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Les jeux

Dans le document LES DIEUX (Page 44-48)

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Pour mieux entendre ce vide des espaces imaginaires, et cette absence si présente, il faut considérer aussi la poésie de l'action, et dans l'enfant d'abord, qui est acteur, mot plein de sens, dans presque tous ses jeux. je mets à part les jeux d'adresse, comme ballon et toupie, qui sont sur le chemin de la physique réelle, à cela près que le résultat est effacé dans les choses, et ne reste que dans le corps humain. D'autres jeux, comme les rondes, qui sont de chant, de danse, et de cérémonie, créent un objet réel, et deux fois réel, par ceci d'abord qu'on reconnaît dans l'acteur un être familier, et ensuite par l'épreuve décisive qui vient de ce qu'on joue soi-même un personnage, derrière lequel, ou dans

l'enveloppe duquel, on fait croire aux autres et l'on se croit soi-même, ce qui fait un dieu trompeur et véritable. Ce mélange, propre au comédien, a été agité par Diderot, comédien lui-même, et toujours ravi de l'incertitude où il nous laisse. Il n'y a pourtant point d'incertitude réelle quant au progrès de l'émotion dans l'acteur ; car elle va toujours du signe au spectateur, et revient sur l'acteur par les comédiens de la salle, qui savent aussi leur rôle. L'acteur fait croire, et se croit parce qu'on le croit. Ce progrès, ce point d'infatuation, ce retour au simple signe sont partout dans les moindres mouvements de l'acteur. Le sérieux et la sécurité de l'enfant, dans les comédies qui conviennent à cet âge, sont de même source. J'ai cru remarquer que le théâtre enfantin, par chœur et évolutions, n'évoque jamais l'invisible, mais plutôt rend tout visible, par la confusion du spectateur et de l'acteur dont le chœur de l'ancienne tragédie a conservé quelque chose.

Il en est tout autrement des jeux qui imitent les actions, jeux de la chasse, de la guerre, jeux de la voiture et de l'avion. Ici l'imagination ne cesse de créer, et ce qu'elle crée n'est rien. Le mouvement ne cesse d'effacer ce qui jamais ne paraît. L'imagination est ici tout franchement ce qu'elle est toujours, à savoir le sentiment d'un mouvement de soi. Il suffit que ce mouvement soit réglé par quelque objet accessoire. Par exemple un chapeau de papier donne l'attitude militaire. Un bâton tient lieu de cheval. Le fouet du dompteur fait le lion. Les bruits s'y ajoutent toujours, qui reviennent à l'oreille comme des objets. Au reste, pour les hommes eux-mêmes, le tambour ajoute au bruit des pas, déjà si éloquent par lui-même. Quant au geste, qui est maintenant notre objet, il est aisé de comprendre qu'il agit bien plus énergiquement que tout autre langage, car il est vu dans les autres acteurs, et de soi-même il est vive-ment senti, et quelquefois violemvive-ment. Toutefois je ne vois aucune illusion de spectacle dans ce genre de jeux. Un objet rond qui dispose les mains comme elles seraient sur un volant de direction tient lieu de toute une auto, mais il ne l'évoque nullement ; et jamais non plus des chaises disposées d'une certaine façon ne prennent l'apparence d'une voiture ou de chevaux ; l'action suffit à tout. Ces jeux refusent l'objet, comme seraient les jouets imités tels que petite voiture, poupée, costumes, peut-être parce que ces apparences détournent de croire comme on voudrait. Le vide de l'imagination est ce qui est cherché et aimé. Occasion de remarquer une fois de plus que l'imaginaire n'est rien que la perception et le sentiment des mouvements du corps humain ; et cela importe grandement pour notre sujet ; car on aperçoit maintenant que les dieux n'ont pas besoin d'apparaître. Mais il y a quelque chose de mieux à comprendre d'après les jeux d'action. De même que l'enfant manie les mots avant de manier les choses, de même aussi il se manie lui-même et s'exerce avant de se heurter aux objets du travail. C'est littéralement percevoir le monde à travers la forme humaine ; ce qui ne veut point dire que les choses prennent la forme humaine, car elles ne la prennent point ; mais plutôt que les choses, dès qu'on y vient, contrarient la forme humaine et revêtent ce sentiment, si l'on peut dire, qui leur communique une vie entièrement cachée. L'anthropomorphisme

est traduit bien indirectement par les statues allégoriques. Mais ce rapport est extérieur. Les contes nous disent bien qu'une épée est fée, qu'une fontaine est fée ; cela ne veut point dire qu'on y voit, ni même qu'on croie y voir, une forme humaine. Non, l'épée n'est toujours qu'épée, et la fontaine n'est que reflet et bruit d'eau. L'occulte, cette âme des religions, ne paraît jamais ; il est l'extrême du redoutable. Encore bien mieux peut-on comprendre que des enfants qui jouent n'ont point de visions.

