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Science et religion dans l’antiquité chrétienne

La construction intellectuelle sur laquelle a reposé la théologie jusqu’à l’époque moderne a pris naissance dans l’Antiquité, grâce à une synthèse entre le christianisme naissant et la science de l’époque. À première vue, cette conclusion de Troeltsch paraîtra étonnante. Les ouvrages de théologie classique ne font aucune référence à la science ni à l’approche empirique. Au contraire, on est frappé par l’absence de fondement scientifique de leurs affirmations, que ce soit la virginité de Marie, la divinité de Jésus ou le lien surnaturel entre l’Esprit et l’Église. À nos yeux, il n’existe aucune preuve de l’Incarnation, de la Résurrection, et de la véracité des dogmes et doctrines. Croyants et incroyants d’aujourd’hui diront que cela est normal puisque religion et science sont deux choses distinctes et qu’elles n’ont pas à empiéter l’une sur le territoire de l'autre. Mais, et c’est ici qu’intervient la vision de Troeltsch, ce jugement se fonde sur une conception moderne de la religion et de la science. Dans l’Antiquité, la science est très différente d’aujourd’hui et ses principes de fonctionnement le sont aussi. La dynamique entre eux prenait donc une autre forme. Selon Troeltsch, la compréhension de la situation religieuse et scientifique contemporaine passe par une prise de conscience lucide à l’égard des mécanismes hérités du passé, et par une distanciation à l’égard de ceux qui s’avèrent périmés48. D’où sa démarche, qui consiste à expliquer l’origine de la synthèse entre religion et science dans l’Antiquité, pour ensuite démontrer le changement dans la période moderne, et les implications de ce changement pour l’élaboration d’une nouvelle théologie dans l’avenir.

1. Le christianisme primitif

Le fonctionnement du christianisme primitif tourne autour du surnaturel. Dès les débuts, les apôtres et les premiers chrétiens ont peu de considération à l’égard de ce qu’ils appellent le « monde » ou la « chair ». Troeltsch dit du christianisme primitif, reprenant le langage paulinien : « On ne connaissait ni n’avait besoin de preuves rationnelles. Des choses

Ernst TROELTSCH, « La situation scientifique et les exigences qu’elle pose en théologie » (1900), dans

Histoire des religions et destin de la théologie, p. 8-10.

de ce genre appartiennent au monde et à ses affaires, à la sagesse de la chair ! »49. La foi est polarisée sur Γattente du retour imminent du Christ et du jugement de Dieu, qu’ils croient imminents. C’est une foi « eschatologique », une foi qui se base sur les fins dernières. Or très rapidement, les chrétiens sont forcés à réfléchir sur le délai dans la réalisation de cette promesse eschatologique. Le Christ et le Jugement Dernier tardent à se manifester50.

La notion de surnaturel voit le jour dans cette attente du salut. Malgré eux, les premiers chrétiens doivent s’intégrer dans la société dans laquelle ils évoluent, le salut tardant à venir. Ils doivent donc réfléchir sur les rapports qu’ils vont entretenir avec ce monde, qu’ils avaient appris à déconsidérer. Naturellement, ils en viennent à attribuer une origine divine et surnaturelle à l’Église et au christianisme, en opposition aux connaissances naturelles et aux institutions humaines marquées par le péché. On assiste alors à une transposition des caractéristiques du divin et de l’expérience religieuse à la religion elle-même, ses dogmes et ses institutions. La religion « devient un ensemble de dogmes auxquels reviennent tous ces prédicats du caractère divin qui, à l’origine, étaient le propre de l’Esprit et du Royaume de Dieu, c’est-à-dire tous les prédicats qui reviennent aussi à l’Église comme tout, dont les dogmes ne sont en fait qu’une partie »51. Le christianisme se trouve aussi considéré comme fondé surnaturellement, comme radicalement distinct du déroulement ordinaire des choses de ce monde52.

2. Rencontre du christianisme avec la culture gréco-romaine

Le christianisme primitif s’établit donc dans une relation de supériorité à l’égard du monde des hommes, affirmée par sa fondation surnaturelle. Son origine divine est pour lui garante de sa normativité à l’égard de la nature et de la société. C’est avec une telle conception de lui-même que le christianisme a fait son chemin dans l’Empire romain, des couches incultes de la société jusqu’aux milieux plus éduqués, où finalement il rencontre la science. Fait étonnant, sa vision finit par recevoir la caution de la science qui la justifie. Dans

49 Ibid.,p. 11. 50 Ibid., p. 11. 51 Ibid., p. 12.

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l’Antiquité, la Grèce connaît deux conceptions scientifiques différentes, l’une plus empirique, l'autre plus philosophique. Celles-ci s’élaborent en réaction à la pensée mythologique et proposent une façon différente de voir le monde. Certains penseurs utilisèrent comme base les déductions tirées de !’observation de la nature. À titre d’exemple d’une approche empirique, Thalès déduisit que la terre avait été séparée des eaux par un processus naturel, alors que les Babyloniens, utilisant la pensée mythologique, attribuaient ce phénomène à l’action du dieu Mardouk53. Aujourd’hui beaucoup d’explications de ces scientifiques sembleraient farfelues. Ce qui compte pour nous cependant, n’est pas la qualité de leur résultats mais l’approche qu’ils ont préconisé pour élaborer leur vision du monde. Plutôt que de se fier sur les mythes, ils veulent comprendre les choses en adoptant une méthode d’observation plus empirique des phénomènes naturels. À cette même époque, d’autres penseurs voulurent déduire leur vision du monde à partir de principes philosophiques. C’est le cas des Pythagoriciens qui voyaient dans les mathématiques !’explication de l’Univers, élaborant toute une numérologie pour expliquer les phénomènes humains, le'pourquoi de l’Univers et son fonctionnement54.

