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De la pathologie à la fascination : parcours bibliographique

Malgré la popularité de ses représentations folkloriques (danses, chants et mise en scène de la figure de l'íreme61, personnage masqué encapuchonné, dans des spectacles grand public62) ainsi que l'attrait qu'elle a suscité en raison du caractère ésotérique de ses pratiques, la société secrète abakuá reste une composante religieuse encore peu ethnographiée et étudiée par les anthropologues.

Figure 5 : Íremes lors de la procession aux Pocitos (Photo Felipe Baró Díaz)

Selon Rogelio Martinez Furé (Fernández, 1998: 13), folkloriste et fondateur du Conjunto Folklórico Nacional de Cuba (Ensemble Folklorique National de Cuba), l'Abakuá est l'un des phénomènes culturels les moins connus et les plus diffamés, malgré son importante

61 Pour une analyse de la fonction de l’íreme, voir chapitre VIII sur le corps.

62 Il est fréquent de voir un íreme dans des spectacles de rumba destinés aussi bien aux touristes qu'aux Cubains, par exemple lors du spectacle de rumba de l'UNEAC (Union des Ecrivains et Artistes Cubains) ou encore au Palenque – lieu de loisirs – le samedi.

contribution à la culture cubaine, notamment à la musique et à la danse63 (Miller, 2000 ; Torres Zayas, 2006). Les premiers écrits produits sur le sujet sont d’ailleurs apparus dans des chroniques policières faisant état de la dégradation morale des initiés, érigés en symboles de la barbarie. De ce fait, le gouverneur Alejandro Rodriguez Batista rédige en 1881, un historique de l'Abakuá et une description de certaines pratiques cultuelles. Ce personnage, soupçonné d'avoir lui-même été initié (Roche y Monteagudo, 1908), a procédé à la confiscation de nombreux attributs sacrés lors de rafles de police. Cette véritable « chasse aux sorciers » avait pour but final l'extirpation du patrimoine matériel abakuá et donc l'extinction à court terme des pratiques64.

En 1882, José Trujillo y Monagas, fonctionnaire de police dévoué à traquer et éradiquer le ñañiguisme65 est atterré par l'entrée des blancs dans la société secrète abakuá. En termes évolutionnistes, ces abakuás blancs reculent sur l'échelle de la civilisation et pervertissent leur race au contact des noirs. Son ouvrage Los criminales en Cuba (1882) est un plaidoyer pour la suppression d'une criminalité urbaine engendrée dans les basses couches de la population et dont les religions afro-cubaines seraient le vecteur.

Durant les guerres d'indépendance (1870-1898) et suite à l'abolition de l'esclavage en 1886, la société secrète abakuá va être condamnée officiellement et déclarée illicite par le gouvernement. Dans les premières décennies du 20ème siècle, non seulement le ñañiguisme était considéré comme une « mafia noire » mais aussi comme un agent pathogène qui contaminait la société et qu'il s'agissait d'éliminer au plus vite pour accéder à la modernité de l'État-nation (Brown, 2003: 130). Cette période qui marque la création de la nation cubaine et son indépendance toute relative est dominée par une volonté civilisatrice. L'Afrique de l'esclavage fait partie d'une histoire douloureuse et d'un passé honteux contre lequel il faut lutter afin de pouvoir rivaliser avec l'Europe ou le voisin d'Amérique. Dans cette logique, l'Abakuá représente une négritude dont la nation cubaine en devenir souhaite se débarrasser. Des hommes noirs réunis sous la bannière du secret, issus de la pègre urbaine et qui

63 La rumba, danse populaire cubaine par excellence, est fortement influencée par la rythmique abakuá et la gestuelle de l'íreme.

64 Ekue le tambour sacré est indispensable à toute initiation. Sa destruction empêche une puissance de

réaliser des cérémonies.

65 Le terme « abakuá » vient d'abakpa, terme qui désigne les Ejagham du Calabar. Quiñones (1996: 14) décompose le mot en abak (premier) et kwa (habiter) donc abakuá signifie « les premiers habitants ». Selon Miller (2009 : 3), le terme vient de la communauté Abakpa de Calabar, capitale historique du Cross River. L'apellation ñañigo serait connotée péjorativement et signifierait « misérable ». Ortiz (1993: 395) l'associe au terme bantú « ngo » soit léopard et à « ñaña » : imposteur (voir León, 1972: 130). Actuellement, il existe une nette volonté de la part des initiés de se distancer de l'appellation ñañigo.

perpétuent des rites d'un autre temps représentent un danger potentiel que le gouvernement doit à tout prix contrôler et évincer.

