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Le Logopandecteision ou l’utopie de l’extravagance linguistique

4. Le paradoxe du fond et de la forme

a. Contradictions internes du Logopandecteision

Le problème essentiellement posé par le Logopandecteision en terme d’interprétation est le décalage manifeste entre la finalité que le traité prétend viser et sa mise en œuvre. En effet, Urquhart, pourtant mathématicien, semble y procéder par l’absurde. Les principes sur lesquels repose sa nouvelle langue apparaissent sous forme de liste de données grammaticales hors-sol, ne se fondant sur aucun exemple, ni lexique, ni aucune grammaire. Ils sont aussi très ambitieux, et la grandeur des projets d’Urquhart associée au caractère indéfini et souvent contradictoire des principes de cette langue les rendent incongrus, absurdes et parfois totalement ridicules. Dans une liste de 67 principes numérotés, Urquhart propose une langue gargantuesque à 4 nombres, 10 cas, 11 genres, 10 temps, 7 modes et 4 voix ; une langue dont les mots peuvent être lus de gauche à droite ou de droite à gauche sans variation de sens, et prétendument capable de traduire des poésies depuis toutes les langues du monde en en

conservant la rime et le mètre originaux. Ainsi, pour John Corbett (qui a entrepris de résumer les caractéristiques proposées par Urquhart dans le Logopandecteision, que nous avons reprises, traduites et commentées en annexe180), « les postulats et les contradictions internes au projet d’Urquhart sont si évidemment délirants qu’il est difficile, pour la plupart des lecteurs, de le prendre au sérieux […] »181. Les préceptes de la Neaudethaumata survivent effectivement assez mal à l’analyse et la confrontation. La mise en évidence de nombreuses contradictions au sein du projet est relativement aisée à mettre en œuvre :

La proposition n°98 estime par exemple que des nombres immenses pourraient, dans cette langue, être exprimés en deux lettres. A priori, rien d’impossible : « π » est un nombre irrationnel, dont l’écriture décimale est infinie, et on le représente par une seule lettre. Néanmoins, le sens des monosyllabes est censé être définitif dans cette langue. Or, un alphabet de trente-six caractères ne peut produire qu’un nombre fini de combinaisons de deux lettres (et un petit nombre, en sus : 36² = 1296), et la quantité des nombres immenses qu’on peut imaginer est, elle, infinie.

La proposition n° 92 affirme que les antonymes partageront généralement les mêmes lettres dans une combinaison différente, à l’exception de l’initiale et de la finale, qui demeureront les mêmes. Ainsi, on pourrait imaginer que si le monosyllabe B L A N C signifie [blanc], alors le monosyllabe opposé, qui signifierait [noir], s’écrirait B L N A C ; B A N L C ;

B A L N C ; B N A L C ou B N L A C. Toutefois, la proposition n°123 énonce que chacune

des lettres au sein de chaque mot a une signification propre. Dans notre exemple, les lettres B, L, A, N, C pourrait par exemple signifier [nom commun / adjectif], [unité chromatique], [perception visuelle], [clair], [luminosité]. Malgré la maladresse de la démonstration, on pourrait saisir par cette définition en cinq temps le sème [blanc]. Néanmoins, si les mêmes lettres sont utilisées pour créer le signe du sème [noir], il est nécessaire qu’au moins l’une de ces lettres change de sens pour exprimer la noirceur ou l’absence de lumière. On pourrait sortir de cette impasse logique en remarquant que si les lettres ont un sens au sein du mot qu’elles composent, donc contextuel, seuls les groupes syllabiques ont un sens définitif et inaliénable. Dès lors, on pourrait imaginer que le sème [blanc] soit exprimé par un mot de deux syllabes :

B E / L A N C, au sein duquel la syllabe « LANC » indiquerait la lumière et la clarté, tandis

que les mêmes lettres combinées en une autre syllabe, « N A L C » indiqueraient l’obscurité.

