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Terre et mer

Dans le document LES DIEUX (Page 90-95)

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On est amené à penser que les premières villes furent maritimes. C'est que la provision y afflue toujours. Les moissons du marin poussent toutes seules et reviennent d'un jour à l'autre. D'où un espoir démesuré. La pêche miraculeuse est le type des miracles qui ne sont point miracles. D'un autre côté l'impor-tance des outils, hameçons, crocs, filets, bateaux, rames, voiles, dut former là une raison ouvrière, et purement urbaine, car le sillon ne reste point sur la mer. L'opposition serait donc mieux marquée, dans ce genre de vie, entre la nature violente et l'abri humain. Dans l'action de conquête, le danger est toujours d'un instant. Et je pense, d'après les contes, qu'il y eut toujours plus de prodiges dans les terres lointaines que sur les mers. L'eau est monotone, et de puissance réglée, comme le rivage le montre, et le fluide visible ôte tout mystère aux changements. C'est devant le fluide balancé, soulevé, retombant,

que l'on aperçoit que la partie explique le tout. Cette nature ne cesse de montrer son intérieur. C'est pourquoi la mer est un lieu de danger plutôt qu'un lieu d'épouvante.

Le navire est un centre et une école de politique, et l'antique comparaison du chef de l'État au pilote devrait être examinée de nouveau ; car il est vrai que la politique du navire ne ressemble guère à la politique urbaine, mais il est vrai aussi que la navigation donne les règles de la politique telle qu'elle serait par la seule raison. Sur mer les dangers sont évidents, et de prompt effet ; les actions sont aisément jugées, et le temps de la délibération est enlevé. D'où il arrive que le pouvoir sur mer est librement reconnu ; le meilleur dirige ; et, par la réunion des exécutants autour du chef, il n'y a pas non plus de favoris, ni d'abus, ni de tyrannie. La révolte est si facile alors qu'elle n'a plus lieu ; la seule présence agit assez. Il ne se peut pas que cette existence active, toujours tordue par le flot, et à chaque instant sauvée, n'éclaire pas l'esprit d'une certaine façon. On supposerait, d'après toutes ces conditions, qui concordent, que l'esprit marin est plus cynique et moins inquiet que l'esprit continental, et, en somme, qu'il n'y a guère de divinités marines qui ne soient descendues des bois et des fleuves. Ulysse nageant en mer ne se fie qu'à lui-même ; c'est dans l'estuaire qu'il fait sa prière au fleuve. Cette vue sommaire ne suffit pas ; il faudrait suivre la parenté des Néréides et Tritons, et des Sirènes, afin de savoir si ces divinités ne sont pas autant filles de la terre que le Vaisseau Fantôme. Je n'entre point dans ces discussions ; c'est une manière de penser aux dieux qui hébète l'esprit. Il suffit de remarquer que la plus raisonnable des civilisations fut toujours maritime, et que de toute façon les travaux marins, l'industrie des constructeurs de navires, les commerces, les lointains voyages, et les hospi-talités forcées, comme on voit dans l'Odyssée, sans compter le gouvernement réel des plus savants, et non pas des plus ambitieux, ont contribué beaucoup à délivrer les hommes de la partie la plus sauvage et la moins gouvernée de leur esprit. Il faut noter, en revanche, que la séparation des hommes et des femmes est sous ce rapport bien plus marquée dans l'existence marine, où l'homme s'instruit par des travaux tout à fait éloignés de la maison, et dans des circonstances où la loi urbaine est tout à fait oubliée. J'ai remarqué un grand contraste alors entre l'insouciance masculine, qui joue aux boules, et le sérieux de la femme qui renvoie les hommes au travail, et quelquefois à coups de bâton, comme j'ai vu. La paysanne participe de bien plus près aux mêmes travaux que l'homme, à la même prudence, aux mêmes craintes, aux mêmes fêtes, aux mêmes prières. Le mariage et la famille y serrent plus étroitement l'homme qui s'en trouve naturellement plus pieux et autrement obéissant, mais aussi moins éclairé.

Les dieux (1934) Livre deuxième: Pan

Chapitre XI

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Poésie

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Les dieux agrestes sont sans visage. Ils ne sont que la chose même, divine toujours par ce qui l'entoure. Une source est mystérieuse par les bois et par la montagne. L'arbre et le vent sont ensemble. Ainsi les choses les plus fami-lières ont toujours quelque signification étrangère, et quelque inexplicable résonance. Le citadin de nos jours retrouve quelque chose de cette émotion qui n'a pour objet que la présence du tout dans chaque partie ; et l'appareil mythologique, de faunes, de sylvains, de naïades et de dryades est rabaissé au niveau des métaphores. Le poète ne cherche pas autre chose que le couvert des bois, l'arbre, la fontaine ; et mieux il les perçoit comme ils sont, plus il les sent comme ils ne sont pas en leur aspect ; et le divin se réfugie tout dans la forme vraie, comme le changement de la poésie et même de la peinture à l'extrême de notre civilisation le donne à entendre de mille façons. Le merveilleux agreste, dès qu'il est représenté par le moyen de la forme humaine, est aussi

