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Du traité savant au voyage imaginaire : les uglossies parallèles

1. Comparaison avec les travaux des language planners contemporains d’Urquhart : Comenius, Lodwick, Dalgarno, Wilkins.

Parmi les language planners qui gravitent autour de l’œuvre d’Urquhart, nous nous intéresserons à quatre grands noms. Le pédagogue de Moravie (actuelle République tchèque) Jan Amos Komenský (1592-1670), qui signe sous son nom humaniste de Comenius le traité de la Janua linguarum reserata ou la Clé des langues en 1631. John Wilkins (1614-1672) publie de nombreux travaux sur la cryptographie et la quête d’une langue philosophique parfaite à partir de 1641 et jusqu’à l’aboutissement de ses travaux sous la forme de l’Essay Towards a Real Character, and a Philosophical Language en 1668. Ce polymathe est également l’un des fondateurs de la Royal Society. Francis Lodwick (1619-1694) est un flamand qui intègre la Royal Society à Londres, et publie plusieurs traités concernant la quête d’un caractère universel et d’une langue parfaite entre 1647 et 1686. Enfin, George Dalgarno (1625-1687), qui publie en 1661 le traité de l’Ars signorum vulgo character universalis et lingua philosophica, est un concitoyen d’Urquhart en plus d’être son contemporain. Il est originaire d’Aberdeen en Écosse.

Ces savants, qui entretiennent une communication notamment par le biais de la Royal Society et du cercle de correspondance de S. Hartlib, constituent un groupe intellectuel aux idées structurellement cohérentes. Tout à la fois pairs et concurrents, les language planners fondent leurs travaux respectifs sur des fondations conceptuelles communes : ces langues a priori doivent être cratyliques, c’est à dire composées de signes non-arbitraires, taxonomiques, ce qui signifie que les mots y sont ordonnés selon des catégories philosophiques reflétant la nature, et exhaustives, tout en étant concises et faciles d’apprentissage. La langue imaginée par Sir Thomas Urquhart répond également à ces impératifs et, à ce titre, s’insère dans la dynamique intellectuelle de l’époque.

Dans Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), F. Bacon distingue les langages au sein desquels les mots sont ont un lien non-arbitraire avec les objets qu’ils désignent, et ceux au sein desquels les mots ne valent que par convention arbitraire – non sans critiquer, au passage, les efforts de certains humanistes piqués d’étymologie aux affirmations fabulatoires :

De notis rerum [Des signes des choses]. Il existe deux manières de noter les pensées : selon

l’une, la notation a une certaine similitude ou congruence avec la notion. L’autre se fait ad

placitum [comme on veut], et ne vaut que par convention ou parce qu’elle est admise. Les

hiéroglyphes et les gestes appartiennent à la première catégorie. [...] Sont ad placitum [comme on veut] les caractères réels [épigrammes] évoqués ci-dessus, et les mots. Certes, des gens se sont lancés dans une recherche subtile, ou plutôt dans une simulation qui paraît satisfaisante, et ils ont tenu à dériver l’attribution des noms de la raison, et de l’intention qu’on a. Spéculation élégante, et vénérable, puisqu’elle plonge ses racines dans l’Antiquité ! Mais fort peu de vérité se mêle à ce travail, qui n’est pas d’un grand profit. Cette portion du savoir, qui concernerait les signes des choses et des pensées en général, je trouve qu’elle n’a pas été explorée, et qu’elle manque.363

Le premier cas de figure mentionné par Bacon est celui dans lequel les mots ont un lien tangible, morphologique ou sémantique, avec les objets qu’ils désignent. Il peut également être appelé Cratylisme. Si Bacon ne tient pas ce principe pour vrai dans les langues naturelles européennes qu’il connait (citant a contrario les hiéroglyphes comme signes non-arbitraires), le philosophe soutient qu’il serait judicieux d’accorder plus d’intérêt à cette « portion du savoir » linguistique, car elle est « le creuset de la connaissance »364.

Il est vrai que les language planners, parce que leur intention est de composer une langue savante et philosophique, souhaitent éliminer l’arbitraire de leurs travaux, afin que tous les mots fassent, avec l’objet qu’ils désignent, une unité logique et philosophique. Sandrine Sorlin écrit que « pour Wilkins, les avantages d’un tel système résident dans le rapport isomorphique que les composants du langage entretiennent avec la réalité ; chaque mot se définit lui-même en établissant des relations avec les autres objets, rendant impossible toute erreur sur la "vraie" nature des choses »365. D’après son article sur la langue de John Wilkins, le philosophe « avait selon lui déposé la structure du monde dans le langage. »366

Le Cratylisme peut prendre différentes formes. Le lien non-arbitraire qu’un mot entretient avec l’objet qu’il désigne peut être phonétique, comme c’est le cas avec les mots formés par onomatopées (en français moderne : une « cocotte » pour une poule, un « clic-clac » pour un

363 Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, op. cit., p. 180-181. 364 Ibid., p. 181.

