conservation et dynamiques écologiques et d’utilisation du sol
3.4. Les territoires de conservation et le désossage de la nature par sa marchandisation
3.4.3. Les instruments de marchandisation de la Nature
3.4.3.2. Les traités et leurs marchés d’engagement contraignants
Si on laisse de côté la Convention sur la Lutte contre la Désertification qui a du mal à s’imposer dans les agendas mondiaux car elle ne concerne qu’une partie de l’humanité et pas la plus influente, les deux autres grandes conventions mondiales ont connu des fortunes diverses, du fait même de la nature de l’objet dont elles tentent de réglementer les échanges à l’échelle mondiale : le carbone et la biodiversité.
Le carbone a d’ores et déjà de nombreux marchés, qu’ils soient d’engagement contraignant aux niveaux des pays ou des régions, en lien avec les grandes conventions des Nations Unies, ou volontaires de “compensation carbone”.
On appellera “marchés d’engagement”, des accords internationaux, des politiques
nationales ou locales contraignant des pays ou des acteurs économiques à réduire leurs émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) et leur attribuant un contingent de droits d’émissions qu’ils ont la possibilité d’échanger. Un objectif d’émission total est fixé et les
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acteurs doivent atteindre cet objectif soit en réduisant leurs émissions, soit en achetant des permis d’émissions à des acteurs ayant réussi à réduire leurs émissions au‐delà de leurs engagements. Le choix s’établit en fonction des coûts de réduction et de la valeur du permis d’émissions (ce système est dit de “cap and trade”).
Pour ce qui est de la biodiversité, sa nature même rend difficile la possibilité d’une gestion marchande généralisée (Godard, 2005) même s’il y a eu des propositions d’envergure visant à tenter de créer un marché où s’échangeraient des actifs reflétant des niveaux de biodiversité : la proposition de (Sedjo et al., 1991), fondée sur les obligations de conservation, et celles de (Panayotou, 1994) et de (Chomitz, 2004) sur les “droits transférables de développement”, citées par (Karsenty et al., 2010).
• Pour ce qui est de la Convention sur la diversité biologique, le traité de référence est récent et il n’est pas encore possible de discuter de son efficacité, sinon qu’il a fallu tout de même attendre la 10ème Conférence des Nations Unies sur la Diversité Biologique (COP10) qui s’est tenue à Nagoya en octobre 2010 pour voir adopter un protocole international sur l'accès et le partage des avantages issus de l’utilisation des ressources génétiques de la planète. Ce protocole, dit “Protocole de Nagoya”, devrait entrer en vigueur avant 2012, et il est présenté comme historique par l'ONU, avec « la création d’un mécanisme multilatéral mondial qui opérera dans les zones transfrontières ou les situations où un consentement préétabli et informé n'a pu être obtenu ». Un million de dollars américains sont promis par Fonds pour l'Environnement mondial (GEF) pour faciliter et accélérer sa mise en place. Ce protocole de Nagoya a permis aux parties de s’accorder sur ces trois points majeurs :
un meilleur accès aux ressources génétiques et un partage plus équitable des avantages issus de leur utilisation (lutte contre la “biopiraterie”) ;
l'adoption d'un plan stratégique 2011‐2020, avec 20 sous‐objectifs quantifiés, dont un objectif de suppression en 2020 des subventions dommageables à la biodiversité ou la création d’un réseau d’espaces protégés couvrant au moins 17% de la surface terrestre et 10% des océans ;
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un accord pour la création d'une plateforme inter‐gouvernementale science‐politique sur la biodiversité et les services écosystémiques IPBES44 (qui sera l'équivalent du
GIEC45 pour la biodiversité).
Du fait de la nature même de la biodiversité, il n’existe cependant pas encore de marchés de type de ceux qui existent pour les permis d’émission de GES, c'est‐à‐dire qui consiste à fixer une quantité limitée par voie réglementaire, à la répartir entre les agents, puis les laisser échanger leurs droits sur un marché ad hoc.
