‘inaccessibilité du savoir, dorénavant, le peuple peut être entièrement responsable et donc coupable de ses opinions et de ses actions.42 Au victime, suit le peuple-démon, dont Chantal Delsol dresse le portrait à travers le prisme élitaire : brutal, bête, méchant, replié, frustré.43

Et c‘est ainsi que les rôles changent : les défenseurs du peuple deviennent ses accusateurs, tandis que les anciens réactionnaires se transforment en ses porte-paroles. Avec les masses électorales populaires, les populistes ont subtilisé aussi les thèmes qui ont constitué jadis le bagage rhétorique des élites illuminées. La force du populisme réside justement dans cette inadéquation des courants de l‘establishment par rapport aux besoins du peuple « réel », conclut la philosophe.

En effet, dès la fin du XVIIIe

siècle et tout au long du XIXe, la critique « réactionnaire » de la démocratie et du libéralisme a été complétée par une critique venant de l‘intérieur des courants « émancipateurs », qui étaient de plus en plus conscients du fait que le peuple, pour lequel les élites illuminés avaient réclamé

42 Cette vision est partiellement consistente avec celle de Christopher Lasch.

V. son livre, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, coll. « Champs essai », 2007.

43

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30

des droits civiques et politiques, aurait pu représenter un « danger » pour les nouveaux régimes. Toute une littérature philosophique déplore l‘irrationalité des masses, les diagnoses portant, primo, sur le caractère absurde de la légitimation du pouvoir au nom d‘un tel peuple et, secundo, sur la dimension pathologique des comportements collectifs des masses. Le premier type de diagnose est celui des contre-révolutionnaires (dont notamment Joseph de Maistre), tandis que le second est celui des premiers « psychologues des masses », tels Gustave Le Bon ou Gabriel Tarde. De Maistre n‘a point épargné les foules qu‘il a traitées d‘ignorantes et d‘autodestructrices, si jamais elles s‘affranchissaient de l‘autorité traditionnellement établie par l‘Eglise catholique et le Roi.44

Mais si la critique de la légitimité populaire opérée par les penseurs contrerévolutionnaires était logiquement inscrite dans l‘ensemble de leurs discours, le repli antipopulaire des penseurs qui se prétendaient plus ou moins attachés au républicanisme venait à l‘encontre des principes dont ils se réclamaient. A la fin du XIXe siècle, prend contour « la psychologie des foules », une sous-discipline qui s‘attachait à étudier les comportements collectifs des points de vue médical et anthropologique, dans le contexte des événements historiques révolutionnaires ou prérévolutionnaires qui affectaient l‘Europe. Gustave Le Bon a jeté les bases de cette science et a montré, parmi les premiers, le caractère insensé des comportements des masses :

44 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Paris, Société

typographique, 1815, Bibliothèque Nationale de France (site Tolbiac, cota 8- LB42- 242 (B)), notamment le IIe chapitre, « De la destruction violente de l'espèce humaine ».

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31

« Les foules, sans doute, sont toujours inconscientes ; mais cette inconscience même est peut-être un des secrets de leur force. Dans la nature, les êtres soumis exclusivement à l‘instinct exécutent des actes dont la complexité nous étonne. La raison est chose trop neuve dans l‘humanité, et trop imparfaite encore pour pouvoir nous révéler les lois de l‘inconscient et surtout le remplacer ».45

La peur suscitée par l‘image des foules déchaînées allait devenir en leitmotiv pour nombre d‘intellectuels qui associaient aux conduites irrationnelles des individus agglutinés soit une origine raciale (comme ce furent les cas de Le Bon ou d‘Arthur Gobineau46), soit une condition sociale. Cette dernière association n‘était pas étrangère à la consolidation de la conscience de classe des ouvriers, à la syndicalisation croissante et à la multiplication des revendications collectives concernant les droits sociaux, autant de phénomènes qui facilitaient l‘identification des « foules irrationnelles » aux masses

45 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 1895, p. VI. Il

faut tenir compte aussi de l‘analyse de Philippe Claret, selon lequel, au moins dans le cas de la France, l‘avènement de la psychologie des foules a été le symptôme de l‘absence de coagulation d‘une psychologie politique proprement dite (à la différence du cas des écoles anglo-saxonnes). V. Philippe Claret, La personnalité collective des nations. Théories

anglo-saxonnes et conceptions françaises du caractère national, Bruxelles,

Bruylant, coll. « Organisation internationale et relations internationales », 1998, pp. 179-192.

