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Territoire et géographie de la mémoire sacrée

Selon le mythe fondateur (chapitre V.C.2), le poisson sacré Tanze, porteur du secret, a été capturé par Sikán sur les rives de la rivière Oddán qui sépare les territoires respectifs des tribus Efis et Efós. Ce lieu d'origine est situé en Afrique et, élément unique dans l'histoire des religions d'origine africaine en Amérique, cet emplacement sacré est représenté graphiquement sur des cartes que certains adeptes dessinent. Ces cartes symbolisent généralement la rivière sacrée Oddán qui serpente entre deux principaux territoires ethniques où la société secrète place son empreinte (Routon, 2005: 372). Ainsi, l'espace du mythe reproduit un espace culturel qui condense le passé, le présent et le futur et permet ainsi d'incarner la « géographie de la mémoire sacrée » selon le concept de Sosa Rodriguez (1982). En effet, le mythe et le rituel abakuá s'inscrivent dans une géographie tangible et référencée, reproduisant la rivière d'origine, le palmier, l'arbre fromager et les lieux qui jalonnent le mythe fondateur (Usagaré, Becura Mendo, etc.), noms d'ailleurs repris au moment de nommer les jeux abakuás. Cette représentation mystique traduit à la fois un ancrage géographique dans le présent et un certain rapport au passé. Ainsi que le relève Routon, l'existence de ces cartes mystiques, en dépit de leur simplicité, est unique dans les cultures de l'Atlantique Noire et suggère que la géographie de la mémoire sacrée n'est pas seulement un puissant vecteur de mémoire collective mais aussi une expression de « mobilité enracinée » soit une identification à la fois à un passé africain mythique et à des localités cubaines particulières.

Abakuá ritual praxis simultaneously attempts to forge a sense of belonging to an imagined « African » homelands and to the very real urban Cuban landscape. In doing so, it locates itself both within the African diaspora and the official geopolitical borders of the state. (2005: 372).

En définitive, la réactivation du mystère d´Ekue par la mise en scène du rituel initiatique n´est autre qu´une réappropriation symbolique de l’espace sacré et une réinscription du mythe d’origine dans la géographie cubaine. Chaque rituel comporte des éléments topographiques

incontournables, la ceiba (arbre fromager), le ruisseau, le palmier, représentations paradigmatiques des lieux sacrés d’Afrique qui reproduisent sans cesse le mythe d’origine et permettent la naissance de nouveaux adeptes. La notion de territoire dans le sens de possession et appartenance à un lieu géographique revendiqué est essentielle.

Par le biais des signes graphiques, l’Abakuá retranscrit alors son univers mythique et rend possible la réactivation du mystère d’Ekue. Tracée à la craie sur le sol, les arbres, les portes des temples ou le front des adeptes, cette forme d’écriture codée introduit une nouvelle dimension spatiale et permet de transcender les obstacles naturels de la géographie cubaine et d’abolir la distance entre l’Afrique et Cuba. Ce marquage symbolique de l’espace permet aussi d'identifier les puissances entre elles, à la manière des tags ou graffitis. Le lieu marqué par ces signes est propriété abakuá et renferme un pouvoir en soi, activé par le signe. La dimension spatio-temporelle redevient l’espace d’une cérémonie celle du mythe d’origine.

Figure 16 : Un jeune initié trace les signes à la craie sur le corps d'un indíseme (Photo Felipe Baró Díaz)

Au final, mes analyses m’ont amené à distinguer deux types de territorialité au sein de la société secrète abakuá. D’une part, la territorialité liée au lieu géographique d’implantation, à l’aire d’influence, aux lieux de cultes et autres endroits sacrés que j’appelle « territoire

physique » qui prend le relais du mythe fondateur et s'inscrit dans un support matériel et géographique. D’autre part, le « territoire diffus » c’est-à-dire le territoire interactif et symbolique, qui désigne toutes ces pratiques qui transcendent la simple réalité havanaise et forment une communauté d’adeptes au-delà du cadre matériel. Cette notion englobe des pratiques telles que le salut rituel dans la rue, les signatures sacrées ou encore l’usage d’un langage hermétique pour se reconnaître, d'une certaine gestuelle qui caractérise l'appartenance à cette société secrète. Ce territoire diffus est transposable et fluctuant mais La Havane en tant que cadre urbain a permis la survie du culte abakuá ainsi que sa propagation, si bien que l’esclave y a transplanté son espace sacré et sa cosmogonie. En effet, aucune puissance abakuá ne peut naître hors de Cuba, dès lors considérée comme terre des ancêtres dont émane un pouvoir mystique. Les raisons de cet interdit rituel seront évoquées plus précisément au chapitre VII.H et reposent essentiellement sur une volonté de contrôle des individus de la part du collectif dirigeant ainsi que sur certains arguments religieux qui préconisent que le tambour sacré Ekue perd son efficacité au passage de l’océan.

