développement et conditions d’existence des populations qui dépendent de leurs ressources
3.1.7. Territoires de conservation et de développement et équité sociale Un des piliers du développement durable est l’équité S’il y a une justice sociale, la gestion
de ces territoires de conservation et de développement doit être confiée aux populations qui en vivent et qui doivent en être les principaux bénéficiaires. C’est justement l’ambition affichée par les projets de transfert d’autorité de gestion des ressources naturelles aux populations locales, que ce soit à travers les processus de décentralisation, de réformes sectorielles ou par les projets de développement local type “gestion de terroir”. L’hypothèse
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est émise qu’en rapprochant la gouvernance de la ressource de son usage, les populations locales deviennent plus responsables de la gestion de cette ressource et améliorent leurs conditions de vie ou atténuent au moins leur vulnérabilité aux changements globaux. Dans une perspective néolibérale, cette hypothèse peut conduire à bousculer les règles collectives du droit coutumier en privatisant l’accès à la ressource ou à la terre.
De fait, ces nouveaux principes de gestion décentralisée peuvent être bénéfiques, en certains cas, aux populations dont les conditions d’existence dépendent des aires qui ont été délimitées pour la conservation. Là où il y a un besoin politique local de protéger les ressources naturelles contre les exploitants allogènes, ou là où les bénéfices économiques tirés des ressources par les habitants du lieu sont immédiats, l’intérêt de ces territoires de conservation est important, comme cela a pu être démontré notamment dans le cas des réserves extractives du bassin amazonien brésilien (Hecht et al., 1990 ; Friedmann et al., 1993 ; Goldman, 1998). Les résidents et les usagers légitimes des territoires de conservation peuvent aussi accueillir favorablement les politiques qui, dans leurs principes d’aménagement, leur offrent des possibilités d’affirmation de leur identité culturelle, voire leur autorisent une certaine autonomie culturelle. Ils peuvent également bien accueillir les politiques qui réduisent les inégalités socio‐économiques. Les communautés locales et les communes, ou au moins leurs leaders politiques, peuvent ainsi prendre au sérieux leur nouveau rôle de coordonateur dans la conservation des ressources de leurs territoires. Cependant, les impacts négatifs de la fabrication de territoires de conservation et de développement sur les résidents et sur les usagers des ressources sont généralement plus importants que les positifs, du fait de conflits de pouvoir et d’un certain nombre d’abus et d’injustices qui en résultent. Ces constructions territoriales engendrent bien souvent des restrictions d’accès aux entitlements environnementaux et sociaux pour ces résidents et usagers des ressources.
A l’échelle globale, Mac Chapin rappelle que : (1) une grande majorité des projets de conservation et de développement intégrés (en anglais “integrated conservation and development programs” (ICDPs)) sont conçus par les organisations conservationnistes et non par les populations locales ; (2) les programmes sont définis et mis en œuvre par les conservationnistes et non par les populations locales ; (3) les bailleurs donnent l’argent aux organisations conservationnistes pour développer des projets au profit des populations
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locales, mais que ces organisations créent généralement de façon ad hoc des petites structures pour gérer ces projets (Chapin, 2004).
Il faut ajouter à cela que ce type de programmes de conservation et de développement impliquent que les communautés rurales concernées sont tenues d’être capables de suivre des principes et de normes scientifiques de gestion des ressources naturelles, qui sont par définition rarement ‐sinon jamais‐ conçues par les communautés. Pour Piers Blaikie, il y a là une contradiction dans la formulation même de ces programmes, qui est à l’origine d’injustices sociales : la confrontation entre une science formelle avec ses fondations positivistes et l’indépendance entre l’observateur et l’observé d’un côté et de l’autre des savoirs locaux qui sont ancrés dans des histoires environnementales et sociales particulières et continuellement négociées (Blaikie, 2006).
Toutefois, cette relation de pouvoir inégale créée par la prédominance d’un type de savoir sur un autre pour définir l’environnement, les processus qui l’affectent et les tendances en cours peut être palliée sinon gommée par des techniques participatives et inclusives par lesquelles une certaine forme de savoir hybride peut être négociée et mise en œuvre (Batterbury et al., 1997). Malheureusement, il y a beaucoup d’instances où le savoir local n’a pas été capable de négocier sur une base équitable avec le savoir scientifique officiel, mais a été en fait reconfiguré par des tiers, souvent des ONG, qui font, au nom des populations, des choix stratégiques sur le type de savoir local qui doit être entendu et mis en conformité avec les objectifs environnementaux scientifiques du programme (Blaikie et al., 1997 ; Mosse, 2001).
Piers Blaikie n’hésite pas du reste à qualifier les programmes de conservation et de développement intégrés de chevaux de Troie (Blaikie, 2006). Sous couvert d’une gestion décentralisée et d’une plus grande autonomie des communautés dans les décisions, les institutions extérieures aux communautés peuvent fournir des ouvertures et des opportunités à de nouveaux entrepreneurs, locaux ou extérieurs, provoquant ainsi un changement d’échelle de pouvoir qui passe de la communauté aux élites nationales ou régionales, via les courtiers en développement ou affairistes locaux, puis les agents gouvernementaux.
A l’échelle locale, une des erreurs communément faite par les concepteurs des projets de gestion communautaire des ressources est de considérer que ces communautés sont basées
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sur le consensus et la coopération (Agrawal et al., 1999 ; Logan et al., 2002). Les projets négligent bien souvent le fait que les relations sociales au niveau des villages sont basées sur de la compétition et des conflits qui peuvent, incidemment, avoir des impacts négatifs sur l’équité au sein du village et sur l’environnement (Leach et al., 1999), ainsi que l’on a bien pu le démontrer dans le cas de création de territoires “forestiers” au Mali qui ont généré des conflits dans le village de Korokoro (Hautdidier et al., 2004), puis à des conflits inter‐ villageois qui ont conduit à une dégradation de l’environnement (Gautier et al., 2011). De surcroit, ces projets de gestion des ressources aboutissent bien souvent à définir des nouveaux droits d’accès à l’espace, en plus de ceux existants. L’accès aux ressources, qui était flexible et négociable, devient rigide de par ce processus et conduit fréquemment à une mise en danger des droits des pauvres et groupes marginaux, tels que les femmes et les migrants (Gray, 2002).
De plus en plus de travaux s’intéressent désormais au fait que les structures locales, sur lesquels s’adossent les projets de gestion durable des ressources et qui ont été le plus souvent créées de façon ad hoc après un diagnostic pas toujours approfondi, se soucient peu de leur “redevabilité” envers la société locale, de l’équité entre les membres de la communauté et de la participation de tous (Ribot, 1996 ; Neumann, 1997). C’est pourtant un point essentiel de la réussite d’un projet de gestion durable des ressources : qui contrôle l’exploitation, et qui est redevable du contrôle censé garantir une équité dans l’accès et l’usage des ressources ?