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Aujourd’hui, je suis à même de constater que la « qualité » de l’enquête est, entre autres, fonction du temps consacré au terrain. Certes, le commencement et la durée de l’enquête dépendent de multiples et différents facteurs, comme de l’existence de connaissances que l’on peut avoir, sur place, a priori, avant le départ sur le terrain - en ce qui me concerne, à Macau, ce ne fut pas le cas.

101 Au sens où l’on est concerné par la « recherche des connections, associations, et relations supposées », tel que signalé par George Marcus. Pourtant, tel que je le conçois ici, il ne s’agit pas de stratégies nouvelles, mais d’une nouvelle classification des stratégies qui renvoie à d’autres courants et écoles de l’anthropologie, dont l’École de Manchester. Marcus, George E. « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography »,

Annual Review of Anthropology. Vol. 24, October 1995, p. 95-117 ; p. 97.

102 Stewart, Alex. The Ethnographer’s Method, op. cit. ; Sardan, Jean-Pierre Olivier de, « La politique du terrain… »,

op. cit. ; Brunt, Lodewijk. « Thinking about ethnography », Journal of Contemporary Ethnography. Vol. 28, n°5,

October 1999, p. 500-509 ; p. 508.

103 Hannerz, Ulf. Exploring the city…, op. cit., p. 22.

104 Entretien avec Eve, chinoise de Taiwan que j’ai rencontré pour la première fois à Macau en 2006, réalisé le 2 juin 2009.

105 Hannerz, Ulf. « Postface : La ville et le travail de terrain », Explorer la ville. Éléments d’anthropologie urbaine. Paris : Les Éditions de Minuit, 1983, p. 380-381.

Néanmoins, l’observation participante en ville tire profit des séjours prolongés, du moins, au début de l’enquête. Cela, parce qu’en ville, on a tout le temps, et en même temps, on n’a pas le temps. Les informateurs, réels et potentiels, ayant souvent un emploi du temps chargé, des activités et des horaires de travail dans la journée, on a tout le temps d’explorer et d’observer la ville, ses rues, quartiers, bâtiments, ses flux et rythmes quotidiens, mais pas toujours le temps que l’on voudrait pour discuter, dialoguer, réaliser des entretiens avec ses habitants. On a l’impression de courir après des vies en mouvement, d’accumuler des fragments de récits et d’histoires de vie. On « poursuit » les informateurs, on se sent parfois inopportuns. L’expérience de l’enquête apparaît ainsi concentrée et fragmentaire, à moins qu’on ne trouve le temps de la reconstituer, entre les divers allers et retours, mais aussi in situ.

En ce sens, j’ai constaté que les relations et des liens de confiance avec les personnes interrogées à Macau ont pu se nouer au fil du temps. Il fallait les soigner, les entretenir, les laisser parler et, surtout, laisser vivre mes interlocuteurs. Pour observer, écouter, et participer à cela, il a fallu, en plus d’être présente, savoir perdre du temps106. Avec ma condition d’« étrangère » à Macau

(sans visa de long séjour, carte de résidante ou passeport, portugais ou chinois), le seuil des trois mois a correspondu au franchissement d’une nouvelle étape, au moment où j’ai commencé, enfin, au fil des rencontres et incursions sur le terrain, à surmonter le handicap lié à mon statut de visiteur et à devenir quelqu’un d’autre. Aux yeux de mes interlocuteurs, c’est à ce moment là que je suis devenue, non pas une résidante, mais quelqu’un que l’on pouvait identifier comme un habitant, comme quelqu’un qui était « sur place », bien que cela ait été vrai de manière intermittente. Ce qui n’était pas, d’ailleurs, sans refléter la condition de quelques-uns de ces interlocuteurs, adonnés eux- mêmes à la mobilité, partageant leur vie entre deux ou trois localités, entre Macau et Lisbonne, entre Macau et Hong Kong ou Zhuhai, par exemple. C’est là où se sont inscrits l’imprégnation, la familiarisation avec l’objet d’enquête, le temps et les possibilités consacrés à l’immersion et à la connaissance sensible de la ville et de ses gens107.

2.

