• Aucun résultat trouvé

La motivation originale de « À propos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie » était sans doute de répondre à un article de Niebergall. Troeltsch n’expose donc pas systématiquement ici sa méthode, mais en répliquant à Niebergall, certains aspects de sa théologie sont explicités. Dans cette dernière partie du chapitre, nous décortiquerons les quelques éléments de sa théologie de l'histoire des religions qu’on y retrouve. L’ensemble de la position de Troeltsch sera reprise et développée en profondeur dans « L’absoluité du christianisme et l’histoire des religions ».

La méthode théologique d’histoire des religions prend pour acquis les principes de l’histoire. Le christianisme est un phénomène historique. En théologie, l’enjeu est de lui conférer un caractère normatif malgré le relativisme de l’histoire. Comment surmonter le relativisme des valeurs ? Pour cela, Troeltsch fait la distinction entre le relativisme inhérent à l’histoire et le relativisme historiciste. Le relativisme historiciste, dit-il, « n’est la conséquence

69

de la méthode historique que pour une position athée ou sceptique en matière de religion »114. Troeltsch décrit Γhistoire vue par le relativisme historique comme un « pur chaos ». L’option croyante, au contraire, considère que Γhistoire est marquée par l’agir de Dieu, que Dieu s’y révèle et qu’elle tend vers un but voulu par lui. Cette conception de l’histoire s’inspire de l’idéalisme hégélien. Elle s’en détache toutefois en affirmant que le résultat n’est pas connu d’avance, il est seulement confirmé par l’étude objective de l’histoire. L’histoire, sous le regard de Troeltsch, est marquée par des forces travaillant vers un but homogène non connu d’avance. Ce but intangible peut être deviné par l’examen de ces forces. Contrairement au préjugé populaire voulant que l’histoire soit travaillée par une infinité de forces toutes équivalentes, pour Troeltsch, il n’existe que quelques forces majeures religieuses qui toutes luttent pour leur développement. Dans sa perspective, ces forces sont authentiquement religieuses et partagent une qualité de relation au divin identiques et équivalentes les unes aux autres. Elles manifestent que le divin travaille, progresse constamment, et que ce progrès tend vers une révélation et une compréhension plus profonde de la vie divine.

Une telle évolution historique implique une hiérarchisation des religions. La typologie des religions de Troeltsch a un but normatif et aboutit à un couronnement du christianisme comme la religion la plus conforme à ce qui constitue le religieux et la vie divine:

À qui la comprend intimement par empathie, la force religieuse qui y apparaît se manifeste comme la conclusion des autres mouvements religieux ; elle forme le point de départ d’une nouvelle phase de l’histoire de la religion, au sein de laquelle il n’est jusqu’à présent rien apparu de nouveau et de supérieur, et où rien de tel n’est d’ailleurs aujourd’hui concevable pour nous, quelque diverses que soient les nouvelles formes et combinaisons que puisse encore adopter cette croyance en Dieu purement intérieure et personnelle115.

Il s’agit bien là de ce que les commentateurs appellent la philosophie de l’histoire. Troeltsch fait un choix normatif pour l’affirmation de la supériorité du christianisme en s’appuyant sur l’histoire. Même s’il ne s’agit pas d’une affirmation de l’absoluité, il estime que cela pourrait satisfaire les exigences existentielles des croyants.

114 Ibid., p. 57. 115 Ibid., p. 58.

CONCLUSION

Ce petit texte, publié dans une revue scientifique, avait des ambitions modestes. Il cherchait à répondre aux critiques de Friedrich Niebergall; il fut écrit sur !invitation de ses amis de la rédaction, non pas d'après une initiative personnelle. « Troeltsch, écrit Tétaz, pensait avoir publié son “Anti-Niebergall” à “un endroit caché” et fut donc étonné qu’il “provoqua tant de protestations” »116. Ce qu’il y avait de troublant dans la vision de Troeltsch, c'était sa radicalité. Suivre Troeltsch signifie alors abandonner toute possibilité de faux compromis comme Niebergall a tenté de le faire.