Il est possible d’étudier l’origine et l’expansion du ñañiguisme à partir du développement urbain et de l’accès au marché de l’emploi. Lorsque La Havane est devenue trop petite à cause de l’explosion démographique, il fallut occuper de nouveaux terrains hors des murailles de la ville. Ainsi l’urbanisation de la capitale allait de pair avec les difficultés rencontrées par les abakuás pour mener à bien leurs cérémonies. D’une part, il fallait respecter les conditions minimales du rituel à savoir des éléments fondamentaux tels que le palmier, la ceiba, le ruisseau (éléments difficiles à trouver dans un cadre très urbanisé) et d’autre part, les autorités coloniales maintenaient à distance les pratiques religieuses africaines et tentaient de les éloigner du centre-ville. Face à ces difficultés, il fallut donc investir de nouvelles zones et de nouveaux quartiers. Au début des années ‘60, des temples furent construits en-dehors du centre-ville. À cause des nécessités topographiques du rituel, ce sont toujours des zones distantes, dans des quartiers dits marginaux (Marianao, los Pocitos) et ceci agrandit la distance avec le quartier d’origine. Si l’on relève sur un plan de la ville l’emplacement des temples abakuás, on constate qu’ils se situent tous dans les limites du tissu urbain, souvent aux abords de terrains vagues ou de rivières, dans des zones réputées marginales, alors que les lieux d’origine des puissances se situent dans les quartiers historiques havanais tels Cayo Hueso, Atarès, el Cerro ou encore Jesús María. Les zones abritant des temples (une quarantaine) sont toutes éloignées du centre-ville. Il y a environ 15 temples à Guanabacoa, 6 à Regla, 7 aux Pocitos de Marianao, 2 à Pogolotti, 4 à San Miguel del Padrón, 1 à la Lisa, 1 à

Parrágas pour une centaine de jeux. (Voir annexe : carte de La Havane, emplacement et recensement des temples).

Figure 17 : Carte de La Havane et zones abakuás en rouge

Par sa pratique sociale et religieuse, l’Abakuá se réapproprie symboliquement un espace rituel qu’il étend à son espace urbain, réinterprétant le mythe des origines et le réactivant sans cesse selon de nouveaux paramètres tant physiques que sociaux. C’est ce qui a permis sa survie en tant que société secrète à fondement religieux. La notion de territoire transcende le simple cadre matériel et le signe graphique réactive l’espace sacré des origines qu’il investit de sens social. Être abakuá implique non seulement une fidélité à Ekue, le fondement religieux, mais aussi et surtout à tous les ecobios, les frères de jeu qui créent une communauté d’adeptes et un réseau social en marge du système officiel. C’est ce territoire immatériel, le « territoire diffus », social et symbolique à la fois qu’il est intéressant d’explorer pour une interprétation des paramètres identitaires des abakuás et leur insertion dans la société cubaine ou au-delà des frontières nationales.

Figure 18 : Tatouage (Photo Géraldine Morel)

V.

Construction de la masculinité et mise en scène de soi

Dans cette partie de ma recherche, je vais analyser l'initiation abakuá en tant qu'adhésion au système de valeurs du milieu populaire havanais – l'ambiente – et montrer que ce rite de passage entre l'adolescence et l'âge adulte procède d'une construction de la masculinité de type machiste. Une mise en scène de soi très codifiée qui fait partie intégrante d'une modalité identitaire abakuá se « performe » au moment des plantes sous les yeux d'un public averti et critique. Les interactions verbales et physiques qui s'y échangent servent à bâtir ou à défaire une réputation dont la virilité est l'enjeu ultime. Au-delà d'une motivation d'ordre religieux ou spirituel, ce capital social et symbolique est la motivation première des indísemes qui postulent, espérant ainsi obtenir une reconnaissance sociale du quartier où ils évoluent. La masculinité est une ressource identitaire forte pour pouvoir se positionner dans l'espace social des barrios (quartiers) havanais, qu'il s'agisse des relations de genre, des relations de pouvoir entre pairs ou encore de l'articulation délicate entre « race92 » et genre dans la société cubaine actuelle93. Je procède de manière graduelle, analysant dans un premier temps la relation entre l'individu et l'institution abakuá à travers le jeu qu'il choisit, puis la relation entre l'individu et ses frères de jeu, ses ecobios, pour une construction rivale de la masculinité dans l'espace public, et concluant sur la relation de l'individu avec l'altérité définie comme radicale dans l'univers de sens abakuá, soit les femmes et les homosexuels masculins, ce qui permet une construction identitaire en miroir selon le jeu des contraires. Le corps des uns et des autres est l’instrument qui matérialise au quotidien cette attitude en la reliant à un engagement religieux. C’est ainsi ce corps masculin dans ses diverse postures qui révèle l’appartenance abakuá et la réinterprète individuellement face au collectif des hommes.

92 Je choisis de conserver l'usage du terme « race » car il fait partie intégrante d'une problématique récurrente aux sciences sociales cubaines et est mobilisé par les acteurs sociaux eux-mêmes. Je l'utilise non pas dans une perspective biologisante mais avec le sens de « perception raciale ».

93 En effet, l’analyse de la construction de la masculinité doit prendre en compte les multiples interactions des hommes avec certains types de femmes et divers types d’hommes soit les différents genres produit dans la société à un moment donné. Les expériences de genre des hommes ne sont pas déterminées uniquement par leur sexe, mais aussi par la place qu’ils occupent au sein de cette société en fonction de leur génération et de leur catégorie sociale (Viveros Vigoya, 2001: 256).