• Pour ce qui est de la Convention‐Cadre des Nations Unies sur les Changements
Climatiques dont les pays participants se rencontrent une fois par an depuis 1995, le traité
international le plus important est le protocole de Kyōto qui vise à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il existe d’autres marchés régulés tel que le système de quotas européens EU – ETS (European Union – Emission Trading Scheme) qui est le plus important marché de carbone du monde tant en valeur qu’en volume46. Mais au niveau mondial, le marché d’engagement contraignant de référence est le protocole de Kyoto. Signé le 11 décembre 1997 lors de la 3ème conférence annuelle de la Convention (COP 3) à Kyōto, au Japon, ce protocole affiche, dans le prolongement de la CCCC, la nécessité de lutter contre les changements climatiques par une action internationale de réduction des émissions de certains gaz à effet de serre, responsables du réchauffement planétaire. Dès le mois de décembre 1997, 180 pays ont signé à Kyoto le protocole. Il est entré en vigueur en 2005, grâce à la ratification du texte par la Russie. Dans le cadre de ce protocole, les engagements souscrits par les pays industrialisés, dits de “l’annexe 1”, sont ambitieux dans la mesure où l’action domestique doit constituer une part significative de l’effort de réduction. Les États Parties doivent faire une évaluation de leur capacité d'une part à produire des gaz à effet de serre (GES), d'autre part à compenser les dites émissions. Ils doivent pour ce faire mettre en place un système national d'estimation tant pour leurs émissions anthropiques par sources que pour l'absorption par les puits de 44 IPBES = Intergovernmental science‐Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services 45 GIEC = Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat (en anglais IPCC = Intergovernmental Panel on Climate Change) 46 On peut toutefois considérer le marché européen ETS comme relevant du protocole de Kyoto car, même si c’est un sous‐système autonome, il adopte les mêmes règles que Kyoto
175 tous les GES non réglementés par le protocole de Montréal. A partir de ce bilan, ils doivent fixer des objectifs de réduction d'émissions de GES. Les 38 pays industrialisés ayant ratifié le protocole s'obligent ainsi à abaisser leurs émissions de gaz à effet de serre dans une première période d’engagement allant de 2008 et 2012 à des niveaux inférieurs de 5,2 % à ceux de 1990, ce que se refuse à faire les États‐Unis qui n’ont pas ratifié le traité. Il s’agit de fait d’un traité juridiquement contraignant sur les réductions des GES, contraintes que les politiciens américains refusent de ratifier du fait de l’impopularité de telles mesures dans leur pays. Cependant, pour faciliter leur réalisation, le protocole de Kyoto prévoit, pour les États Partis, la possibilité de développer entre eux des mécanismes de coopération, dits de “flexibilité” en complément des politiques et mesures qu’ils devront mettre en œuvre au plan national. Trois mécanismes de subsidiarité permettent ainsi aux pays industrialisés de bénéficier de crédits‐carbone résultant d'investissements en technologies propres dans des projets de réduction d'émissions de GES à l'extérieur de leur zone géographique, c'est‐à‐dire dans les pays du Sud. Il s’agit des échanges internationaux de permis d’émission, de la mise en œuvre conjointe et du Mécanisme de Développement Propre (MDP), seul ce dernier concernant les pays émergents ou en voie de développement.
• Le mécanisme des permis d’émission négociables : basé sur le principe de ce qui a déjà été établi aux États‐Unis pour les émissions de SO2 (Dioxyde de Soufre), c’est
une disposition qui permet de vendre ou d'acheter des droits à émettre entre pays industrialisés dit de “l’annexe 1”, ou entre entreprises. Ce système ne permet donc pas aux pays riches d'acheter les éventuelles réductions d'émissions des pays pauvres pour éviter tout effort chez eux. Ce mécanisme revient à créer un marché où s'échangent des droits d'émissions : les pays qui auront su développer une technologie permettant de réduire leurs propres émissions pourront alors vendre un permis (en pratique, il s'agit de quotas), équivalent à cette réduction, aux pays demandeurs en droits d'émissions supplémentaires. Développé à l’initiative des États‐Unis, en échange de la ratification du protocole de Kyoto à laquelle ils ont finalement rénoncé, ce mécanisme de permis d'émission est donc un instrument du libéralisme économique par lequel on transfère des gains supplémentaires des uns
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aux autres, avec une description de la manière dont les réductions d’émission peuvent d'échanger, et dans quelles limites.
• La mise en œuvre conjointe : il s’agit d’un mécanisme permettant à des pays industrialisés de procéder à des investissements visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre en dehors de leur territoire national, afin de bénéficier des crédits d'émission générés par les réductions ainsi obtenues. Les projets permettant de générer ces crédits peuvent être des centrales solaires ou des éoliennes, ou bien encore des plantations contribuant à absorber le CO2.
