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Du traité savant au voyage imaginaire : les uglossies parallèles

2. La Terre Australe Connue : la linguistique fantastique du Français Gabriel de Foigny

Gabriel de Foigny serait né en 1630 à Foigny, où il entre dans l’ordre des Cordeliers de l’Observance avant de quitter la France pour se convertir à Genève en 1666.383 C’est là que le réformé écrit un livre de grammaire, intitulé La Facilité et l’élégance des langues latine et françoise. Il parait en 1673, soit trois années avant La Terre Australe Connue384, un roman utopique qui raconte l’arrivée de Jacques Sadeur en terre australe et sa découverte de ce pays peuplé d’hermaphrodites. L’ouvrage, jugé impie par la Vénérable Compagnie des pasteurs de Genève, un ordre censeur, vaut à Foigny de comparaitre en justice dès 1676 pour se justifier. Bien qu’on trouve chez Foigny des références bibliques, antiques et philosophiques qui laissent imaginer son érudition, il est difficile de rapporter le récit à des sources antérieures précises. L’utopie de La terre australe connue est composée de quatorze courts chapitres qui décrivent les coutumes du peuple australien, dont le neuvième est consacré à sa langue.

a. De la langue Australienne : uglossie ou dysglossie ?

Les habitants de la terre australe n’ont recours à leur langue vocale qu’en cas de forte nécessité, lui préférant la plupart de temps le silence des signes. Cette particularité étonnante situe déjà, à elle seule, cette langue et sa description dans « le pays des romans » de Descartes : c’est un système profondément ancré dans le genre utopique. Nous nous attacherons, lors de cette partie, à évaluer la part sérieuse de l’élaboration de cette langue, qui pourrait l’amener à être comprise au sein des essais des language planners, et la part purement fantastique, voire ironique, qui la compose. La langue australe de discours et d’écriture ressemble en effet en plusieurs points aux propositions de Dalgarno, Wilkins et Leibniz. Cornelius écrit que c’est « un genre de Lingua Humana »385. Car la langue des australiens est savante : le son et la graphie d’un mot forment une description scientifique de l’objet signifié par ce mot. Les mots sont composés de la même manière que les objets dont ils sont les signes, c’est à dire par l’association de divers éléments naturels, représentés dans la langue par des lettres fixes. Les australiens « expriment les choses qui n’ont aucune composition par une seule voyelle »386.

383 Ronzeaud Pierre (éd.), « Introduction », Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (1676), Société des textes

français modernes, Paris, 1990, p. xii-xiii.

384 Gabriel de Foigny, Ibid.

385 NT : « a kind of Lingua Humana »Paul Cornelius, op. cit., p. 112. 386 Gabriel de Foigny, op. cit., p. 162.

Comme « ils ne reconnaissent que cinq corps simples »387, il existe cinq voyelles dans leur langue :

Ordre d’importance donné dans le texte388 Voyelle Élément correspondant 1. A « le feu » 2. E « l’air » 3. O « le sel » 4. I « l’eau » 5. U « la terre »

Tels sont les éléments naturels à la base de toutes les choses. Les objets plus complexes sont composés de lettres additionnelles :

Pour faire les distinctions individuelles, ils appliquent des consonnes, qu’ils ont en bien plus grand nombre que les Européens. Chaque consonne signifie une qualité qui convient aux choses signifiées par les voyelles.389

B « clair » C « chaud » D « désagréable » F « sec » L « humide » X « froid » S « blanc » N « noir » T « vert » P « doux » Q « plaisant » R « amer » M « souhaitable » G « mauvais » 387 Ibid.

388 Le narrateur numérote en effet chaque élément et chaque voyelle, et commence par préciser que le premier

élément est aussi le plus important. Voir Ibid.