« Matérialité » et ancrages

Les durées prolongées de mes séjours m’ont donc permis d’instaurer des liens personnels qui se sont renforcés au fur et à mesure que je parvenais à créer des repères qui étaient aussi matériels. Après les trois premiers mois passés à Macau, période durant laquelle j’ai été hébergée dans une résidence procurée par l’Institut de recherche qui m’a accueillie en 2006108, pendant la

106 « Il faut, sur le terrain, avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps, pour comprendre que ces

temps morts étaient des temps nécessaires ». Sardan, Jean-Pierre Olivier de, « La politique du terrain… », op. cit., p. 74.

Voir aussi Ulf Hannerz, dans la postface à l’édition française, « La ville et le travail de terrain », op. cit., p. 380.

107 Stewart, Alex. The Ethnographer’s Method, op. cit., p. 7 ; Sardan, Jean-Pierre Olivier de, « La politique du terrain… », op. cit., p. 79-80.

deuxième moitié de mon premier séjour, et toutes les autres étapes de terrain, j’ai résidé avec une résidante portugaise. Je ne peux aujourd’hui que constater que cela a aidé mes interlocuteurs à me « fixer » dans la ville, au milieu de déplacements réguliers. Ainsi, l’effet lié à l’absence causée par le fait d’aller et venir s’en trouvait-il atténué, dans la perception des personnes qui avaient participé à l’enquête, par le fait que j’habitais la même résidence lors de chacun de mes retours, que je conservais un même numéro de téléphone, que je coopérerais, in situ et à distance, avec la presse locale109. Ces détails de la matérialité de ma présence à Macau posés, ils étaient alors en mesure de

me « placer », là où mes origines et les buts de l’enquête leur apparaissaient plus difficiles à percer. Car parlant le portugais, bien que n’étant pas Portugaise, mes interlocuteurs lusophones m’ont accordée une confiance qui faisait peu cas des « méfiances » coloniales. Quant aux Chinois, qui faisaient montre de moins de scepticisme à cet égard, ils ont eu parfois tendance à m’interroger sur mes origines asiatiques. Dans leur perception, il fallait bien que j’aie quelque chose à voir avec Macau. Si ce n’était pas le Portugal, ça devait être la Chine... J’entends ces manifestations comme l’expression de l’effet du temps prolongé des séjours, que l’on peut lire de deux manières. Cela signifiait, premièrement, que mes informateurs ne voyaient pas en moi une touriste ou une simple visiteuse. Et qu’ensuite, à force, je finirai bien par reproduire quelques-uns des comportements, habitudes et manières d’être des habitants, entre autres, les façons de parler, mais aussi de se comporter110. En l’attente, et tentative après tentative visant à se faire accepter, on finit par trouver

la bonne clé qui ouvre la porte d’entrée du ou des sites(s) enquêté(s).

Preuve d’acceptation et de bienveillance, c’est à des connaissances chinoises que j’ai dû cet ancrage important sur le terrain qui a été le mien, ancrage qui traduit l’effet du temps, monnaie composée de confiance et d’opportunité, dont il a été question. En 2007, au cours de mon deuxième séjour à Macau, je découvre auprès de la compagnie qui me fournissait des services téléphoniques que je ne pouvais plus conserver le numéro de portable que j’avais depuis 2006. À la suite de malentendus, et de négociations peu concluantes avec ce prestataire, mes connaissances chinoises se sont fortement mobilisées, ce qui m’a permis d’obtenir un « diamond number »111. Très convoité par

les Chinois et les Macanais, la possession de ce numéro a exercé une forte influence sur la reconnaissance que m’ont manifestée les personnes rencontrées et interrogées pendant l’enquête. Ainsi, cet événement a-t-il constitué un tournant révélateur de la nature plus étroite des liens qui commençaient à se consolider entre moi, mes interlocuteurs et la ville.

109 Pendant deux ans et demi (2007-2009), j’ai écrit, chaque mois, pour le compte de la presse locale, des articles d’analyse. Il s’agissait de deux journaux portugais et d’un magazine, édité en anglais.

110 Si avec les Portugais et les Macanais, on dîne tard, on se met plus tôt à table avec les Chinois ; si l’on peut faire la bise aux premiers, celle-ci n’est pas d’usage parmi les Chinois, etc.

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