Dans son recueil La Policia y sus misterios en Cuba (1908), Roche y Monteagudo, employé sous les ordres de Rodriguez Batista, convertit le ñañigo en emblème de tous les dysfonctionnements de la société cubaine :

Puisque leurs agissements sont de notoriété publique, notre travail consiste, par des moyens adéquats, à procéder à l'extinction complète du ñañiguisme qui a nui et continue du nuire grandement à notre culture (1908: 17, ma traduction).

La notion de culture, dans ce cas précis, est liée à celle de civilisation et relègue les pratiques religieuses afro-cubaines au rang de superstitions honteuses et malsaines, ainsi que le relèvent de manière redondante les intellectuels et fonctionnaires de l’époque.

Israel Castellanos, médecin légiste cubain, publie en 1916 La brujería y el nãñiguismo en Cuba de un punto de vista medico-legal. Obsédé par le stigmate du sorcier et du ñañigo, Castellanos recense des traits physiques propres aux délinquants et aux déviants de toute sorte, dans une logique d'anthropologie criminelle qui établit des liens manifestes entre apparence physique et criminalité ou vice. Une description physique minutieuse y décrit l'homme abakuá comme un être perverti et dégénéré qui doit disparaître. Alcoolique, violent, l'abakuá est « un véritable microbe du monde criminel » (Castellanos, 1916: 46, ma traduction).

L’un des premiers intellectuels cubains à se pencher sur cette modalité de culte est Fernando Ortiz66 en 1906 dans Los negros brujos (Ortiz, 1995), toujours dans une perspective d'ethnologie criminelle qu'il abandonnera cependant par la suite. Cesare Lombroso67, père de l'anthropologie criminelle, ami et professeur d'Ortiz en écrira même le prologue. Malgré des recherches approfondies sur le sujet, Ortiz ne complétera pourtant jamais une série consacrée à la pègre afro-cubaine – Los negros brujos, Los negros esclavos, Los negros horros (resté au stade de projet), Los negros curros – par un dernier volume intitulé Los negros ñañigos qui devait être consacré entièrement à l'Abakuá68. Rectifiant par la suite son angle d’analyse au

66 Ortiz (Miller, 2009: 9) s’est intéreressé à l’Abakuá pour la première fois lors d’un voyage à Madrid oû il a eu l’occasion de contempler quelques objets rituels confisqués par Rodriguez Batista et exposés au musée d’Ultramar.

67 Le travail de Lombroso (1887) stipule que les criminels présentent un plus grand nombre d'anomalies physiques et mentales que les non-criminels. Repérer ces anomalies consiste à enrayer la criminalité. 68 La plupart de ses notes ont été conservées à la Bibliothèque Nationale de La Havane et exploitées par

profit de recherches approfondies sur la thématique religieuse afro-cubaine, il n’aura jamais le temps de réunir ses nombreuses notes sur l’Abakuá en un seul ouvrage.

Dans la seconde phase de son oeuvre, après avoir développé le concept de « transculturation » et d' « ajíaco69 », Ortiz se consacre à une étude minutieuse des formes culturelles afro-cubaines et procède à des descriptions des principales formes de cultes présents sur l'île. L'Abakuá devient alors une source d'intérêt légitime qu'il compare aux mystères d'Eleusis en Grèce. Los bailes y el teatro de los negros en el folklore de Cuba ([1951] 1993) contient une description de « la tragédie ñañiga » de sacrifice du bouc et d'initiation des hommes. Los instrumentos de la música cubana (1954), ouvrage d'organologie des instruments de musique afro-cubains, décrit les pratiques abakuás par le biais de la culture matérielle musicale. L'anthropologue cubain s'inspire des cultures antiques pour donner ses lettres de noblesse à une modalité religieuse pourtant décriée. L'entreprise est certes honorable, même si la Grèce antique reste à mille lieues de l'esthétique et des logiques abakuás. Malgré tout, Ortiz reste un pionnier dans son approche descriptive et respectueuse du phénomène rituel.