Z « haut »

H « bas »

I. « rouge »

AI « paisible »390

En entendant les noms formés sur ce principe, le narrateur avance que l’« on conçoit aussi tost l’explication & la definition de ce qu’ils nomment »391. Dès lors, l’apprentissage de la langue équivaut à un apprentissage de la science, et « l’avantage de cette façon de parler est qu’on devient philosophe, en apprenant les premiers éléments, & qu’on ne peut nommer aucune chose en ce pays, qu’on n’explique sa nature en méme tems »392. De plus, tous les mots de cette langue sont monosyllabes, comme il convenait au goût des language planners de l’époque, et la grammaire australe se caractérise par son dépouillement : les conjugaisons sont simples, peu nombreuses (3 temps) et systématiques, sans exception. Il n’y a ni déclinaisons, ni articles, et seulement un petit nombre de substantifs. Dans son ouvrage paru en 1965, Paul Cornelius a créé des tables393 à partir du système verbal et temporel décrit par Foigny. Nous les reproduisons ici :

AF : « aimer »

LA « j’aime » LLA « nous aimons »

PA « tu aimes » PPA « vous aimez »

MA « il aime » MMA « ils aiment »

LGA « j’ai aimé » LLGA « nous avons aimé »

PGA « tu as aimé » PPGA « vous avez aimé »

MGA « il a aimé » MMGA « ils ont aimé »

LDA « j’aimerai » LLDA « nous aimerons »

PDA « tu aimeras » PPDA « vous aimerez »

MDA « il aimera » MMDA « ils aimeront »

390 Nous faisons apparaitre dans ce tableau les correspondances données au fil du chapitre IX. 391 Ibid., p. 163.

392 Ibid.

UF : « travailler »

LU « je travaille » LLU « nous travaillons »

PU « tu travailles » PPU « vous travaillez »

MU « il travaille » MMU « ils travaillent »

LGU « j’ai travaillé » LLGU « nous avons

travaillé »

PGU « tu as travaillé » PPGU « vous avez

travaillé »

MGU « il a travaillé » MMGU « ils ont travaillé »

LDU « je travaillerai » LLDU « nous

travaillerons »

PDU « tu travailleras » PPDU « vous travaillerez »

MDU « il travaillera » MMDU « ils travailleront »

Si ce système semble effectivement simple et régulier, à l’exception de la prononciation de certaines formes qui s’annonce délicate (« PPGU » ?) et de leur différenciation entre elles (entre « LU » et « LLU », l’écart n’est-il pas inaudible ?), Foigny complique quelque peu sa méthode. En effet, en plus de leur valeur grammaticale, il accorde aussi une valeur sémantique aux lettres qui composent les différentes formes verbales. Par exemple, dans le verbe « aimer » en langue australe :

AF « aimer » A F « a signifie le feu, & f signifie la secheresse que cause l’amour. »394

« le feu » « sec »

LA « j’aime » A L « ils disent « la » pour

signifier « I’aime », marque de l’humidité actuelle qui se rencontre dans l’amour »395 « le feu » « humide »

394 Gabriel de Foigny, op. cit., p. 165. 395 Ibid.

PA « tu aimes » A P « pa » tu aymes signe de la douceur de l’aymant. »396 « le feu » « doux »

LLA « nous aimons »

A LL « Lla nous aimons, la

multiplication de LL. signifiant le nombre des personnes. »397

« le feu » Nombre des

personnes

Les désinences qui différencient les formes verbales ne sont donc pas seulement grammaticales, elles ont un sens propre. Cependant, ces sens semblent contradictoires : Comment expliquer que pour un verbe de même sens, l’infinitif associe les sèmes « feu » et « sécheresse » tandis que la première personne associe « feu » et « humidité » ? Non seulement la sécheresse caractéristique du verbe « aimer » ne se retrouve dans aucune de ses formes conjuguées, mais elle y est en plus substituée à une qualité contraire, l’humidité. De même, comment expliquer que les sèmes changent selon le sujet exprimé ? Pourquoi la première personne aime-t-elle par un « feu humide » quand la deuxième personne aime par un « feu doux » ? Lors d’un dialogue, ces deux personnes ne désignent-elles pas le même sujet, la même action ? Par ailleurs, Foigny semble rapporter des mots au pluriel en leur appliquant un -s final, comme en français, bien que ces mots soient en langue australe. D’une part, si la morphologie doit avoir un sens, et qu’elle est bien notée par un S en langue australe, alors le S a deux significations, puisque dans le lexique donné au chapitre IX, il signifie « blanc ». D’autre part, dans la conjugaison résumée ci-avant, le nombre est signifié par un redoublement des lettres (LA : « j’aime », LLA : « nous aimons »). Il y aurait donc deux moyens d’exprimer le pluriel, selon qu’il modifie un substantif ou bien un verbe. Il s’agirait donc d’une faille dans un système censé ne comprendre aucune exception.