Tout d’abord, Troeltsch propose une compréhension des enjeux et des visions du monde respectives à la méthode historique et à la méthode dogmatique. Avec l’exemple de Niebergall, il démontre que chaque méthode possède sa cohérence interne. Les deux ne peuvent être confondues sans !affaiblissement de chacune et sans risquer !incohérence et l’ambivalence. Sa démarche nous instruit sur !incompatibilité radicale entre les deux méthodes; elle pousse à faire un choix entre l’une ou l’autre de celle-ci. Pour sa part, il choisit la méthode historique. Ce choix, il l’a déjà justifié dans son article sur « La situation scientifique et les exigences qu’elle pose à la théologie », à savoir que !histoire constitue le paradigme de la pensée contemporaine. En théologie, le défi posé par l’histoire est de surmonter le relativisme historique qui découle d’une position athée. Sa solution est de proposer une conception croyante de l’histoire, une philosophie de !histoire basée sur le progrès et la hiérarchisation des formes religieuses avec le christianisme comme sommet.

Pour la théologie contemporaine, l’œuvre de Troeltsch pose, à notre avis, les présupposés méthodologiques de toute théologie moderne. La théologie contemporaine doit résoudre le problème du relativisme en proposant une solution normative tout en respectant les principes de la méthode historique. Comme le relativisme est causé par l’histoire, seule une réflexion approfondie sur !histoire permettra de s’en sortir avec succès. D’un point de vue contemporain cependant, on est en droit de se demander comment Troeltsch peut affirmer avec une telle certitude la supériorité du christianisme en se basant sur une simple analyse

71

historique. Des théologiens d’autres religions ne parviendraient-ils pas à une conclusion similaire en faveur de leur propre religion en modelant le type religieux le plus élevé d'après leur propre expérience religieuse ? Il est étonnant que Troeltsch n’ait pas soupesé davantage le caractère subjectif de sa position normative. Mais cette question reviendra dans l’article qui suit sur « L’absoluité du christianisme et l’histoire des religions ».

Jean-Marc TÉTAZ, « Notice historique », dans Histoire des religions et destin de la théologie, p. 386.

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

« L’absoluité du christianisme et Γhistoire des religions » (190/1912) est reconnue comme l'oeuvre majeure de Troeltsch. Lui-même considérait que l’essentiel de sa pensée y était contenu. Ce livre fut à l’origine une conférence donnée à une réunion des « Amis de la revue Die Christliche Welt ». Cette revue avait comme vocation de réunir les différentes tendances au sein du protestantisme luthérien et de servir de lieu de débat pour parvenir à renouveler le discours théologique et lui donner une plus grande prise sur la société. Elle voulait aussi rendre accessibles les fruits de la recherche théologique au grand public117.

Comme nous l’avons vu, suite à la querelle avec Julius Kaftan118, Troeltsch en était venu à la conclusion que ce débat touchait des questions de « méthode », au sens fort, épistémologique, du terme. « L’absoluité du christianisme » lui donne Γoccasion de conclure une fois pour toute ce débat, ainsi que celui avec Niebergall119, et de légitimer ainsi sa position de même que celle de l’École d’histoire des religions : en adoptant une perspective historique, il est possible de parvenir à une conception normative du christianisme. Il s’agit d’une œuvre affirmative dans laquelle il expose les points principaux de sa philosophie de l’histoire et où il justifie la pertinence de celle-ci pour la vie des croyants.

Troeltsch y reprend les thèmes abordés dans ses œuvres précédentes : a) la pensée critique historique, et b) la pensée philosophique normative. Le relativisme inhérent à

117 Jean Marc TÉTAZ, « Notice historique », dans Histoire des religions et destin de la théologie, p. 401-403. 118 Voir chapitre 1.

73

l’histoire pousse à remettre en question les deux anciens modèles normatifs religieux que sont le supranaturalisme orthodoxe et l'idéalisme hégélien. Mais cela laisse un vide spirituel. Pour satisfaire les aspirations religieuses et existentielles des croyants, Troeltsch conçoit une philosophie de l'histoire où la supériorité du christianisme est affirmée comme point de convergence de toutes les aspirations religieuses.

Le présent chapitre portera plus spécifiquement sur deux aspects de « L’absoluité du christianisme ». Dans la première partie, nous ferons état de la critique troeltschienne des modèles normatifs antérieurs; dans la seconde, nous verrons comment Troeltsch propose de dépasser le vide du relativisme historique athée par une philosophie (croyante) de l’histoire. Et nous dirons en conclusion quel nouveau visage de la théologie se fait jour par là.

Documents relatifs