Néanmoins, du point de vue des acteurs sociaux concernés et des spécialistes du sujet, l'oeuvre de Lydia Cabrera – El Monte ([1954] 1983), La sociedad secreta abakuá narrada por viejos adeptos (1958), Anaforuana, rituales y símbolos de la iniciación en la sociedad secreta abakuá (1975) et La lengua sagrada de los ñañigos (1988) – est la plus complète à ce jour. Laissant libre cours à la parole débordante de ses informateurs, l'anthropologue cubaine belle-soeur de Fernando Ortiz, nous livre un témoignage précis sur les pratiques cultuelles, la liturgie, la mythologie et le rituel abakuá. En 1958, la parution de l'ouvrage de référence La sociedad secreta abakuá narrada por viejos adeptos cause des remous dans les rangs abakuás. Comment cette femme, lesbienne et blanche de surcroît, a-t-elle obtenu ses informations ? La particularité de l'écriture de Lydia Cabrera tient surtout à la proximité qu'elle entretient avec ses informateurs et à une posture épistémologique remarquable pour l'époque dans laquelle elle s'inscrit. Seul le discours des acteurs sociaux est pris en compte et livré sans retouche au lecteur, dans un foisonnement d'informations diverses. Exilée à Miami, Cabrera publie en 1975 à Madrid Anaforuana, un recueil de graphiques abakuás qui contient

69 L 'ajíaco est un plat typiquement cubain qui mixe toutes sortes d'ingrédients (viandes, féculents, légumes) cuits à feu doux pendant des heures. Par conséquent, chaque ingrédient se fond dans la masse, finit par absorber les autres et le résultat final n'est pas définitif, la cuisson continuant de modifier la texture du plat. Ortiz en a fait le symbole du métissage.

la description minutieuse d'une cérémonie initiatique. La somme d'informations fournies par les recherches de Cabrera en font, aujourd'hui encore, une référence incontournable du phénomène religieux abakuá.

À partir du triomphe de la Révolution, les recherches menées sur l'Abakuá à Cuba vont prendre deux directions antagoniques et pourtant complémentaires. D'une part, l'athéisme scientifique et la théorie de l'Homme Nouveau prônée par Che Guevara s'accommodent mal de croyances qui, comme à l'époque de l'indépendance de Cuba, menacent l'intégration des citoyens cubains au programme étatique. Sotonavarro (1972) pense que le développement socio-économique et l'augmentation du niveau culturel auront raison de ce type de formation sociale. Il faut épurer ces formes religieuses de tout ce qui peut contribuer au maintien de « coutumes et critères étrangers à la vérité scientifique » (Abascal López, 1985: 59, ma traduction). Annonçant la disparition rapide de ce type d'institution en raison des changements sociaux provoqués par la Révolution, ces auteurs en relèvent généralement « la beauté poétique qui se maintient » (Martinez Furé, 1965: 42, ma traduction). En 1977, le roman de Manuel Cofiño López Cuando la sangre se parece al fuego décrit les tribulations de Cristino Mora, abakuá dont la grand-mère est santera et qui a vécu dans un solar jusqu’à l’avènement de la Révolution. Sa participation à la guérilla fait de lui un révolutionnaire engagé et convaincu qui obtiendra finalement un poste important au Ministère de l’Industrie. Il est érigé en symbole de l’Homme Nouveau noir qui renie ses anciennes idoles et s’intègre à la société en devenir avec succès. Dans le même état d’esprit, Sosa Rodriguez dans le prologue de Los Ñañigos – ouvrage complet sur le sujet – explique que cette étude est urgente « avant une disparition définitive des sociétés secrètes anachroniques dans une société communiste » et qu'il faut « s'inspirer de leur grande richesse comme éléments constitutifs de l'histoire et la culture nationales » (1982: 15, ma traduction). D'autre part, l'exaltation du patrimoine culturel afro-cubain passe par une folklorisation de ses pratiques culturelles et entraîne la publication de travaux historiques ou descriptifs sur ces modalités de culte (voir Urfe, 1961 ; Deschamps Chapeaux, 1967 ; Díaz Fabelo, 1970 ; León, 1972 ; Chao Carbonero, 1979 ; Sosa Rodriguez, 1984 ; Moliner, 1988 ; Castellanos, 1992 ; Guanche Pérez, 1997 ; Balbuena Gutierrez, 1996). Les pratiques abakuás y sont abondamment décrites mais peu analysées en raison des enjeux sociaux sous-jacents. Si l'apport de la société secrète abakuá à la culture nationale cubaine est mis en avant, il s'agit d'une approche historique qui ne considère en aucun cas la situation actuelle et l'insertion de ces pratiques au processus révolutionnaire. Mise à distance du monde moderne dans son ensemble, l'Abakuá devient un

phénomène folklorique dont l'esthétique reste valorisée en dépit d'une condamnation morale de la part de la société cubaine en général qui continue d'y percevoir une criminalité latente et la valorisation d'une forme de violence urbaine.