froid, et par les mêmes causes, que le merveilleux chrétien dans l'épopée. Ce qui doit confirmer dans cette idée que les dieux sylvestres sont une impor-tation de la ville, et un pullulement des dieux du foyer. Le paganisme est souvent confondu dans la religion olympienne, qui pourtant n'est nullement agreste, mais politique. Or ces dieux secondaires ne sont plus alors que des dieux inoffensifs, qui représentent bien mal la souveraine nature et les puissances réelles auxquelles le paysan sacrifie des fleurs, du blé, un agneau ou un bœuf. C'est pourquoi le poète de nos jours est mieux placé que son nouveau, fils d'entendement et de raison. Le panthéisme fut toujours dénoncé par la religion de l'esprit comme une erreur capitale, et je voudrais expliquer peu à peu, au long de ces pages, qu'il en est une en effet, à laquelle même les plus subtils théologiens n'échappent pas toujours ; et cela vient de ce qu'ils n'ont pas parcouru, selon l'ordre de structure, qui est le vrai de l'histoire, la suite des dieux et la guerre des dieux. On comprendra peut-être, d'après les plus effrayants mystères de la religion agreste, que le panthéisme était déjà hérésie, et redoutable, au temps de Jupiter Olympien. C'était faire remuer les Titans, ensevelis une bonne fois sous leurs montagnes ; c'était ressusciter le sauvage contre l'esprit des villes, centre réel de la paix des champs.

Il est de religion, et essentiellement, que la religion de la nature soit subordonnée, quoique conservée. C'est pourquoi la célèbre preuve de Dieu par le spectacle de la nature est un scandale aux yeux de l'esprit. Car première-ment elle est fausse. Il n'est pas vrai que tout soit bon et divin, de même qu'il n'est pas vrai que les travaux des champs soient faciles et heureux. Cette illusion est d'un citadin. Le paysan adore le serpent d'une certaine façon, ce qui n'empêche pas qu'il le tue. Et il faut bien manger le bœuf. La nature est sévère et sans tendresse hors de l'homme ; en l'homme elle est encore pire, et c'est le janséniste qui a raison. L'offrande à Vénus n'est pas en soi moins tragique que le sacrifice d'Iphigénie ; et ce mot de tragique, qui vient de bouc, me semble exprimer assez fortement jusqu'à l'odeur de nos drames. C'est pourquoi le séduisant et enivrant panthéisme doit être continuellement repous-sé et rabaisrepous-sé à son niveau. Il nourrit tout le dessus, comme le ventre nourrit la poitrine et la tête, mais il n'est que ventre, et l'homme n'est pas que ventre.

C'est pourquoi ce n'est pas trop de tout l'appareil du rythme, et de toute la grâce du chant, pour faire revivre, selon une juste proportion, cette religion mère, par laquelle nous sommes et contre laquelle nous sommes, comme l'ambiguïté du regard animal nous le rappelle à l'occasion. J'admire ici l'excès de Descartes, qui n'est point poète du tout, et qui tient inflexiblement sa route contre l'idée même de l'âme animale. Ce soldat froid avait à franchir un

passage difficile. Le poète peut et pourra revenir à son frère l'arbre et à sa sœur la couleuvre ; mais ces deux grandes images jointes ensemble dans le poème biblique dressent toujours leur double menace, et l'on sent déjà ce qu'il y a de positif, et toujours bon à comprendre, dans un grand mythe. On viendra, sans aucun doute, et on vient déjà, à ne plus se demander, au sujet de ces oracles, s'ils furent ainsi et s'ils parlèrent ainsi ; mais plutôt, assez heureux de ce qu'ils se présentent ainsi et parlent ainsi dans nos fables, on s'appliquera seulement à les comprendre. Les métaphores de nos poètes ont ce même double sens, qui à la fois évoque et surmonte les puissances inférieures.

Personne ne se demande si le serpent de Valéry est bien celui de la Bible, car exactement c'est celui de la Bible. Mais personne aussi ne croit que le diable ait pris cette figure ; c'est qu'il l'a. Et plus on pensera au serpent comme il est, mieux et plus hardiment on pensera à l'homme comme il est, et à la prudence que requiert la moindre existence humaine, si elle ne veut retomber à toujours dans le rêve animal.

Ces émouvantes et humiliantes vérités sont en clair dans la légende du serpent tentateur ; mais, parce qu'alors elles ne nous touchent point à la manière d'une réelle nature, tout se passe comme si nous ne comprenions pas qu'il s'agit de nous. Mais à regarder le vrai serpent, qui ne nous parle que de lui et de sa propre suffisance, nous comprenons qu'il s'agit de nous, et que l'esprit est une faible mise sur l'immense tapis. C'est ainsi que la métaphore, tout le long de nos pensées, éveille avec précaution l'obstacle vrai, que le penseur abstrait oublie trop aisément. Car le oui et le non, et la contradiction in terminis sont un genre d'obstacle qui a aussi son importance, mais seule-ment de grammaire ; et la logique est bonne seuleseule-ment à porter l'image du poète, et à l'entourer comme d'un cordon de police, ce qui aide, avec le rythme et la chanson, à surmonter la présence de l'image, disons même à la supporter, c'est-à-dire à vaincre encore une fois la sauvage nature. La philosophie nous mène plus loin dans la sagesse, mais elle n'y emmène pas tout l'homme. Et je ne connais, dans le monde des sages, que Platon qui l'ait bien compris. Lisez donc une fois de plus Gygès ou Er, afin de mettre en place cette première masse de réflexion.

Les dieux (1934)

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