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La théologie inscrit la religion dans la vision globale moderne

II. La science moderne et son rapport à la religion

3. La théologie inscrit la religion dans la vision globale moderne

La théologie n'est pas seule à apporter des éléments pour surmonter !’historicisme et le naturalisme. Les sciences de l’esprit et les sciences de la nature produisent elles-mêmes des

76 Ibid., p. 31. 77 Ibid., p. 26. 78 Ibid., p. 31. 79 Ibid., p. 32.

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connaissances sur le monde, des connaissances éclairantes et de grande valeur. Ce savoir contribue à accroître la compréhension de Γorganisation de Γunivers, de l'évolution de la vie sur terre, du fonctionnement de l’homme et la société. Certains milieux religieux seraient tentés de les déconsidérer, sous prétexte que la connaissance de la diversité des phénomènes par les sciences spécialisées contribue à l’athéisme en remettant en question les thèses créationnistes. D’autres seraient portés à les minimiser, car les résultats des sciences de la nature semblent montrer une indifférence du divin dans le déroulement et les processus de fonctionnement de la nature. Ces attitudes religieuses réductionnistes nient un point important. Car de telles connaissances peuvent faire naître des sentiments nouveaux authentiquement religieux. Par exemple, la transformation de la vision du monde engendre l’abandon de certaines théories religieuses et la naissance de nouvelles approches. Ainsi, après avoir détruit Γanthropocentrisme et le géocentrisme plaçant l’homme et la terre au centre de l’univers, la science a placé l’homme au centre d’une façon nouvelle avec la vision évolutionniste faisant découler la vie de simples cellules jusqu’à l’être humain. Dans la nouvelle vision, l’individu se définit dans son rapport face au tout par la reconnaissance accrue de ses propres limites : sentiments religieux d’admiration devant la grandeur de la nature et de son fonctionnement, la reconnaissance de quelque chose d’incompréhensible dans le dessein de la volonté divine qui trace le devenir du monde, reconnaissance du caractère relatif de notre propre individualité devant l’immensité de l’univers80. L’homme de l’antiquité pouvait avoir־ la conscience de sa petitesse, en même temps que de son caractère infini et magnifique. Mais le développement des sciences a accru ce sentiment, d’autant plus que l’homme a été déplacé de sa croyance qu’il était au centre de l’univers. Face à cet infini, ce caractère écrasant et terrible de l’univers, l’abandon à Dieu prend une autre signification comme fondement de la foi, de la morale et de la valeur de l’individu. Il devient beaucoup plus important, car c’est dans la relation qu’il trouve sens plutôt que dans le fait d’être au centre de la création.

La tâche de la théologie - et c’est là sa troisième exigence - est de s’approprier ses ambiances et sentiments religieux qui naissent de la vision moderne scientifique et de leur faire correspondre dans la mesure du possible l’ancienne foi religieuse. Il ne s’agit pas d’imposer l’ancienne religion mais plutôt de donner un sens chrétien à des sentiments

Ibid., p. 35.

religieux qui surgissent spontanément face à la vision moderne scientifique. En donnant un sens chrétien aux ambiances religieuses et en maintenant la piété et la relation à Dieu, elle donne signification à la vie humaine qui autrement peut sembler absurde devant le mal, la souffrance, le chaos apparent de l’univers. Elle établit un lien entre la vision du monde renouvelée par les connaissances scientifiques et les anciennes croyances en une vie humaine élevée, motivée par des valeurs et nourrie par une foi en un amour divin inconditionnel81.

4. Conclusion

Chez Troeltsch, la théologie accepte inconditionnellement la vision scientifique du monde moderne. Elle est une science de la religion et considère le christianisme en adoptant un point de vue psychologique et historique. Il est historique, donc relatif; il est l’expression symbolique de la conscience religieuse. Cela étant dit, cette nouvelle théologie se montre critique à l’égard de certaines conceptions scientifiques qui ont la prétention d’incarner la pensée scientifique et la modernité : !’historicisme et le naturalisme. À l’historicisme, et c’est là un de ses présupposés, elle répond par une hiérarchisation des valeurs et la démonstration de l’existence de tendances religieuses dans l’histoire dont le christianisme constitue le point de convergence. Au naturalisme, et il s’agit d’un autre de ses présupposés, elle réplique que les sciences se fondent sur la transcendance tout autant que la religion, bien que dans la science, la transcendance ne se manifeste pas sous la forme d’une figure divine mais plutôt dans l’idéal de la connaissance parfaite de la nature. Finalement, et c’est là son dernier présupposé, la théologie a comme tâche de donner un sens chrétien aux sentiments religieux qui naissent de la vision moderne scientifique du monde et maintenir le lien entre l’homme et la divinité en se fondant sur le paradigme moderne.

CONCLUSION

Les travaux de l’École d’histoire des religions font aujourd’hui l’unanimité dans les milieux scientifiques. Ils ont montré que toutes les formations religieuses sont historiques, y compris le christianisme. Mais au moment où Troeltsch donne la conférence, leurs travaux ne

Ibid., p. 35-36.