365 Sandrine Sorlin, « La langue philosophique de John Wilkins (1614-1672) : langage universel ou utopie

linguistique ? », Études Épistémè. Revue de littérature et de civilisation (XVIe – XVIIIe siècles), septembre 2007, par. 12.

canapé qui se déplie en deux mouvements) ; en anglais, to spank, to splash). Les language planners ayant l’ambition d’une langue philosophique, ils conçoivent la nécessité d’un lien logique entre les signes et les choses. C’est pourquoi ils souhaitent composer des langues taxonomiques, c’est à dire structurées par une classification philosophique universelle dans laquelle chaque objet et chaque notion a sa place, ce qui permet de faire correspondre à chacun d’entre eux le terme adéquat pour le désigner.

b. Langue scientifique : classification logique et associations numérologiques

La dimension philosophique des langues conçues pour être parfaites suppose donc la classification universelle des concepts et des objets en des catégories fixes et inaliénables, afin de pouvoir leur faire correspondre des principes de morphologie et de grammaire de manière naturelle : la langue doit épouser la forme du monde, elle se fait ordre universel quasi- cosmogonique. Cette idée est exprimée par Descartes, dans une lettre qu’il écrit à M. Mersenne en 1629 :

Si quelqu’un avoit bien expliqué quelles sont les idées simples qui sont en l’imagination des hommes, desquelles se compose tout ce qu’ils pensent et que cela fût reçu par tout le monde j’oserois esperer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire et, ce qui est principal, qui aideroit au jugement, luy representant si distinctement toutes choses, qu’il luy seroit presque impossible de se tromper […]367

Dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’œuvre de Francis Lodwick, Vivian Salmon compare sa démarche taxonomique à celle d’autres language planners :

La classification prédicamentale fut plus profondément exploitée par les successeurs de Lodwick que par Lodwick lui-même ; Urquhart remarqua que, toutes choses ayant été divisées en dix classes par Aristote, « les mots par lesquels ces choses seront signifiées pourront être répartis dans leurs différentes catégories. [notre traduction]» Tandis que Dalgarno rejeta d’abord la méthode en dépit des conseils de Wilkins, avant d’y revenir, avec quelques réserves, dans l’Ars signorum.368

Il est aisé de constater que si la démarche a pour but d’inscrire la structure du monde dans les mots, il s’agit plutôt, en pratique, de projeter sur le monde une structure a priori, forgée par la langue et les préconçus linguistiques des language planners, aucune théorie de tout n’ayant jusqu’alors (et encore aujourd’hui) été découverte, et l’idée d’un ordre de l’univers

367 René Descartes, Lettre à Mersenne du 20 novembre 1629, Œuvres de Descartes, op. cit., vol. I, p. 76-82. 368 NT: « Predicamental classification was exploited more fuly by Lodwick’s successors than by Lodwick himself;

Urquhart noted that, as all things had been divided into ten classes by Aristotle, ‘so may the words whereby those things are to be signified, be set apart in their several storehouses’368 while Dalgarno at first rejected the method,

in spite of Wilkins’s advice, returning to it, with some reservations, in the Ars signorum. » Vivian Salmon, The

works of Francis Lodwick: a study of his writings in the intellectual context of the seventeenth century, op. cit.,

systématique, exhaustif et cohérent demeurant de l’ordre du fantasme. Sandrine Sorlin explique en quoi c’est le cas chez Wilkins.

En fait Wilkins reste fidèle aux classifications classiques véhiculées par la Grande Chaîne des Êtres dans laquelle chacun a sa propre place de façon certaine et immuable, alors même qu’elle perdait de son influence au XVIIe siècle. C’est en ce sens qu’on peut dire que le projet de

Wilkins relève d’un fantasme de l’unité, d’un désir de cohérence immuable, au moment où commence à vaciller la conception d’un monde stable et organisé. Il s’affiche comme une tentative de maîtrise du monde par le truchement d’une langue rendant visible, sous forme de tableaux, tous les phénomènes qui entourent les hommes.369