180 Voir Annexe 1.

181 NT : « The internal contradictions and posturings in Urquhart’s scheme are so obviously wild that it is difficult

Le sème [noir] pourrait donc s’exprimer par le mot : B E / N A L C. Néanmoins, la proposition n°93 annonce que les mots peuvent être lus indifféremment de droite à gauche ou de gauche à droite. Or le palindrome de B E N A L C, soit C L A N E B, ne possède plus la même initiale et la même finale que B E L A N C, donc il n’est morphologiquement plus éligible comme son antonyme. Enfin, la proposition n°88 affirme que les noms et les verbes peuvent commencer, au choix, par une voyelle ou une consonne, selon ce que le locuteur juge le plus opportun. Au- delà du fait que le sens de cette proposition est difficile à dégager, cet énoncé met à mal toutes les démonstrations précédentes, puisqu’il impliquerait de manière arbitraire que [blanc] puisse être dit et écrit avec des initiales différentes à chaque fois. Or de toute évidence, la langue philosophique parfaite se devrait d’éliminer toute notion arbitraire. Les contradictions internes au projet d’Urquhart étant pour la plupart d’ordre logique et mathématique, il s’impose à l’analyse que celles-ci ne relèvent probablement pas de la maladresse, l’auteur étant, entre autres, mathématicien. Ces invraisemblances semblent donc, encore une fois, étudiées et composées dans le but d’apparaître au lecteur et de pointer du doigt leur propre absurdité.

b. L’hermétisme délibéré : Urquhart entre troubadour et bouffon

Syntaxe complexe et latinisante, style baroque et lexique fleuri constituent les principaux outils de T. Urquhart dans l’opacification générale de son discours. Ce penchant pour l’alambiqué, qui rappelle ici certains mouvement mystiques et ésotériques du dix- septième siècle, se fait art de l’hermétisme littéraire, et nous met en peine de débrouiller, dans l’Εκσκυβαλαυρον, le sens du non-sens. Pour Anne Lake Prescott, « il est difficile de dire si Urquhart vouait son flux, sa logorrhée linguistique à être lu avec attention, ou si le flux lui- même en constitue l’objectif, la plaisanterie. »182 C’est là en effet tout le problème. Les éditeurs Jack et Lyall prennent parti, dans leur version du texte de 1983, pour cette seconde hypothèse, et affirment que le fameux « joyau » du texte est la langue d’Urquhart elle-même, témoin de son esprit et de son amour-propre. Mais cette interprétation est également celle des critiques, majoritaires dans la littérature, qui ne prêtent pas à l’auteur du Logopandecteision une once de lucidité ou d’humour. C’est la position de F. C. Roe, par exemple, pour qui « le lecteur […] trouve son amusement dans l’innocente pédanterie verbale et dans l’autosatisfaction absolue, mais également inoffensive de l’auteur, non dans son humour », pour qui enfin, Urquhart fait rire « malgré lui »183. Or à l’examen approfondi du texte, l’exubérance et l’excentricité

182 Anne Lake Prescott, op. cit., p. 176.

183 NT : « The reader […]finds his amusement in the harmless verbal pomposity and in the writer’s unmitigated,

but equally innocuous self-satisfaction, not in his humour; Urquhart achieves humour malgré lui. » Frederick C. Roe, op. cit., p. 18.

