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L’éternelle histoire

Dans le document LES DIEUX (Page 57-60)

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Pan n'est point mort. Et le dieu Tout sera toujours représenté comme il faut par le chèvre-pied. C'est dire que l'homme est à moitié animal, ce qui est toujours vrai. Il fut un temps, dit l'historien des religions, où l'homme vivait dans l'intimité de la nature, ne faisait qu'un avec elle, et ressentait comme propres à lui, et dans ses propres membres, tous les changements extérieurs ; ainsi vivent encore les bêtes, et surtout les plantes, qui pressentent le temps de fleurir. L'homme vivait donc comme une plante ; il poussait dans le monde, et telle était son action ; il sentait avec le monde, et telle était sa pensée. Mais nous avons changé tout cela. On rit du cœur à droite ; mais la supposition d'un homme qui ne serait plus au monde n'est pas moins ridicule. L'homme est un animal pensant, qui ne s'est pas plus délivré de son ventre que de sa poitrine

ou de sa tête. Aussi ne devrions-nous pas nous étonner plus de la sagesse des anciens temps que des dieux d'autrefois. Tout cela court avec nous, comme notre enfance court avec nous. Assurément l'enfant ne pense point comme l'homme et n'agit point comme l’homme ; mais c'est une raison aussi de penser qu'il n'y a point une manière moderne d'être enfant. Au vrai l'enfance est éternelle de toute façon, comme conservée et comme recommencée. Et le sentiment de la nature est éternel aussi, comme l'immuable poésie en témoi-gne. J'ai l'expérience qu'Homère et Platon ne sont pas loin de nous, expérience qui serait tout à fait commune si l'on n'apprenait point à refuser Homère et Platon.

Toutefois chacun a l'expérience aussi que rien ne recommence. Tout est comme au temps de César, en ce rivage breton ; mais je vois que les roches ne cessent de s'user, et je sais d'où vient le sable. Et la dune se fait sous mes yeux, où de retour les vaches vont paître, tournant le pied et montrant la corne au chien, comme au temps de l'Odyssée. Je lis donc, en quelque sorte, deux textes l'un sur l'autre. Il est vrai que cette dune est fille d'une autre dune, et qu'elle est telle parce que l'autre était ainsi et non autrement ; le présent me renvoie au passé ; mais il est vrai aussi que la dune s'est toujours accrue par le vent, comme elle fait, et que le grain de sable roule au plus bas, comme il a toujours fait. Le passé me ramène au présent, et le suppose toujours dans mes pensées, car c'est du présent que je pars, et c'est par le présent que je m'instruis. Il y a une histoire des religions parce que l'événement est irrévo-cable ; mais, d'un autre côté, l'événement fut irrévoirrévo-cable autrefois comme il l'est maintenant. Et toujours c'est par l'identique que nous jugeons le différent, et par le même l'autre, comme par l'autre le même. Ces difficultés de Logique ne sont pas maintenant ce qui m'intéresse. Je veux seulement expliquer que si l'on nomme Dynamique la science du changement, et Statique la science de l'immobile, je me propose d'essayer une statique des religions, et non pas du tout une histoire.

L'histoire est merveilleuse comme un conte. L'esprit s'y reconnaît. L'hom-me s'étonna d'abord de toutes choses, et adora la puissante nature, le soleil, le feu, les moissons, les animaux ; et, dans le même temps, il essaya d'agir comme les plantes poussent, ce qui fut magie. J'appellerai religion de la nature cette religion mère, et le dieu Pan figurera très bien pour moi ce panthéisme naïf, où le dieu Tout se change en une poussière de dieux. Vint ensuite, en notre Occident, qui me suffit, la religion Olympienne, où je vois que la forme humaine est la seule adorée, et où le monde est gouverné comme un royaume.

J'appellerai religion politique cette religion des conquérants ; je l'appellerai aussi bien religion urbaine par opposition à la première, qui évidemment est agreste. Et quant à la troisième, qui est devenue non moins populaire en notre promontoire d'Europe, sous le nom de Christianisme, je ne puis m'y tromper, d'après les nouvelles valeurs qu'elle nous enseigne, et je la nommerai la

religion de l'Esprit. Et je n'en vois point d'autre. Telles sont, en fait, les étapes de l'homme.

Mais plutôt, veux-je dire, ce sont les étages de l'homme. Il nous faut simplifier beaucoup, car, par trop de détails, tout se mêle. L'homme est ventre, ce qui est désir et peur ; l'homme est poitrine, ce qui est colère et courage ; l'homme est tête, ce qui est prudence et gouvernement. En posant qu'il fut toujours ainsi, je n'avance pas quelque chose d'incroyable ; en posant qu'il est ainsi maintenant encore, je ne risque pas de me tromper. Non plus en disant aussi que nos moindres pensées remontent à toute minute de désir et peur, par colère et courage, jusqu'à une sorte de sagesse. Cet abrégé suffit pour faire entendre que les trois religions, de désir, de courage, et d'esprit, sont ensemble maintenant comme toujours elles furent. Essayer d'en décrire les divers mélan-ges, soit dans les hommes éminents, soit dans les foules, analyser d'après cela les progrès, les reculs, et les avances gagnées, s'il y en a, c'est affaire d'histo-rien. J'apaise d'abord en moi la querelle sans fin de la Dynamique et de la Statique, par cette remarque qu'il faut d'abord trouver son problème dans une histoire sommaire et tout anecdotique, et puis construire ses théorèmes vaille que vaille, afin de revenir à une histoire plus géographique, et à une géogra-phie plus géologique, comme on a fait déjà pour les choses inanimées. Cette autre géologie expliquera donc les religions par la structure de l'homme, autant que faire se peut, et devrait nous apprendre, d'un côté à les faire toutes vivre ensemble, et, de l'autre, à dessiner, à l'état de pureté, les plus hautes valeurs connues.

En quoi je ferai bien attention de conserver la religion comme telle, me fondant toujours sur ce qui a été dit et raconté et prêché. Un canonnier me demandait un jour ce que je pensais des religions ; il était pieux ; et il voyait bien que je ne l'étais guère. Je lui fis une réponse de premier élan, et qui me paraît encore bonne : « La religion, lui dis-je, est un conte, qui, comme tous les contes, est plein de sens. Et l'on ne demande point si un conte est vrai. » Je n'ai pas fini de gratter cette première écorce. On voit pourquoi j'ai commencé par les contes, et pourquoi je me propose d'aller de conte en conte, me tenant toujours au plus près des métaphores ; et c'est le moyen de développer la commune philosophie au lieu de tomber dans la philosophie d'école, qui est sans beauté.

Les dieux (1934) Livre deuxième: Pan

Chapitre II

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