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La désorientation due à l’absence de repères forts et d’une trajectoire claire résulte pour le sujet en une profonde angoisse existentielle, qui se manifeste par une tendance à l’isolement. Sa relation aux autres s’en trouve affectée : les personnages de Banks, Carver ou Ford sont rarement animés par un sentiment d’empathie ou de solidarité face à l’adversité. Ils perçoivent plutôt l’autre comme un intrus, en particulier s’il appartient à une « race » différente de la leur. Les œuvres du corpus se penchent par conséquent sur cette problématique du lien à autrui : l’individualisme qui semble dominer la société américaine est marqué par un rejet de l’autre qui mène à la désintégration des petites collectivités au sein de la communauté, telles que les clubs et associations, les groupes d’amis et même le noyau familial. En outre, comme le montre Roche dans L’Imagination malsaine, les tensions sociales et raciales qui mettent à mal la cohésion de l’Amérique semblent attisées par l’omniprésence d’un discours phallocentrique et ethnocentrique stéréotypé que les personnages reprennent, consciemment ou non, à leur compte (191-196).

a) « I’m not a joiner » (TS 271) : une vie sociale et familiale en berne

Selon Putnam, même les associations moins institutionnalisées que les partis politiques ou les congrégations religieuses, comme les clubs, ou les rencontres moins formelles comme les repas entre collègues, les soirées entre amis ou encore les retrouvailles familiales, sont aujourd’hui mises à mal55. Bien sûr, l’individualisme de la société américaine est aussi directement lié à ses valeurs et à son fonctionnement, basés notamment sur la défense du système de libre-entreprise et le refus d’un État interventionniste. Mais Putnam constate que le fort sentiment communautaire né avec l’effort de guerre s’est effrité au fil des décennies (54-55).

On retrouve peu d’interaction sociale volontaire dans les œuvres du corpus. Dans The Sportswriter, les soirées du Club des Divorcés auquel appartient Frank ne semblent pas très satisfaisantes sur le plan humain. Ce club informel qui fonctionne par cooptation est évoqué dès les premières pages du récit :

You should never think that leaving a marriage sets you loose for cheery womanizing and some exotic life you’d never quite grasped before. Far from true. No one can do that for long. The Divorced Men’s Club I belong to here in town has proven that to me if nothing else— we don’t talk much about women when we are together and feel relieved just to be men alone. What leaving a marriage released me—and most of us—to, was celibacy and more fidelity than I had ever endured before, though with no one convenient to be faithful to or celibate for. Just a long empty moment. Though everyone should live alone at some time in a life. Not like when you’re a kid, summers, or in a single dorm room in some crappy school. But when you’re grown up. Then be alone (6).

C’est ironiquement le champ lexical de la solitude qui domine dans ce passage. L’adjectif « alone » à lui seul est répété trois fois. Il semblerait que l’individualisme forcené de Frank confine à l’isolement. Il faut dire que ce club n’est pas vraiment fondé autour d’intérêts ou de buts communs. D’ailleurs, ses membres ne se fréquentent pas en dehors du club et ne partagent aucune véritable confidence. Walter Luckett en fait l’amère expérience lorsqu’il raconte à un Frank faussement détaché son aventure homosexuelle sans trouver le réconfort escompté. Dans la lettre qu’il laisse à Frank avant son suicide, Walter écrit toutefois : « I still consider you my best friend, even though we don’t really know each other that well » (349). On ne peut qu’être frappé par la contradiction entre l’absolu du superlatif dans la première partie de la phrase et

55 « the last several decades have witnessed a striking diminution of regular contacts with our friends and neighbors. We spend less time in conversation over meals, we exchange visits less often, we engage less often in leisure activities that encourage casual social interaction, we spend more time watching (admittedly, some of it in the presence of others) and less time doing » (115).

la prudence de la concession dans la seconde partie. De toute façon, s’il considère Frank comme son meilleur ami, la réciproque n’est sans doute pas vraie : « Some people were not made to have best friends, and I might be one » (215), constate Frank. La présence de l’auxiliaire modal « might » suggère que c’est l’incertitude qui domine la relation de Frank aux autres. Lui-même décide de quitter le club à la fin du roman, après avoir pris conscience de sa vanité : « I have finally resigned from the Divorced Men’s Club. […] It did not seem to serve its purpose very well, and the other men, I think, will eventually just go back to being friends in the old-fashioned ways » (373). Les verbes d’opinion employés servent eux aussi à montrer que Frank n’a aucune certitude si ce n’est celle de son propre malaise face au club et à sa portée limitée. S’il est difficile de saisir ce que signifie exactement cette idée d’un retour à une amitié « à l’ancienne » après la dissolution du club, sa remarque laisse néanmoins entendre qu’a contrario, l’individualisme d’aujourd’hui est un mal typiquement (post)moderne. L’amitié est de toute façon une notion galvaudée selon Frank : « Friendship is a lie of life » (195). Il semble persuadé que ceci est dû au mode de vie des Américains dans les années 1970-1980, notamment dans les banlieues-dortoirs comme Haddam : « In any case the suburbs are not a place where friendships flourish » (79). En effet, ces lieux d’habitation à la périphérie des grandes villes, où l’on ne se rend que pour dormir, et qui sont bordés de zones commerciales immenses et impersonnelles où chacun se rend individuellement dans sa voiture, ne favorisent pas les rencontres et le partage selon Putnam (205).