46 Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris,

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32

prolétaires révolutionnaires, tout comme Susanna Barrows l‘avait très bien indiqué.47

La contribution de Gabriel Tarde à cette association a été décisive, d‘autant plus que les dimensions pathologique et criminelle du comportement des foules, qu‘il a habilement décortiquées, renforçaient l‘image d‘un danger qui menaçait en permanence et d‘une manière de plus en plus accentuée l‘ordre social existant.48 Tarde a fait quand même la distinction entre les foules, au sens général, et les groupes humains organisés (qu‘il appelait « corporations »), ces derniers étant moins susceptibles d‘être manipulés et moins enclins à perpétrer des actions spontanées et violentes. Ce qui l‘a déterminé, dans un deuxième temps, de proposer une différenciation plus tranchante entre les foules (qui résultent de l‘agrégation primitive) et le public (spécifique à la société moderne). Mais, tout en s‘éloignant en quelque sorte des dichotomies simplistes de Le Bon, Tarde nous avertit sur quelques traits des publics – la passion, l‘acharnement, la propension vers le soutien des utopies – qui les font, d‘une certaine manière, plus « dangereux » car plus capables de suivre leurs objectifs :

« En dépit de toutes les dissemblances que nous avons notées, la foule et le public, ces deux termes extrêmes de l‘évolution sociale, ont cela de commun que le lien des individus divers qui

47 Susanna Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à

la fin du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1990. V. aussi la revue critique du livre

de Barrows publié par Annie Collovald dans Genèses, « Le national », no

4, 1991, pp. 168-169.

48 Gabriel Tarde, « Les crimes des foules. Rapport présenté au IIIe Congrès

international d‘Anthropologie criminelle » (1892) dans Hermès, « Individus et politiques », no 5-6, 1991.

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33

les composent consiste non à s‘harmoniser par leurs diversités mêmes, par leurs spécialités utiles les unes aux autres, mais à s‘entre-refléter, à se confondre par leurs similitudes innées ou acquises dans un simple et puissant unisson – mais avec combien plus de force dans le public que dans la foule ! –, en une communion d‘idées et de passions qui laisse d‘ailleurs libre jeu à leurs différences individuelles».49

[…]

« Ce que réclament les foules en colère, c‘est une tête ou des têtes. L‘activité du public est heureusement moins simpliste, elle se tourne vers un idéal des réformes ou d‘utopies aussi facilement que vers des idées d‘ostracisme, de persécution, de spoliation ».50

On retrouve la même approche psychologisante du comportement des masses chez Serge Moscovici. En reprenant une série d‘idées de Gustave Le Bon, Moscovici s‘attache à démontrer que la distinction entre la masse amorphe, qui suit, et le(s) meneur(s) qui fait/font suivre, est une donnée structurante des systèmes sociaux depuis toujours.51

Généralement, une fois entraînés par les processus de masse, les menés opposent une faible résistance et suivent presque aveuglement leurs leaders.

49 Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, Paris, Presses Universitaires de

France, coll. Recherches politiques », 1989, p. 49. V. aussi Amédée Matagrin, La psychologie sociale de Gabriel Tarde, Paris, Félix Alcan, 1910.

50 Ibidem, p. 70.

51 Serge Moscovici, L’âge des foules. Un traité historique de psychologie des

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34

Ce qui fait que les masses deviennent non seulement sujet aux manipulations, mais capables de reproduire les comportements insensés même en l‘absence des pressions venant de la part des meneurs. Les références de Moscovici aux analyses de Sigmund Freud, qui avait lui-même internalisé les conclusions de Gustave Le Bon, nous dévoilent l‘enchaînement logique qui s‘est opéré. Freud s‘était séparé de Le Bon, puisqu‘il jugeait que l‘énergie exceptionnelle des meneurs ne provenait pas du fait qu‘ils étaient eux-mêmes les prisonniers de leurs propres idées et comportements, mais de l‘identification des masses aux meneurs, qui était, à son tour, une opération plutôt libidinale.52

Ainsi, les foules déracinées voient dans les meneurs les figures des « Pères » pour lesquels ils témoignent une attraction sublimée de nature sexuelle. Nous allons revenir dans la deuxième partie sur ce type d‘explication, lorsque nous allons essayer de montrer les correspondances entre l‘approche discursive et les théories psychologiques dans l‘analyse du populisme.