d’Urquhart ne peuvent apparaître que délibérées. Si les procédés d’opacification sont poussés à l’extrême dans la prose urquhartienne, il ne s’agit pas toutefois de considérer qu’il est le seul à jouer ce jeu. Jeremy J. Smith rappelle, dans un article paru en 2018 dans un ouvrage intitulé The Impact of Latin Culture on Medieval and Early Modern Scottish Writing184 qu’Urquhart, quoiqu’il fût une référence exceptionnelle en termes de déploiement de néo-latinismes à caractère pédant dans ses ouvrages, était alors loin d’être le seul. L’auteur prétend à ce titre que les premiers lecteurs d’Urquhart auront été capables de situer son écriture non seulement au sein d’une tradition prosaïque spécifique, mais également en dialogue avec de nombreuses plumes parmi ses contemporains, citant en particulier Thomas Browne, Joseph Hall et Jeremy Taylor185. Il n’est pas question de renier la force parodique et humoristique de son écriture : si la prose d’Urquhart puise certaines de ses particularités dans des traités anglais des plus sérieux, tout en repoussant les limites de la verbosité et de la pédanterie, c’est plutôt qu’il s’agit d’une œuvre sério-comique qui pointe les irrégularités et la loufoquerie de son propre discours pour implicitement faire la satire de ceux qu’il imite.

c. La schizophrénie urquhartienne : l’œuvre à personnalités multiples

Les paradoxes du Logopandecteision que nous avons mis en lumière jusqu’ici relèvent d’un décalage récurrent entre les intentions avouées d’Urquhart et leur mise en forme dans son œuvre : on a trouvé de verbeuses exigences de concision, des aspirations à la clarté sémantique professées dans une langue ornée à l’extrême, mais aussi des demandes de libération pour un auteur qui donnait de lui-même l’image d’un fou ou d’un menteur. Dès lors, il est clair que l’identité et la personnalité d’Urquhart posent question. À vrai dire, c’est sa croyance même en la nécessité et la possibilité d’une langue parfaite qu’on peut interroger. En effet, Sir Thomas Urquhart pose ce que nous appellerons le paradoxe du traducteur. L’écrivain est plus connu pour son Pantagruel et son Gargantua en anglais que pour ses œuvres personnelles, au sein desquelles on trouve un traité esquissant une proposition de langue parfaite. Or on peut supposer, à première vue, que son métier peut inciter le traducteur à fantasmer quant à l’existence d’une langue universelle, qui comprendrait tous les objets de la connaissance humaine, et saurait traduire parfaitement n’importe quel mot de n’importe quelle langue. Néanmoins, traduire Rabelais n’équivaut pas à traduire les préceptes arides de quelque philosophe ; traduire Rabelais est un défi linguistique, qui englobe la compréhension et la transposition de listes immenses de synonymes, de jeux de mots, de références intertextuelles,

184 Jeremy J. Smith, op. cit. 185 Ibid., p. 242.

de néologismes, de toponymes et d’anthroponymes inventés, de double-entendres et autres jeux poétiques. C’est le travail d’un poète. Le Logopandecteision d’Urquhart n’est pas sans révéler le réel plaisir que semble trouver l’auteur dans les jeux de langage et les dépassements en tous genres du champ linguistique des possibles. Or une langue parfaite, exhaustive par essence et préexistante à tous les objets du monde, supprime définitivement la nécessité comme la possibilité de créer la langue, de la façonner à son goût, d’en détourner facétieusement les usages. Pourquoi, alors, éliminer un besoin qu’on prend tant de plaisir à satisfaire ? L’humour et la poésie sont-ils seulement envisageables au sein d’une langue philosophique ? La réponse est probablement négative, et constitue l’un des éléments les plus solides contre l’affirmation du sérieux intégral d’Urquhart. L’idée qu’un traducteur tel qu’Urquhart puisse imaginer se plaire à utiliser un langage universel est finalement peu vraisemblable ; de même que l’idée qu’un mathématicien tel qu’Urquhart puisse laisser dans son traité de considérables failles logiques. Tout comme l’idée, enfin, qu’un écrivain extraordinaire, au sens premier du terme, tel qu’Urquhart, puisse envisager l’abandon de ses périphrases verbeuses, de sa syntaxe convolutée et de ses néologismes recherchés pour redevenir un locuteur ordinaire. Quel genre de poète souhaiterait parler la même langue que tout le monde ?