À l’époque du christianisme ancien, le débat n’est plus aussi féroce qu’il a pu l’être dans la période hellénistique, entre 600 av. J.C. et 320 av. J.C., tout au contraire. Après la période hellénistique où les Grecs dominaient la pensée occidentale, Rome devient la nouvelle puissance méditerranéenne. Alors que les Grecs avaient échoué à unifier un empire, les Romains réussissent au-delà de tout ce qui avait été réalisé jusqu’à présent autour de la Méditerranée. Mais sur le plan de la pensée, ces derniers n’avaient aucune littérature élaborée. C’est pourquoi ils empruntent des éléments de la culture grecque dans tous les domaines, en les adaptant à leurs propres intérêts. Le souci de Rome est avant tout d’unifier le monde politique sur lequel ils avaient la domination. Les problèmes d’organisation étaient très complexes55. Les écoles philosophiques et les rhéteurs ont comme objectifs de renouveler les mœurs chambardées par les conquêtes et d’unifier la vision du monde des peuples de l’empire romain. La science se transforme pour répondre à ces besoins. L’approche empirique consiste à fonder sa vision du monde sur « une assimilation des vastes domaines des sciences

53 Benjamin FARRINGTON, La science dans l’antiquité, Paris, Payot (coll. « Petite Bibliothèque Payot ; 94% 196% p. 33.

54 Ibid., p. 42. Ibid., p. 246-248

empiriques », comme ce put être le cas dans la période hellénistique, mais de la construire à partir « de quelques concepts fondamentaux, tels l’être, l’esprit, la matière, la nature »56. La science a une visée éthique et religieuse : « [Elle] intégra aussi dans ses systèmes les mythes et les dieux [de la religion populaire] »57. Avec sa conception de l’âme, elle conçoit qu’une partie de l’esprit humain puisse avoir accès avoir à la connaissance divine. Elle reconnaît qu’il existe un « Logos » divin, une loi divine, qui régit la nature et que le principe d’action des hommes, la loi morale, est aussi déduit la nature58.

Le christianisme va parvenu׳ facilement à s’accorder avec une telle science. Tout d’abord, toutes les deux proposent une vision du monde éthique et religieuse. Et puis la pensée scientifique hellénistique s’était accommodée d’éléments de la culture sémitique au fil du temps, et vice-versa. Finalement, la science venait compléter la pensée chrétienne là où un manque se faisait sentir au niveau de !’explication rationnelle de la nature. « Le christianisme n’avait ni le penchant ni la capacité de produire lui-même une science »59. Les penseurs romains considéraient que le sens moral découlait de la nature et qu’à partir de celle-ci on pouvait obtenir une connaissance du divin. Par l’expression « naturel », on entendait un raisonnement fiable découlant des lois de la nature. Les anciens avaient foi dans la capacité de l’esprit humain à saisir le divin. Dans l’optique chrétienne, cela se transforma et le « naturel » pris un sens péjoratif. Il fut reconnu que la science permettait une connaissance naturelle de Dieu, par la raison et les déductions, mais parce que cette démarche découlait d’une activité purement humaine, une telle connaissance de Dieu était imparfaite, marquée par la chair, bien que valide jusqu’à un certain point. La pensée chrétienne introduisit la nécessité de compléter la connaissance naturelle imparfaite par une connaissance surnaturelle révélée par Dieu et portée par le christianisme, par !’Église.

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57 Emt TROELTSCH, « La situation scientifique et les exigences qu’elle pose à la théologie », p. 13.

Ibid., p. 13. Ibid., p. 14.

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3. Conclusion

La science des premiers siècles du christianisme avait déjà un caractère normatif : elle « produisait » la religion. Elle était peu soucieuse d’étudier les phénomènes du monde. Elle cherchait à donner un fondement rationnel à la vie humaine et la société en établissant des principes universels et une loi morale à partir de la nature. Il fut donc très facile pour la théologie d’avoir à la fois un caractère scientifique et normatif, puisque la science était elle- même normative. En combinant un langage rationnel avec des notions présentes dans le christianisme, la science donnait un fondement intellectuel à cette religion. Sur cette métaphysique dualiste, naturel/surnaturel, se construisit tout l’édifice intellectuel qui a été transmis jusqu’à Troeltsch par la méthode dogmatique ou « supranaturaliste » .

Dans l’Antiquité, la tâche de la théologie était d’articuler les deux forces qui produisaient des connaissances religieuses : la religion et la science. Tout le rapport de la religion à la science était déterminé par cette opposition entre le surnaturel et le naturel, le divin et l’humain, le parfait et l’imparfait, l’infaillible et le faillible. La synthèse chrétienne des premiers siècles était donc crédible, parce qu’elle était portée par la science de l’époque. C’est aussi parce que la science a changé que les théologies supranaturalistes ne sont plus reçues dans la société contemporaine.

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