Nous pouvons donc constater que, pour une bonne partie des scientifiques, le populisme a été étudié soit comme une synthèse des « pulsions innées » des groupes humains, reflétant leur esprit grégaire et leur spontanisme irrationnel, soit comme une réaction politisée face au dénigrement des masses par les élites scientifiques et politiques. Mais il y a des analyses, comme celle de Jacques Rancière, qui vont justement dans la direction opposée. Selon Rancière, il y a une différence fondamentale entre ce qu‘il appelle « police » (proche de la gouvernance, de la gestion ou du management, qui suppose une

52 V. « Psychologie des foules et analyse du Moi » dans Sigmund Freud,

Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,

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35

vision faussement consensuelle et « domptée » des relations de pouvoir) et la politique, qui repose sur l‘expression de la mésentente, du conflit, du dissensus. La politique irait donc bien plus loin que la police en donnant la parole aux « sans part », terme par lequel Rancière désigne les humains auxquels on ne permet usuellement pas de prendre la parole dans un système « policier ».53

Comme exemple de « sans voix », « sans part » ou « sans parole », Rancière évoque et analyse notamment les plébéiens de Rome et les prolétaires français des années 1830, qui ont conquis épisodiquement leur droit de parler et d‘être écoutés. Or, c‘est dans cette logique qu‘il faut comprendre le populisme, tout en suivant l‘approche de Rancière et cela malgré le rejet théorique qu‘il témoigne à l‘égard de ce concept.54 Le populisme serait donc une labellisation utilisée par le « discours dominant capitaliste » (qui peut être alimenté aussi bien par les « vieux marxistes » que par les « jeunes libéraux ») pour désigner l‘ensemble des revendications « politiques » et non pas « policières »55

de ceux qui sont considérés comme étant naturellement hors du système décisionnel.56

53 V. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995. 54

« Et il faut prendre la mesure de ce que signifie le développement des mouvements d‘extrême droite en Europe, en se gardant des concepts douteux, comme celui de populisme » [n. s.] ; V. Jacques Rancière, Et tant

pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Editions Amsterdam, 2009, p.

579.

55 Ibidem, pp. 193-200, 463.

56 Nous allons revenir dans la seconde partie sur les rapports entre les

contributions de Rancière et la précision du champ d‘analyse de la théorie du discours.

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36

Le schéma ci-dessous surprend ces deux tentatives « classiques » d‘appréhender le populisme :

Fig. no 1. La variété des mécanismes causaux du populisme. Grégarisme atavique des masses Emancipation ratée des masses Perversion de l’identité populaire Pulsions libidinales des foules Réaction au dénigrement de la culture populaire Populisme « Technocatisation » de la politique

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37

La tradition latino-américaine

Comme nous l‘avons vu, il y a une grande variété d‘approches du populisme dans le monde de la recherche anglo-saxonne et continentale, ce qui a entraîné l‘absence des théorisations intégrées, du type des « écoles de pensée », dans le cadre desquelles la transmission de connaissances et de méthodologie se fait d‘une génération de chercheurs à l‘autre. L‘exception notable est l‘Amérique latine, là où deux écoles de pensée – l‘école argentine et l‘école brésilienne – et plusieurs autres centres de recherche – au Mexique, au Pérou ou en Colombie – ont traité le populisme d‘une manière consistante et interdisciplinaire. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles c‘est dans cette région que l‘étude du populisme a connu un essor particulier. D‘abord, la modernisation tardive des structures sociales de l‘Amérique latine, suivie, dans la seconde moitié du XIXe siècle et dans la première partie du XXe par l‘industrialisation et l‘urbanisation accélérées, ont déterminé l‘émergence des polarisations sociales reposant sur l‘exclusion totale que l‘Europe et l‘Amérique du Nord n‘avaient pas connues. Or, c‘est en navigant sur la spéculation politique de telles polarisations que la quasi-unanimité des leaders populistes de la région ont réussi à passer leurs messages et à s‘approprier l‘appui des classes populaires. Puis, une bonne partie des chercheurs de l‘Amérique latine, ayant éprouvé un sentiment d‘infériorité par rapport à la « vraie » recherche qui se pratiquait uniquement en Europe et aux Etats-Unis, ont trouvé dans le populisme une spécificité régionale et ont considéré qu‘ils étaient les mieux placés pour étudier ce phénomène d‘une