Bien que l’idée semble concrètement irréalisable, le langage comme forme du monde et comme système logique en lui-même apparait comme le mode de composition d’une langue parfaite qui fait le plus de sens. Vivian Salmon note que cette propriété figure chez Urquhart comme chez les autres370, citant son affirmation numéro 132 : « 132. Soixante-deuxièmement, quant à l’affirmation, la négation, et l’infinitation371 de propositions, elle a des propriétés

connues d’aucun autre langage, et des plus nécessaires à la connaissance. » Elle suggère également l’aspect cabalistique du recours à des « mots techniques » chez Kinner, Ward et Urquhart.372 À la manière du naturaliste Linné qui, au XVIIIesiècle, établit la nomenclature qui

classe les espèces tout en les décrivant, via un double nom en latin, Urquhart imagine des mots qui indiquent les propriétés des objets qu’ils désignent. Le terme désignant une plante doit ainsi en donner les caractéristiques de froid, de chaud, d’humidité ou de sécheresse.

Dans le même élan, certains language planners conçoivent de faire correspondre chaque lettre de leur alphabet à un chiffre, caractéristique définitoire de la capacité de leur langue à exprimer de grands nombres de manière très concise. Sur ce point, Salmon note les similitudes non seulement entre Urquhart et Mersenne, sur lesquelles notre étude s’est déjà penchée, mais aussi avec les travaux de Dalgarno et Lodwick373. Elle note aussi un possible intertexte dans un exemple qu’Urquhart aurait pu emprunter à Kinner374.

c. Réduction du langage et facilité d’apprentissage

Comme on peut s’y attendre, la capacité scientifique ainsi que l’exigence de formation morphologique des mots de manière analogique avec la nature des objets qu’ils désignent

369 Sandrine Sorlin, op. cit.

370 Vivian Salmon, The works of Francis Lodwick: a study of his writings in the intellectual context of the seventeenth century, op. cit., p. 120.

371 Fait de transformer un mot en son contraire par adjonction d’un préfixe négatif. 372 Vivian Salmon, Ibid., p. 143.

373 Ibid., p. 132-133. 374 Ibid., p. 135.

débouche sur une réduction du langage. Cette réduction est un impératif qui répond également à la facilité d’apprentissage que l’on attend de la langue parfaite. En effet, l’effort linguistique universaliste a un fort rapport à l’« art de la mémoire », ce « précurseur de la méthode scientifique », pour reprendre le terme de Salmon.375 Cette dimension mnémotechnique, qui peut rappeler l’art combinatoire de Llull, est prégnante chez Lodwick, Urquhart, mais aussi tous les autres : on remarque aussi l’intérêt marqué pour la facilité d’apprentissage et la réduction du lexique à un nombre défini de « primes radicaux » (pour utiliser le terme d’Urquhart) chez Kinner, Dalgarno, Beck, et Wilkins.376

Sandrine Sorlin explique ainsi que les langues philosophiques du XVIIesiècle ont toutes

suivi une logique de réduction morphologique et sémantique du langage. C’est la grande faiblesse de Wilkins :

Chez Wilkins, le nombre limité de catégories ne permet finalement que très peu de combinaisons : « The availibility of forty genuses, nine differences, and nine species only yields a potential 3,240 unique identifications. We know that there are far more than 3,240 items of expression to identify, and far more than that number of words in the English language »41. Wilkins, conscient du problème, prévoyait quelques aménagements mais sans

changer la structure assignée à la langue. Paradoxalement, ces langues censées simplifier la lecture du monde pour en donner une meilleure connaissance sont d’une grande complexité et manquent de souplesse : « The taxonomic structure through which this analysis was expressed, however, not only complicated such languages but also introduced a rigidity which was ultimately restricting »42. Cette rigidité et cette pré-existence du système de caractères une fois

pour toutes empêchent toute création linguistique. Le langage ne peut se libérer des carcans taxinomiques, véritables « prisons de l’esprit »43, puisqu’on lui refuse toute dynamique.377

La tension se crée alors entre les deux exigences de concision et d’exhaustivité de la langue parfaite : il semble difficile, dans ce cadre très restreint, de parvenir à exprimer toutes les notions appréhensibles par l’esprit humain.

d. Style et ton pour un langage parfait

Enfin, la plupart des language planners s’accordent sur le style à favoriser lorsqu’on souhaite exprimer sa pensée clairement et sérieusement. Dans sa Reformation of schools, Comenius suggère l’utilisation d’un style simple afin de s’affranchir de toute offuscation du discours. Il associe « brièveté, et clarté [...] afin que les lecteurs puissent être soulagés de tout

375 « In fact, as we can now appreciate, the ‘art of memory’ was the precursor of scientific method. » Ibid., p. 111. 376 Ibid., p. 112-113.