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sont pas reconnus en théologie même s’ils gagnent de l’influence. Après la querelle avec Julius Kaftan, Ernst Troeltsch doit défendre sa position face aux accusations des supranaturalistes de ne pas être capable de parvenir à affirmer l’absoluité du christianisme, donc de miner le caractère normatif de la religion chrétienne. Loin de considérer sa position comme originale, Troeltsch se défend en démontrant que ce changement de perspective théologique ne vient pas de lui, mais des changements causés par la modernité. Ce qu’il veut, c’est donner un fondement scientifique moderne à la théologie. Il répond à l’accusation de ses détracteurs de ne pas souligner suffisamment le caractère révélé du christianisme en démontrant le caractère anachronique de leur propre conception de la religion et de la foi. Deux éléments ressortent de son analyse de la période moderne. Tout d’abord, la modernité a vu le jour en marquant une rupture scientifique et religieuse avec le passé. Ensuite, cette rupture a provoqué dans le domaine religieux une crise, une tendance au naturalisme et à !’historicisme. La tâche de la théologie est de répondre à une approche purement matérialiste en adoptant une approche normative tout en faisant siennes les caractéristiques scientifiques et religieuses de la modernité.

La transformation religieuse et scientifique remet en question la métaphysique qui était à la base de la théologie jusqu’à présent. On considérait la science comme connaissance naturelle de Dieu, connaissance de Dieu obtenue par la raison humaine, et la religion comme connaissance surnaturelle de Dieu, obtenue par une intervention surnaturelle rompant avec le cours de l’histoire. La période moderne s’accompagne d’une transformation de la science. Elle passe d’une connaissance de Dieu à une étude de la diversité du monde, indifférente à la religion. Le nouveau point de vue scientifique s’oppose à toute tentative d’isoler une formation historique sous prétexte que sa fondation surnaturelle lui confère un statut particulier exclusif. L’histoire considère les formations humaines sur un pied d’égalité : tout ce qui est susceptible de faire l’objet de la comparaison et de la corrélation se voit engagé dans le cours de l’histoire.

Il résulte de ces changements un nouveau paradigme qui pose des exigences à la théologie. Celle-ci devra situer le christianisme dans l’histoire des religions et répondre à !’historicisme et au naturalisme en établissant, d’un point de vue historique, la suprématie du christianisme sur les autres religions et sur la culture. Cette tâche définie, il restera encore à

démontrer comment ce projet sera réalisé, ce que Troeltsch élaborera dans deux écrits subséquents : « À propos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie » (1900) et « L’absoluité du christianisme et l’histoire des religions » (1902/1913).

Chapitre 3

LA MÉTHODE HISTORIQUE EN THÉOLOGIE

Dans la même année de l’écriture de « La situation scientifique et les exigences qu’elle pose à la théologie », Ernst Troeltsch publie un nouvel article polémique, « À propos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie » (1900). «Donnant suite à l’amicale invitation de Monsieur le Pasteur Niebergall et au vœu de la rédaction amie, je me permets d’accompagner l’article ci-dessus de quelques remarques qui veulent éclairer d’une lumière encore plus vive la controverse, tout en profitant de ses objections pour déterminer encore plus précisément ma position par lui combattue »82. Cet article répond à Friedrich Niebergall, un disciple de Julius Kaftan, qui critique la position adoptée par Troeltsch dans « L’autonomie de la religion » (1895-96) et « L’histoire de la métaphysique » (1898). Le texte de Niebergall et la réplique de Troeltsch, « À propos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie », furent publiés conjointement dans la revue Theologische Arbeiten aus dem reihnischen wissenschaftlichen Prediger-Verein. Comme dans le cas du débat avec Julius Kaftan, c’est la question de la validité du supranaturalisme et de la méthode historique qui est en jeu.

En 1900, Niebergall publie donc un article intitulé « À propos de l’absoluité du christianisme », qui reprend les thèses de Julius Kaftan. Il entend démontrer que la position supranaturaliste est la seule capable de surmonter le problème du relativisme provoqué par les sciences et celui de la confrontation du christianisme avec les religions étrangères. Pour Niebergall, la question de l’absoluité du christianisme est d'une importance centrale, au niveau

82 Ernst TROELTSCH, « À propos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie » (1900/1913) dans Histoire des religions et destin de la théologie, p. 41.

pratique autant que théorique, depuis que le phénomène de la rencontre des religions s’est développé dans la vie quotidienne et académique83. Plutôt que de discuter de l’absoluité du christianisme, la réplique de Troeltsch s’attaque au bien fondé de la méthode employée par Niebergall pour défendre l’absoluité et la normativité du christianisme. Pour Troeltsch, la première étape de la discussion doit consister en une réflexion sur les fondements des deux méthodes: la pensée dogmatique dans le cas de Niebergall, la conscience historique pour lui. Il reprend les arguments mentionnés lors de la querelle avec Julius Kaftan et ceux de « La situation scientifique et les exigences qu’elle pose à la théologie ». Pour lui, c’est la crise religieuse qui est le point de départ de la réflexion théologique contemporaine. « J’ai au contraire indiqué expressément ce qui en marque le point de départ, à savoir l’ébranlement de l’univers d’idées chrétien »84. Mais cet article va plus loin encore. Il dénonce l’incohérence des systèmes dogmatiques, dont celui de Niebergall, qui tentent de faire la synthèse entre la méthode historique et la pensée supranaturaliste, il démontre l’incompatilibilité radicale entre les deux méthodes.

Nous avons divisé notre étude de cet article en quatre parties. Les deux premières vont porter sur l’analyse qu’a faite Troetlsch des méthodes historiques et dogmatiques. Les parties trois et quatre sont consacrées à sa critique de Niebergall et aux éléments généraux de sa philosophie de l’histoire. Nous nous concentrerons aussi sur ce que Troeltsch décrit comme le fondement scientifique permettant !’élaboration d’une théologie respectueuse des principes et du fonctionnement de l’histoire des religions, une « théologie de l’histoire des religions ».

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