Sur le plan lexical, cette langue n’est pas non plus exempte de défauts. Bien qu’elles sont censées découler de raisons philosophiques naturelles, les qualités des objets, associées à certaines lettres de l’alphabet, et supposées permettre à qui entend un mot d’en saisir immédiatement la nature, sont tout à fait arbitraires. Par exemple, la pomme se dit « ims » :

I M S « une pomme douce

& desiderable »398 « l’eau » « souhaitable » « blanc »

396 Ibid. 397 Ibid. 398 Ibid., p. 164.

Il semble que dans des éditions ultérieures, le mot ait été corrigé en « ipm » :

I P M « une pomme douce

& desiderable »

« l’eau » « doux » « souhaitable »

Les qualités supposément essentielles de l’objet, qui doivent servir à identifier une pomme de manière systématique, se révèlent quelque peu arbitraires. De plus, on pourrait imaginer de nombreux objets qui répondraient à la même description, ou des traits permettant de décrire plus pertinemment une pomme (la forme, la couleur ?). Tout cela demeure très subjectif. Dès lors, le langage austral « misterieux »399 et plein de secrets, en laissant pointer des non-sens et des absurdités au sein de son système, démontre finalement que si la perspective d’une langue qui établit un continuum entre grammaire et lexique, sémantique et morphologie, peut sembler séduisante, elle ne parvient pas, du moins chez Foigny, à aboutir à un système clair.

b. La caricature qui révèle les failles dans les entreprises des linguistes

Dans son ouvrage Serendipities. Language & Lunacy paru en 1998, Umberto Eco a consacré un chapitre aux langues de la Terre Australe. Il y développe une brillante analyse de La terre australe connue, arguant que si l’auteur ne consacre qu’un court chapitre à sa langue utopique, « Foigny vaut pourtant la peine d’être pris en considération car, bien que laconique, il illustre les avantages et les limites d’un langage philosophique. Il révèle et grossit – comme seule la parodie en est capable – les défauts de ses modèles, mais, plus ceux-ci sont grossis, le plus à même somme-nous de les distinguer. »400 D’après U. Eco, « comme c’est souvent le cas avec les bonnes caricatures, la déformation parodique révèle certains des traits essentiels de l’objet caricaturé. »401 En effet, l’auteur démontre son raisonnement en indiquant les caractéristiques de la langue de Foigny qui peuvent être lues comme des références parodiques ou satiriques à des efforts de language planning précédents. L’alphabet australien, avec son écriture en pattes de mouches, serait ainsi un instrument de moquerie envers « des systèmes similairement compliqués, comme celui, par exemple, du pro notio linguarum universalis de

399 Ibid., p. 165.

400 NT : « Yet it is worth taking Foigny’s into consideration because, for all its terseness, it illustrates the

advantages and limitations of a philosophic language. It reveals and magnifies—as only a parody can—the flaws of its models, but, as they are magnified, the better we are able to distinguish them » Umberto Eco, Serendipities:

Language and Lunacy, Columbia University Press, 1998, p. 80.

401 NT : « as often happens with good caricatures, the parodistic deformation reveals some essential features of the

Joachim Becher, qui propose une forme de notation capable d’embrouiller intégralement les idées du lecteur. »402 De même :

Le problème qui s’élève, à l’analyse de cette caricature du langage, est un sérieux problème : si quelques primitifs doivent dénommer plusieurs choses, il est alors indispensable de recourir à la périphrase, et c’est précisément ce qui se passe avec les projets « sérieux » de Wilkins et Dalgarno. Et les limites entre la périphrase et l’expression métaphorique peuvent devenir très floues.403