Figure 6 : Spectacle folklorique au Palenque-La Havane (Photo Géraldine Morel)

Soucieux d'inverser cette tendance, certains travaux récents tendent à redorer le blason d'une institution discriminée et stigmatisée (Quiñones, 1996 ; Torres Zayas, 2006, 2010 ; Pérez Martínez, 2006) sans pour autant revenir sur la position ambiguë de l'Abakuá au sein du processus révolutionnaire. Ils relèvent les injustices et calomnies dont ont été victimes les initiés mais sans pour autant aborder l'époque actuelle dans toute sa complexité.

En dehors de Cuba, les études récentes menées sur le sujet restent peu nombreuses malgré un attrait évident pour ce type de formation sociale. L'oeuvre très complète de Brown (2003) et son approche de l'esthétique des objets de culte, de leur système de transmission de même que le rôle joué par l'Abakuá dans une perspective historique et culturelle est une analyse pertinente et détaillée de l'institution. En analysant l'impact de l'Abakuá sur le domaine artistique cubain, du peintre costumbriste Landaluze jusqu'aux tableaux de Lam, Brown montre que la position occupée par le ñañigo dans la société cubaine selon les époques est le reflet en grande partie de la relation complexe qui lie cette même société à son passé esclavagiste. Palmié (2006, 2007, 2010) va se pencher sur l'inscription spatiale des pratiques et croyance abakuás ou encore sur la généalogie et les relations des groupes entre eux. Il questionne l'ethnicité et ses négociations selon le système esclavagiste ainsi que le lien qui

unit la société secrète Ekpe et l’Abakuá. Miller dans Voice of the leopard. African secret societies and Cuba (2009) pour sa part, aborde le sujet dans une perspective historique, depuis l'apparition de la première loge à Regla en 1836 jusqu'à l'influence de l'Abakuá sur la musique populaire cubaine. Il analyse le contenu des chants, la symbolique du mythe ou encore le sens des paroles rituelles, puis clôt sur un épilogue qui ouvre les portes d'un dialogue transatlantique entre des abakuás cubains exilés aux États-Unis et des représentants des loges Ekpe du Calabar, lieu d’origine des pratiques abakuás, situé entre le sud-est du Nigeria et le sud-ouest du Cameroun.

Comme je l’ai relevé, les chercheurs en sciences sociales, fascinés par la complexité du système rituel abakuá et la symbolique qu'il manipule, ont focalisé la plupart de leurs travaux soit sur l'institution en soi – origine, fonctionnement – soit sur la liturgie et son esthétique. Ces travaux, en laissant de côté une ethnographie des échanges sociaux en cours dans l'espace religieux abakuá, mettent l'accent sur des aspects « plus prestigieux » du culte. Le rituel initiatique ou encore l'émergence des premiers jeux dans la baie de La Havane semblent plus dignes d'intérêt que des bagarres au couteau, des insultes ou des intrigues dans les bas-fonds de la capitale cubaine. En cela, ces analyses ne rendent pas totalement compte d'une actualité des pratiques et des enjeux sociaux intenses qui motivent les candidatures. Ce biais méthodologique peut s'expliquer en grande partie par le choix des initiés qui ont servi d'informateurs : il s'agit souvent de plazas réputés, fins connaisseurs des modalités rituelles, de l'histoire de leur institution et soucieux de l'image de marque de leur corporation. Ce parti pris n'est cependant pas celui de la majorité des membres et encore moins des jeunes initiés. Ma posture méthodologique vise donc à replacer l'individu et ses stratégies identitaires au coeur du questionnement anthropologique. En effet, de manière assez étonnante, bien que conscients du milieu social dans lequel cette société secrète évolue, les chercheurs en sciences sociales ont très peu abordé le concept de violence ou encore d'hypermasculinité. Afin de démontrer l'importance et l'intérêt de l'Abakuá dans la société cubaine et donc de renverser le stigmate que cette institution secrète traîne depuis sa fondation, certains scientifiques pèchent par excès inverse, voulant à tout prix en donner une image respectable et occultant par conséquent des aspects plus problématiques. Dans une perspective dynamique, ma recherche montre comment se construit et se négocie une identité abakuá dans le milieu populaire havanais en partant d'une approche interactionniste. C'est justement dans une sociabilité masculine avec les ecobios que fait sens l'affiliation religieuse abakuá. Néanmoins, afin de pouvoir comprendre les tenants et aboutissants d'une identité religieuse

abakuá dans l'espace social havanais, il est nécessaire de connaître l'origine et le fonctionnement de cette société secrète de type associatif.