Se tromper est un beau verbe ; c'est bien autre chose qu'être trompé. Se tromper est actif. Les Stoïciens disaient que les passions sont des erreurs ; et sans doute entendaient-ils l'erreur plus tumultueuse, plus folle, plus précipitée que nous ne faisons. « Nul ne m'a condamné à faire le tragédien », dit Marc-Aurèle. Le passionné est un acteur ; il commence toujours par jouer un peu au-dessus de son ton naturel ; il force, et il y est pris ; il y est pris parce qu'il s'en croit maître. Platon a comparé cet étrange gouvernement de soi à la tyrannie, dont les colères sont si promptement accomplies qu'elle ne sait plus que vouloir un malheur pire pour le lendemain, par un mélange de folie et de raison. Le théâtre développe cette puissance des signes à soi-même, qui fait tous les drames. Quand Montaigne nous rappelle que les enfants s'effrayent souvent d'un visage qu'ils ont eux-mêmes barbouillé, il trace la courbe du croire. L'apprenti sorcier finit par réussir trop ; mais il faut bien entendre cette vieille fable ; il joue à se faire peur et le voilà fou de peur. Ces drames sont absolument intérieurs, et, par cela même, comme aimerait à dire Hegel, abso-lument extérieurs ; car le semblable donne la réplique, et les choses aussi ; deux monologues se rencontrent ; et les ronces n'accrochent que celui qui fuit.

L'enfant joue à se battre et reçoit plus de coups qu'il n'en voulait. Il joue à tomber sur le sable ; mais la pesanteur ne joue pas, et il se trouve dans le sable une très sérieuse pierre. Ce genre de preuve, qui est pourtant d'expérience, entre par une très mauvaise porte. La guerre est le drame essentiel. Il est très prouvé, et très mal prouvé, qu'on avait des ennemis, puisqu'on en a. L'enfant n'est guère plus naïf que l'homme.

Je suppose que les jeux à se cacher, à chasser la bête, à imiter le cri de la bête finissent souvent mal ; mais l'enfant n'en dit rien ; il aperçoit la frontière, il n'entre point dans le pays de la peur. Je remarque bien de la convention dans ce genre de jeux, comme au théâtre. J'ai vu plus de simplicité dans un très jeune enfant qui jouait à main chaude, frappait fort, se faisait mal, s'irritait, et frappait d'autant plus. Ce cours est celui des crimes. Mais il faut se retenir, en quelque sorte, dans le monde des signes, si l'on veut comprendre les religions ; car la réplique du semblable et des choses les change aisément en folie, ce qui tue dieux et diables, ces invisibles. Je me souviens d'un jeu qui finissait mal, mais seulement par la peur. La bonne se couvrait d'une descente de lit en peau de loup ; elle nous poursuivait en grondant et hurlant ; nous finissions par hurler de peur, et le pouvoir supérieur intervenait ; mais enfin nous aimions ce jeu. Je me souviens aussi d'un petit enfant, plus philosophe, qui ne manquait

jamais de caresser une autre peau de loup, en disant « peur », d'un ton très tranquille. Il savait ce qu'on doit à une peau de loup. C'était une très brève prière, que beaucoup d'hommes développent ainsi : « J'ai peur de toi ; ne me fais pas peur. » Nous caressons une grande variété de peaux de loup ; c'est croire qu'on croirait, si on voulait, et encore plus qu'on ne voudrait. Mais qui sait ? Un mathématicien illustre disait, en parlant d'un de ses ennemis, et très impie, qui venait de mourir : « Il grille ! Il grille ! » Cette manière de jouer de l'enfer peut bien remordre l'acteur ; et toujours est-ce la preuve qu'il aimait un peu trop ses passions inférieures. Il se peut que les feux de l'enfer soient des feux d'opéra qui mettent quelquefois le feu à la salle.

Les dieux (1934) Livre premier : Aladin

Chapitre IX

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