Ainsi, le texte de Foigny s’inscrit tout à fait dans la veine sério-comique, maniant un ton pince- sans-rire, qui pointe les sommets absurdes et les contradictions de son propre discours pour implicitement faire la satire de ceux qu’il imite. Si sa mise en œuvre est subtile, le texte propose donc une véritable critique du rationalisme philosophique, de même qu’une profonde réflexion sur la tragique imperfection naturelle de la raison humaine. Foigny a parfois été lu comme un auteur pessimiste, parce qu’il montre, plutôt qu’il ne dit, que l’élévation de l’entendement humain au point de la compréhension universelle de l’ordre logique et philosophique de la nature est un idéal inaccessible. Chez Foigny,

s’il est sûr qu’hermaphrodisme et linguistique utopique s’inscrivent dans le même paradigme, leur recoupement s’inscrit aussi ailleurs que dans notre ordre discursif, et autrement que sous les espèces d’une cohérence ; il est lié aux contradictions même d’une obscure parabole, qui nous ramène en fin de compte à un point aveugle, inéliminable, en opposition avec le pseudo- système inventé mais aussi révélé par lui.404

Dès lors, il s’agit de ne pas se laisser duper par le ton faussement sérieux du narrateur : du côté de la dystopie bien plus que de l’utopie, G. de Foigny n’entend pas apporter une révélation au monde. Nicolas Correard remarque cette mise en scène parodique, qui renverse la binarité de l’ordre établi entre projet sérieux et utopie :

Comme dans la langue musicale si séduisante des États et empires de la Lune, ou dans l’étrange « joyau » d’Urquhart, [La Terre australe connue] ne déclare pas son intention, jouant le jeu du « comme si » dans une parfaite mimèsis du texte scientifique, tout en distribuant les signaux destinés à activer le sens critique du lecteur, suggérant la nécessité de lire les projets de langue philosophique a priori comme de pures fictions scientifiques.405

402 NT : « Foigny mentions these graphic devices, obviously making fun of similarly complicated systems, such

as, for example, Joachim Becher’s Character pro notia linguarum universalis, which proposes a form of notation capable of completely muddling the reader’s ideas. » Ibid., p. 84.

403 NT : « The problem that arises, analyzing this caricature of language, is a serious problem: if a few primitives

must denominate many things, it is indispensable to recur to periphrasis, and this is precisely what happens with the “serious” projects of Wilkins and Dalgarno. And the confines between periphrasis and metaphorical expression can become very hazy. » Ibid.

404 G. Benrekassa, « La matière du langage : la linguistique utopique de G. de Foigny » dans La linguistique française, dir. S. Auroux, P. Denoël, 1985, p. 151. Cité dans Ronzeaud Pierre (éd.), op. cit., p. LXXV.

405 Nicolas Correard, « L’utopie entre l’expérience de la polyglossie et les projets de langues philosophiques aux

L’utopie linguistique foignienne serait donc « une parodie satirique des projets de langues universelles [...] ou du moins un essai ludique et ironique en la matière. »406 À ce titre, il nous semble qu’elle peut être pertinemment rapprochée de l’œuvre d’Urquhart. Les deux auteurs écossais et français signent des uglossies à part entière, dont la capacité à rire des failles des entreprises de language planning sérieuses n’a d’égal que la jouissance puisée dans la création linguistique et imaginaire. Parce qu’elles furent toutes les deux lues comme des projets d’ambition scientifique innovante en termes de linguistique parfaite, les uglossies de Foigny et Urquhart rappellent avec force le lien qui unit projets de langues parfaites et utopie. Les deux œuvres, de natures tout à fait différentes à première vue, ont donc bien plus en commun qu’on pourrait le croire. Elles sont rassemblées dans l’élogieuse conclusion d’Umberto Eco :