• Le mécanisme de développement propre (MDP) : il a été créé en 2004 afin de permettre aux pays industrialisés de réaliser leurs objectifs de réduction des émissions en investissant dans des projets de réduction d'émissions de GES dans les pays du Sud, en voie de développement ou émergents. C’est un mécanisme qui répond aux besoins de financement de ces pays pour un développement économique adoptant des méthodes de production plus “propres”. Le mécanisme MDP génère des crédits d’émission sur la base de projets d’investissement dans un pays du Sud. Ces droits peuvent être stockés ou échangés et doivent faire l’objet d’un partage entre l’investisseur étranger et le pays ou le partenaire hôte.
Les projets MDP, dont la nature reste à préciser et qui sont le fait d’investisseurs publics ou privés, déterminent des réductions d'émissions de gaz par rapport à une situation de référence (en anglais baseline). Ce scénario de référence représente, de façon raisonnable, les émissions de GES qui auraient eu lieu si le projet MDP n’était pas mis en œuvre. Il doit tenir compte des émissions de tous les gaz considérés par le Protocole de Kyoto, et des secteurs et des sources d’émissions comprises dans les frontières du projet. Cette baseline est établie par le développeur du projet, de manière transparente, en tenant compte des incertitudes, et sur une base projet‐par‐ projet47. Le choix d’un scénario de référence doit tenir compte des politiques et des circonstances nationales et sectorielles (réformes, etc.), comme de la situation économique du secteur concerné par le projet.
On dira d’un projet MDP qu’il est “additionnel”, si les émissions de gaz à effet de serre résultantes sont inférieures à celles qui seraient survenues en l’absence du
47 On définit une situation de référence spécifique à chaque projet, par rapport à laquelle on évalue l’activité
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projet (art. 12 du Protocole de Kyoto). L’additionnalité est jugée par la confrontation des émissions générées par le projet en question aux émissions du scénario de référence (ajustées par les fuites possibles, i.e. les émissions dues au projet MDP, mais survenues en dehors de ses frontières). Mais à cette additionnalité environnementale peut également s’ajouter des interrogations sur l’additionnalité financière des projets MDP qui vise à déterminer si l’investissement aurait été réalisé s’il n’y avait pas la perspective d’obtenir des crédits d’émission.
Le MDP est le seul mécanisme issu du protocole contraignant de Kyoto qui permette des échanges marchands entre pays du Nord et du Sud à propos de la Nature. Cependant, cet outil n’a pas eu la même portée partout dans les pays en développement. D’une part, le MDP requiert une procédure de montage et d’enregistrement qui est très complexe. D’autre part, il est plus facile à mettre en œuvre avec des pays émergents (Inde et Chine qui captent 70% environ des projets MDP), avec une industrialisation ‐et son corolaire de pollution‐ croissante et où les investissements dans des projets de réduction des émissions de GES peuvent obtenir des résultats plus rapidement que dans les pays en voie de développement, et notamment en Afrique. Le PNUE a ainsi annoncé en mars 2010 que sur près de 5.000 projets MDP en cours ou en stade de validation dans le monde48, seuls 122 projets concernent le continent africain qui reste donc largement à la traine du MDP malgré une certaine accélération des projets, puisqu’en 2007, on ne dénombrait que 42 projets MDP en Afrique.
Pour ce qui concerne plus directement l’utilisation des terres et les activités de boisement/reboisement, le bilan de MDP en Afrique est encore plus ténu, alors que la part des émissions GES engendrée par ces activités est estimée à 60% et qu’il y a là un fort potentiel de réduction des émissions de GES. Malgré la croissance rapide du marché de carbone, les transactions MDP en Afrique subsaharienne et particulièrement les projets AFAT (Agriculture, de Foresterie et d'autres Affectations des Terres), restent négligés par les investisseurs commerciaux en raison des coûts et des risques de transaction élevés ainsi que de l’insuffisance des cadres institutionnels. De plus, les règles spécifiques adoptées pour les projets AFAT dans le cadre du MDP, ainsi que du système européen d'échange de quotas d'émissions, sont également moins favorables pour ce type de projets. Les organes de
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régulation de la Convention Climat ont en effet préparé des lignes directrices pour évaluer simultanément l’additionnalité et le scénario de référence dans le cadre du MDP (l’absence d’additionnalité étant souvent générée par des scénarios de référence inappropriés) ; et l’utilisation assez stricte de cette clause dans le cadre du MDP “boisements et reboisements” a conduit à exclure la plupart des projets de boisements industriels du bénéfice de l’enregistrement au MDP (moins de 1% des projets MDP sont des projets forestiers “boisements et reboisements”). Pour toutes ces raisons, très peu de projets MDP relatif à l’utilisation des sols et au boisement/reboisement ont vu le jour en Afrique.