377 Sandrine Sorlin, « La langue philosophique de John Wilkins (1614-1672) : langage universel ou utopie

linguistique ? », Études Épistémè. Revue de littérature et de civilisation (XVIe – XVIIIe siècles), septembre 2007, par. 24.

ennui et de toute verbosité. »378 Dalgarno associe également langue universelle, brièveté du discours et clarté de la pensée, affirmant que son caractère universel permettrait d’apporter

beaucoup de clarté aux actes de compréhension, en critiques grammaticales, logiques, et métaphysiques, et d’affiner le jugement afin de découvrir la superfluité de certaines langues [...] et de composer et d’expliquer ses pensées selon une méthode simple et rationnelle.379

Cependant, le style simple et concis qui est préconisé par les savants et qui constitue un objectif de la langue parfaite n’est pas toujours celui employé par les érudits dans leurs traités linguistiques. Vivian Salmon remarque ainsi que

les manuscrits de Lodwick se caractérisent par une capitalisation et une ponctuation excentriques ainsi que par l’usage d’abréviations [...] à la manière d’un homme d’affaires éduqué, mais non-académique du dix-septième siècle. 380

Toutefois, en termes de style littéraire, aucun language planner ne va aussi loin qu’Urquhart et sa prose exubérante. Nous avons démontré, au cours de notre étude, que l’uglossie urquhartienne reprend assez d’éléments linguistiques en vogue dans le cercle des language planners pour être considérée, à première vue, comme un projet légitime, et notamment par certains confrères d’Urquhart eux-mêmes. À vrai dire, il est possible que son texte ait été lu ou partiellement lu, et même qu’il ait inspiré certains savants. Nous repérons plus précisément un intertexte éventuel avec Wilkins. En effet, Urquhart écrit dans The Jewel :

107. Trente-septièmement, Afin d’atteindre la dextérité attribuée à Mithridate, roi du Pont, dont on a dit qu’il appelait tous ses soldats, d’une armée de soixante mille hommes, par leurs noms et prénoms [...]381

Or la comparaison est reprise par Wilkins, dans l’épître dédicatoire de son Essay Towards a Real Character, qui parait en 1668 :

‘Tis said of Mithridates King of Pontus, that he was skilled in twenty and two several Tongues, which were spoken in the several Provinces under his Dominion [...]382

378 NT : « brevity, and perspicuicity […] that learners may be eased of all tediousmesse [sic] and prolixity. »

Comenius, A reformation of schooles (trad. Anon.), 1642, p. 48-49. Cité dans Vivian Salmon, op. cit., p. 74.

379 NT : « a great deal of clearnesse to the acts of the understanding, in Grammatical, Logicall, and Metaphysicall

Criticismes, and shall ripen the judgment to discover the superfluity of some languages […] and to compose and explaine his thoughts in a plaine and rationall method. » Dalgarno, A new discovery of the universal character (Alston, 1967, vol. 7, planche IX); Tables of the universal character, ibid., planche X. Cité dans Ibid.

380 « Lodwick’s manuscripts are characterised by eccentric capitalisation and punctuation and by the use of

abbreviations […] – the usage of and educated but non-academic businessman of the seventeenth century. » Ibid., p. ix.

381 NT. Voir Annexe 3, prop. 107.

Bien que la légende du roi Mithridates constitue un lieu commun de la culture intellectuelle à l’époque de la révolution scientifique, il est possible que Wilkins ait été inspiré par l’ambition de cette figure de roi illustre, citée par Urquhart, qui aurait repoussé les limites de la communication au bénéfice de son peuple ou son armée.

Il est donc envisageable que le sérieux Wilkins ait lu le facétieux Urquhart, et en ait été inspiré. C'est d'autant plus vraisemblable que l’uglossie ne relève pas distinctement de la science ou de la fiction. Comme nous l’avons vu précédemment, de nombreux language planners et grammairiens ont également été auteurs de voyages imaginaires dans lesquels ils ont dépeint, avec plus ou moins d’humour, des alternatives aux langues naturelles. De manière quelque peu caricaturale, nous pourrions affirmer que Wilkins et son Essay Towards a Real Character symbolisent le pendant sérieux de l’utopie de la langue parfaite, dont l’autre pendant serait purement fictionnel, et souvent teinté d’ironie sceptique. En réalité, ces deux approches sont les faces d’une même pièce, et sont parfois difficiles à distinguer. C’est le cas du voyage imaginaire La Terre Australe Connue écrit par Gabriel de Foigny en 1676, qui met en avant une langue idéale déroutante, entre rationalisme philosophique et dérision.

2. La Terre Australe Connue : la linguistique fantastique du Français Gabriel de