L’échec des utopies des langages philosophiques a priori a conséquemment produit quelques expériences intéressantes au Pays des Romans, qui, au lieu de construire des systèmes linguistiques parfaits, ont démontré comment nos langues imparfaites peuvent produire des textes dotés de vertu poétique ou de force visionnaire. Je ne considère pas cela comme un mince exploit.407

c. Humour et fantasmes de grandeur : la rêverie intellectuelle

Contrairement à des language planners tels que Wilkins ou Dalgarno, Foigny n’a pas pour but de composer une langue parfaite, mais de mettre en scène une langue adéquate à son récit utopique. C’est donc avec moins de contraintes logiques et scientifiques, et sans nécessité d’exhaustivité ou d’universalité que Foigny imagine cette langue, bien qu’il soit inspiré par les tentatives aux ambitions scientifiques précédemment publiées. Selon Pierre Ronzeaud, éditeur critique de La Terre australe connue, « la linguistique fantastique de Foigny tente en effet, malgré les prétentions logiques affichées, de renouer avec un langage anté-babélique introuvable bien plus que de bâtir un idiome totalement rationnel et adéquat à un substrat conceptuel, qui serait lui-même parfaitement adapté à l’intelligibilité du réel. »408 L’ambition relève de la création littéraire plus que de la science, de la linguistique fantastique plutôt que du language planning.

littérature et les langages de la science » (org. A. Dahan et A.-G. Weber), « 21st World Congress of the International Comparative Literature Association », Vienne, 21-27 juillet 2016. A paraître dans TrOPICS, n° 6, en juin 2019.

406 Ibid.

407 NT : « The failure of the utopias of the a priori philosophical language has thus produced some interesting

experiments in the Land of Novels that, instead of constructing perfect linguistic systems, have demonstrated how our imperfect languages can produce texts endowed with some poetic virtue or some visionary force. I consider this no small achievement. » Umberto Eco, op. cit., p. 95.

408 Ronzeaud Pierre (éd.), « Introduction », Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (1676), Société des textes français modernes, Paris, 1990, p. LXXII.

À la fin du paragraphe qui s’attache à la « morphologie sémantique » de la langue Australe, Foigny nous donne une clé de lecture satirique. Il écrit : « Oz signifie parler : la lettre o marque le sel dont nos discours doivent être assaisonnez »409. Or les indices sur les pratiques discursives des Australiens donnés par Foigny nous suggèrent qu’on ne parle que pour philosopher, établir un discours rationnel et articulé, au moyen de termes au nombre très restreint. Il est peu probable que ce type de situation d’énonciation regorge de traits d’humour ou d’esprit ; le sel dont parle Foigny, c’est bel et bien celui qui accompagne son propre discours, qu’il ne s’agit donc pas de prendre entièrement au sérieux. Ce ton sério-comique ne doit pourtant pas nous pousser à lire l’œuvre comme une aporie. Gabriel de Foigny, en caricaturant les efforts rationalistes des language planners et en en démontrant les failles, suggère qu’une langue ne peut parvenir à rendre perméable l’ordre du monde. Pourtant, sa langue australienne constitue paradoxalement un outil pour comprendre le monde utopique qu’il décrit : le caractère aristotélicien de la langue a beau paraitre fou et concrètement irréalisable, il a le mérite de fonctionner au sein du récit comme une véritable clé de lecture du roman. Le lecteur appliqué peut se servir de la langue australienne comme trouver la signification composite de chaque mot de langue australienne qu’il trouve dans le livre, en se référant aux explications données au chapitre IX de l’ouvrage. Tout se passe comme si Foigny rejoignait la déclaration de Descartes à Mersenne, selon laquelle une langue parfaite « est possible » ... mais ne serait bonne à proposer « que dans le pays des romans »410.

Si le court chapitre consacré à la langue des habitants de la Terre Australe est si important, c’est donc parce qu’il parvient à créer, dans l’espace de la fiction, ce que les savants du dix- septième siècle se sont efforcés de rendre accessible au monde réel, en vain. Et cette ambition, si elle est mise en perspective par l’exacerbation d’absurdités dans le système inventé, est réalisée sans diminuer le sens métaphysique de sa quête, dont l’ensemble des enjeux profonds nous apparait avec clarté. G. Benrekassa a dit à propos de La Terre australe connue :

On ne saurait mieux dire que l’utopie est un acte de langage qu’en décrivant ce système où le monde s’engendre comme la parole. C’est peut-être là le plus parfait effort qu’on rencontre dans ce texte pour combler la faille inquiétante de notre situation anthropologique : ce divorce des mots et des choses qui subvertit tout effort pour penser l’ordre du monde, ou plutôt le