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38 manière substantielle.57

Finalement, il ne faut pas sous-estimer l‘importance de l‘imprégnation marxiste du cadre cognitif et idéologique qui a marqué la grande majorité des scientifiques latino-américains qui ont approché le populisme. Le marxisme a offert la fondation à la fois théorique et idéologique, a donné une légitimité solide aux critiques radicales de la société perpétrées par les chercheurs de la région et a assuré le haut degré d‘intelligibilité des propos des scientifiques latino-américaines chez leurs confrères d‘ailleurs.

Le fondateur de l‘école argentine de sociologie, Gino Germani, a été celui qui a ouvert la voie à l‘étude du populisme dès les années 1950. Refugié d‘Italie pour échapper aux persécutions des fascistes, Germani a dédié la plupart de ses travaux à l‘analyse de la société argentine, qui présentait des différences notables par rapport à la société italienne. Dans sa

Structure sociale de l’Argentine,58

Germani montre justement le fait que la différence majeure entre les degrés d‘industrialisation et d‘émancipation des deux sociétés avait comme corolaire politique l‘avènement du fascisme italien et du populisme argentin. Car, si en Italie, le mussolinisme s‘est imposé notamment parmi les classes moyennes urbaines, l‘absence d‘une petite et moyenne bourgeoisie consolidée en Argentine avait obligé les futurs péronistes à recourir massivement à l‘appui des couches populaires. Dès la fin des années trente, on a assisté donc à une émancipation politique précipitée des

57 La thèse du complexe d‘infériorité du monde scientifique latino-américain

et de sa revanche à travers l‘adoption du populisme comme objet d‘étude de prédilection est intelligemment développée par Diana Quattrochi-Woisson, « Les populismes latino-américains » in Jean-Pierre Rioux (dir.), op. cit., pp. 237-268.

58 Gino Germani, Estructura social de la Argentina, Buenos Aires, Raigal,

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39

classes pauvres, devenues de plus en plus conscientes de la possibilité d‘obtenir des droits sociaux en échange de l‘appui politique et électoral accordé aux mouvements antisystèmes, incarnés par le colonel Juan Perón. A la différence du fascisme italien, le péronisme s‘est manifesté par des mesures concrètes et proactives qui ont assuré l‘émancipation sociale des descamisados et par la mise en place d‘un régime qui tirait une bonne partie de sa légitimité de la redistribution des richesses (l‘extension des droits des travailleurs, des hausses salariales répétées, assouplissements des conditions de travail, etc.). Même si le mussolinisme et le péronisme se partageaient la rhétorique du rétablissement de « l‘unité organique de la nation », le style démagogique et l‘appétit pour l‘usage de la force, il n‘est pas inutile d‘observer, avec Pierre Milza, que le trait particulier du péronisme en tant que variante du populisme était l‘absence du projet totalitaire et le caractère profondément interclassiste de sa pratique politique.59

Germani démontre ainsi que la spécificité de la société argentine, et, plus largement, des sociétés latino-américaines, entraîne une conséquence politique majeure : le potentiel émancipateur des mouvements populistes qui combattaient l‘immobilisme des élites postcoloniales. Ce potentiel a été transformé, dans le cas argentin, dans une « révolution nationale-populaire »60 et a assuré au péronisme sa popularité, durant la première arrestation de Perón (1945) et ses deux premiers mandats (1946-1955), et son pérennisation, tout au long de son exil forcé (1955-1973), durant son dernier mandat

59 Pierre Milza, « Mussolini entre populisme et fascisme » dans Jean-Pierre

Rioux (dir.), op. cit., pp. 201-204.

