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Le Logopandecteision ou l’utopie de l’extravagance linguistique

1. Anatomie du Logopandecteision

a. Composition du traité

Le Logopandecteision, publiée en 1653, est divisée en six livres intitulés Neaudethaumata (p. 303-321 des Works of Sir Thomas Urquhart of Cromarty, Knight, 1834), Chrestasebeia (p. 322-334), Cleronomaporia (p. 335-348), Chryseomystes (p. 349-370), Neleodicastes (p. 371-389) et Philoponauresis (p. 390-407). Ces six livres sont précédés d’une épître dédicatoire à Personne (Epistle dedicatorie to No-Body, p. 299-302) et suivis d’un épilogue, d’une apostrophe au lecteur, de proquiritations118 et d’un post-scriptum. Bien que le

frontispice du Logopandecteision présente l’ouvrage entier comme une introduction au langage universel inventé par Sir Thomas Urquhart, seule la Neaudethaumata, parmi les six livres, traite de linguistique. Elle consiste en la reprise presque exacte, avec quelques ajouts, de la proposition de langue parfaite qu’on trouve dans l’Εκσκυβαλαυρον de 1652.

Comme tous les livres du Logopandecteision, la Neaudethaumata commence par une brève introduction signée par Urquhart exposant le contenu du chapitre. Le traité prend ensuite la forme d’une liste de principes numérotés de 1 à 137. Les principes 1 à 70 consistent en des réflexions sur l’origine des langues naturelles, leurs caractéristiques, défauts et imperfections. Elles exposent également les lois théoriques qui doivent régir la langue parfaite composée par Urquhart, notamment le principe essentiel de correspondance entre les mots et les objets qu’ils désignent :

118 Néo-latinisme urquhartien à traduire par « déclamations », « exclamations ». « Proquiritation n. », Dictionary of the Scots Language, op. cit.

3. Il devrait y avoir un rapport symétrique entre le signe et la chose signifiée ; par conséquent toutes les choses, qu’elles soient réelles ou rationnelles, devraient se voir attribués leurs noms adéquats.119

59. L’analogie entre le signe et l’objet signifié se maintenant d’autant plus exactement que, d’après Aristote, il ne peut y avoir plus d’un monde, parce que toute la matière dont peuvent être composés les mondes est contenue dans celui-ci ; de même, il ne peut y avoir d’autre langage universel que celui que je m’apprête à révéler au monde, parce tous les mots prononçables y sont contenus.120

À compter du principe n° 71, Urquhart commence à citer les caractéristiques et les avantages de son langage universel. L’énoncé n° 71 est donc aussi le premier. La liste sera doublement numérotée, d’abord par le nombre qui la précède, de 71 à 137, et ensuite par l’adverbe numéral qui commence la phrase, de « Premièrement » à « Soixante- cinquièmement » (et non « soixante-septièmement » car les deux derniers principes diffèrent et ne comportent pas d’adverbes numéraux.)

70. À présent, afin que le lecteur puisse s’enticher de ce langage, dont je m’apprête à publier une grammaire et un lexique, je vais inscrire ici quelques qualités et avantages qui lui sont propres, et qu’aucun autre langage, bien que tous lui soient concomitants, n’est capable d’atteindre.121

71. Premièrement, il n’est aucun mot prononçable par la bouche d’un Homme, dans ce langage, qui n’ait pas une signification particulière par lui-même […].122

b. Principes essentiels du Logopandecteision

Parmi les principes donnés par Urquhart au début du Logopandecteision, on retrouve la correspondance systématique, naturelle et scientifique entre signe et objet, le principe d’exhaustivité de la langue, à qui aucune notion ne doit possiblement manquer, et le principe de classification aristotélicienne des objets comme des noms. Ces ambitions rejoignent celles des autres language planners de l’époque. En ce qui concerne ses caractères, la nouvelle langue comprend un alphabet complet de dix voyelles et vingt-six consonnes qui exprimeront également un chiffre ou un nombre, de sorte que tous les mots expriment un nombre, et que tous les nombres sont exprimables en un seul mot. Quant à la formation des mots, il existe 250 « radicaux » sémantiques, qui sont les signes des objets et des notions de base, dont dérivent tous les autres mots plus complexes en y ajoutant des syllabes. Il y a une racine pour chaque art, science, discipline ou corps de métier, et on la retrouve dans tous les mots qui relèvent de