Parmi ces projets, on peut en relever deux, un en Ethiopie et un autre en Ouganda. En Ethiopie, le projet Humbo de régénération naturelle assistée a permis à ce pays de devenir le premier État africain à inscrire un projet de reforestation à grande échelle dans le cadre du MDP en restaurant 2.700 ha de “terres dégradées” sur les hautes terres du Sud‐Ouest. L’inscription de ce projet en 2010 par les Nations Unies dans le cadre MDP devrait permettre la vente de 338.000 tonnes métriques équivalent CO2, dont 165.000 seront achetées par le
BioCarbon Fund, qui est un fonds spécialisé de la Banque Mondiale abondé par des fonds publics et privés et ayant pour vocation d’acheter des crédits carbone. La Banque Mondiale étant par ailleurs un des promoteurs du projet Humbo, la neutralité de la Banque Mondiale pose question. En Ouganda, le projet de reboisement du bassin du Nil (Nile Basin Reforestation Project) mise en œuvre par l’autorité nationale forestière (National Forestry Authority) et les communautés locales va leur permettre d’obtenir des revenus du BioCarbon Fund en échange de la plantation de pins et d’espèces locales dans la Rwoho Central Forest Reserve. En revanche, en Afrique Sahélienne, il n’existe aucun MDP relatif à l’utilisation des terres et au boisement/reboisement et très peu de façon général.
C’est dans ce contexte de grande rareté des projets MDP basés sur les changements d’utilisation des terres en Afrique, qu’a été développé le projet CASCADe coordonné par le Programme Environnement des Nations Unies (PNUE) et réalisé conjointement par le Centre Risoe du PNUE, le CIRAD, ONF International, ERM et Winrock International. Ce projet a précisément pour objectif de développer l'expertise africaine en matière de génération de crédits carbone dans les secteurs de l'agriculture, la sylviculture et la bioénergie. Le programme apporte son aide à des projets pilotes, dans sept pays, et dans les secteurs tels que les plantations à objectif commercial, le reboisement communautaire et les
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agrocarburants. Ces projets pilotes visent à créer de nouvelles opportunités pour la participation du continent africain dans le MDP et le marché de la compensation, en développant notamment un réseau d'experts pour l'assistance technique, et la création de liens commerciaux et en fournissant, par ses résultats, des contributions au débat politique sur la seconde période d’engagement du Protocole de Kyoto (“post 2012”) sur les modalités d'accréditation de la déforestation évitée et la dégradation des terres comme projets MDP. Le CIRAD étant impliqué dans ce projet CASCADe, il sera intéressant de suivre ses résultats et notamment son impact en termes de montage de projets MDP “utilisation des terres” en Afrique, sachant que le paysage des marchés du carbone est en perpétuelle évolution et que la deuxième phase d’engagement du protocole de Kyoto est encore en négociation.
Il est intéressant de noter à ce propos que, dans les deux exemples de MDP forestiers africains sus‐cités, en Ethiopie et en Ouganda, le bailleur principal est le BioCarbon Fund qui, avec d’autres organisations, considère que les règles et régulation actuelles du protocole de Kyoto et du EU‐ETS sont trop restrictives (ce qui n’est pas une surprise pour une organisation liée à la Banque Mondiale), excluant ainsi une large proportion des pays en voie de développement de l’accès aux marchés du carbone, alors que le BioCarbon Fund considère pourtant ces marchés comme une opportunité sans précédent de lutter contre la pauvreté et de stabiliser les économies rurales. Pour contourner cette difficulté, si le BioCarbon Fund achète des crédits carbone issus de projets de boisement et de reboisement MDP, il en achète aussi de projets hors mécanisme MDP, tels que les projets qui visent à Réduire des Emissions issues de la Déforestation et de la Dégradation des forêts (REDD) ou ceux qui visent à accroitre la séquestration de carbone dans les sols grâce à une amélioration des pratiques culturales. De façon beaucoup plus générale, avec les difficultés qu’il y a à s’entendre entre pays pour aboutir à un accord contraignant impliquant l’ensemble des pays de la planète, difficultés mises en évidence par la conférence de Copenhague en 2009 et l’enlisement des négociations internationales, tout semble indiquer que nous allons vers un régime climatique post‐Kyoto où la régulation centrale et contraignante cèdera le pas à une logique d’“autorégulation” par les marchés volontaires, les accords bi ou multilatéraux avec des fonds d’aide à la réduction des émissions de GES, que ce soit au niveau national ou infra‐
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national, fonds qui pourraient être alimentés par des dons ou par des taxes, telles que celles sur les billets d’avion.