60

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40

(1973-1974) et bien après sa mort (survenue en 1974).61 Au point que le péronisme est devenu plutôt un paradigme (le justicialisme) qu‘une idéologie, dans le cadre duquel se regroupent et parfois se déchirent les péronistes de gauche et les péronistes de droite, les péronistes « paysannistes » et les péronistes « ouvriéristes », les péronistes catholiques et les péronistes « progressistes ».62

Les travaux de Germani ont été à la fois un modèle pour et un résultat des efforts de la Commission économique pour l‘Amérique latine (CEPAL), créée en 1948, par les Nations Unis. C‘est à l‘intérieur de la CEPAL que les marxistes structuralistes, dont Raúl Prebisch63 ou Celso Furtado,64 ont lancé leurs études sur le sous-développement du Tiers Monde, en donnant à la science économique latino-américaine une portée internationale. Mais la CEPAL est allée au-delà de la simple appréhension des inégalités économiques de la région, brillamment réalisée surtout par Immanuel Wallerstein,65

et a intégré les analyses économiques dans des réflexions plus

61 Pour une analyse du péronisme , v. Frederick C . Turner, José Enrique

Miguens, Juan Peró n and the Reshaping of Argentina. Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1983.

62 Pour une présentation des visions trans-partisanes de Perón, v. Raúl A .

Mendé, Le justicialisme. Doctrine et réalisations péronistes avec un avant

-propos du Général Juan Peron, Buenos Aires, Imprimeria Lopez, 1952.

63

V. notamment Raúl Prebisch , José Besa García , Raúl Prebisch , escritos

1919-1986, Santiago de Chile, Naciones Unidas, Comisión Económica para

América Latina y el Caribe, 2006.

64 Celso Furtado, Les Etats-Unis et le sous-développement de l'Amérique

latine, Paris, Calmann-Lévy, 1970.

65 V. une synthèse de son analyse du système capitaliste mondial dans

Immanuel Wallerstein, ―The Rise and Future Demise of the World Capitalist System. Concepts for Comparative Analysis‖ dans Comparative Studies in

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41

amples sur les phénomènes sociaux et politiques, dont le populisme.

Parmi les scientifiques formés à la CEPAL, Torcuato di Tella a été particulièrement préoccupé par l‘étude du populisme, phénomène dans lequel il voyait le potentiel d‘affranchissement des chercheurs latino-américains de la tutelle intellectuelle de l‘Europe. Son objectif a été d‘accélérer la chute de cette tutelle par l‘intermédiaire d‘une structuration pertinente de l‘étude des phénomènes sociaux spécifiques à la région, parmi lesquels le populisme joue un rôle central.66 Pour ceci, di Tella a essayé de démontrer que, tout comme le bonapartisme en France, le péronisme a été une espèce de « nationalisme populaire ». La différence entre les deux consistait dans les degrés divers d‘institutionnalisation et dans les cultures politiques dissimilaires : tandis que le sort du bonapartisme a été scellé par la réaction (retardée, certes) du système de relations sociopolitiques institutionnalisées, le péronisme a comblé un vide de représentation de la structure sociale et nationale argentine. Di Tella identifie trois composants principaux des mouvements populistes :

- l‘élite moyenne faiblement récompensée à l‘intérieur du système en place et susceptible de vouloir son changement radical ;

- les masses populaires quasiment exclues du système et devenues conscientes de leur force numérique ;

66 Torcuato S. di Tella, Tulio Halperin Donghi, Los fragmentos del poder.

De la oligarchia a la poliarchia argentina, Buenos Aires, Editorial Jorge

Figure

Fig. n o  1. La variété des mécanismes causaux du populisme .     Grégarisme   atavique des masses  Emancipation  ratée des masses Perversion de l’identité populaire Pulsions  libidinales des foules Réaction au dénigrement de la culture populaire  Populism
Fig. n o  2. Ernesto Laclau. La production de l‘hégémonie discursive
Fig.  n o   3.  La  représentation  discursive  des  protagonistes  du  deuxième  tour  de  l‘élection  présidentielle  de  2009  opérée  par  le  camp  de  Traian  Băsescu

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