119 NT. Voir Annexe 3, prop. 3. 120 NT. Voir Annexe 3, prop. 59. 121 NT. Voir Annexe 3, prop. 70. 122 NT. Voir Annexe 3, prop. 71.

ce champ sémantique. De plus, pour que les mots soient immédiatement assimilables aux objets qu’ils représentent, leur initiale change selon la nature de chaque objet. Tous les mots prononçables ont un sens, et même plusieurs : plus un mot contient de syllabes, plus il a de sens différents. Bien que l’auteur affirme à plusieurs reprises avoir composé une grammaire et un lexique prêts à l’impression, qu’il s’apprête à divulguer, ces énoncés ne sont appuyés par aucun exemple ni lexical, ni grammatical.

c. Disposition et altération du sens

Le mode structurel de l’œuvre semble contre-intuitif voire contre-productif. La composition du Logopandecteision prend en effet la forme d’une liste de propositions dont l’arrangement semble arbitraire, ou en tout cas dont la coordination logique se révèle difficile à appréhender. S’il serait raisonnable d’attendre d’un projet, ou même d’un avant-projet de langue nouvelle, d’être structuré selon les différents objets linguistiques que constituent la syntaxe, la grammaire, le lexique, la conjugaison, la ponctuation, etc., ce n’est pas le cas de l’ouvrage d’Urquhart. On peut notamment remarquer dans le tableau annexé en fin de dossier123 que le discours traite de conjugaison à deux reprises dans quelques propositions, mais que celles-ci sont scindées en groupes distincts dans l’ouvrage. Il en va de même pour les propositions traitant de la numération, comme on peut le voir dans le tableau annexé. La présentation des avantages de cette langue pour la numération se trouvent dans les propositions n°98, 99, 100 et 109, 110, 111. La séparation de ces principes ne semble obéir à aucune loi rationnelle. Il semblerait plus logique que de tels préceptes soient réunis, et il en résulterait un discours plus clair. On retrouve, en effet, dans ces propositions, plusieurs idées très similaires, présentées par des expressions parallèles. Par exemple :

98. […] Ce langage fournit des mots si concis pour la numération, que le nombre qui nécessiterait, en grossière arithmétique, plus de chiffres à la suite qu’il pourrait y avoir de grains de sable contenus depuis le centre de la terre jusqu’au plus haut des cieux, y est exprimé par deux lettres.124

110. Quarantièmement, dans cette langue tous les nombres, si grands soient-ils, peuvent être exprimés par un seul mot.125

123 Voir Annexe 1.

124 NT. Voir Annexe 3, prop. 98. 125 NT. Voir Annexe 3, prop. 110.

Le manque de structure du traité provoque la séparation de ces deux propositions, au sens si proche voire redondant, par des considérations sur l’expression de couleurs ou des propriétés botaniques des plantes. Il en va de même pour les propositions n° 100 et 109 :

100. Trentièmement, les chiffres sont exprimés par des voyelles, et les consonnes représentent tous les produits de la multiplication céphalique, de dix à 81 inclus, au moyen de quoi on peut exécuter de nombreux tours arithmétiques.126

109. Trente-neuvièmement, tous les mots de cette langue représentent un nombre, parce que, les mots pouvant être augmentés par l’addition de lettres et de syllabes, ainsi y trouve-t-on un progrès numéral à l’infini.127

La disposition si peu optimale de ces préceptes apparemment complémentaires peut dès lors être expliquée de deux manières : soit il s’agit d’un traité écrit rapidement, sans réflexion ni composition préalable, ni relecture, soit il s’agit d’une tentative délibérée d’obscurcissement du discours de la part de son auteur. Dans ce chapitre, l’exploration et l’analyse d’autres dimensions compositionnelles et stylistiques de l’œuvre orienteront notre raisonnement vers la seconde hypothèse. En outre, une autre caractéristique des principes linguistiques énoncés est que chaque axiome numéroté correspond à une seule et unique phrase. Or certaines des propositions s’étendent sur quelques dizaines de lignes, et multiplient les incises et les subordonnées : il eut été plus judicieux de les diviser en plusieurs phrases pour en faciliter la lecture. C’est une pratique à laquelle Urquhart semble se refuser. Ce refus du point semble moins correspondre aux exigences d’un discours structuré qu’à un exercice de style.

126 NT. Voir Annexe 3, prop. 100. Le céphalisme est une méthode de multiplication antique. Voir J&L, p. 220,

note 46.

Frontispice original du Logopandecteision publié en 1653. Sir Thomas Urquhart, The Works of