De la même manière, le tissu social est bien usé chez Carver. Dans « The Bridle », Marge et son mari se montrent peu enthousiastes lorsqu’ils sont invités à la pendaison de crémaillère de leur voisine : « Harley and I were invited, along with a bunch of other people. We went, but we didn’t care for the company » (C 182). Les autres invités, simplement désignés par le nom collectif « bunch of other people », ne sont même pas gratifiés d’une identité, ce qui renforce l’impression d’isolement du couple face au reste du monde. Ils ne participent pas non plus avec eux à la fête organisée autour de la piscine de la résidence vers la fin de la nouvelle. Marge se contente de les observer de loin en se plaignant du bruit : « We have a rule against anyone being out there after ten. […] I felt it was all right for them to have their fun, but it was time for it to stop » (188). On note l’opposition entre le pronom personnel singulier « I » et le pluriel « they », qui souligne le fait que Marge est coupée du reste

du monde, ainsi que de toute notion de plaisir, comme le suggère le fait que « fun » soit utilisé avec un adjectif possessif à la troisième personne du pluriel.

Marge éprouve pourtant une certain compassion pour sa nouvelle voisine, Betty Holits, qui s’est un peu confiée à elle lors d’une séance de coiffure-manucure : « Sometimes I […] try to picture myself in Betty’s shoes. I wonder what I’d do then » (187, je souligne). Mais c’est uniquement à travers un cliché langagier qu’elle arrive à exprimer son empathie. Aucun véritable lien ne se crée, bien que leur similarité se lise dans le seul commentaire personnel, lourd de sens malgré son extrême concision, que fait Marge suite à une remarque désabusée de Betty : « “You don’t know what it’s like.” / “Yes, I do,” I say » (187). Marge évite de s’appesantir sur sa vie privée, comme le montre la brièveté de sa réponse et le fait que ce soit seulement la seconde fois, au cours d’un dialogue qui s’étend sur quatre pages, qu’elle se risque à utiliser le pronom personnel « I », la première fois étant pour décrire une action et non un sentiment : « First I’ll shampoo you » (184). Si l’uniforme qu’elles portent toutes les deux, blouse d’esthéticienne pour Marge et tenue de serveuse pour Betty, souligne leur ressemblance (« I can see how we’re both wearing uniforms » [184]), il semble aussi être un rempart, une carapace empêchant les deux femmes de dépasser leur pudeur pour atteindre le stade de l’intime.

Chez Carver, les invitations à dîner, comme dans « What We Talk about When We Talk about Love », « What’s in Alaska? », « Feathers » ou encore « Vitamins », sont souvent problématiques. Ainsi, dans « Feathers », la soirée que le narrateur passe avec sa femme Fran chez son collègue Bud marque le début du délitement de son couple : « Later, after things had changed for us, Fran would look back on that evening at Bud’s place as the beginning of the change » (C 23). Initialement, Fran n’est pas enchantée à la perspective de ce dîner : « Why do we need other people? she seemed to be saying » (2). L’opposition claire entre « we » et « other people » dans son discours souligne la fracture de la communauté. Le narrateur est habité par les mêmes sentiments individualistes que sa femme. Il justifie la remarque de Fran en disant « We have each other » (2), avant de décrire leur vie conjugale centrée sur elle-même :

one thing we didn’t wish for was kids. The reason we didn’t have kids was we didn’t want kids. Maybe sometime, we said to each other. But right then, we were waiting. We thought we might keep on waiting. Some nights we went to a movie. Other nights we just stayed in and watched TV (3).

Ironiquement, l’utilisation récurrente du pronom personnel pluriel « we » sert à décrire un repli sur soi. Selon le narrateur, tout a changé après la naissance de leur fils, qu’il rend responsable de l’éclatement du noyau familial : « She and I talk less and less as it is. Mostly it’s just the TV » (23). On note la disparition complète du pronom personnel « we » dans ce passage qui fait directement écho à la première citation. La télévision, déjà mentionnée dans le premier extrait, semble avoir envahi l’intimité du couple jusqu’à le phagocyter. Selon Putnam, entre autres, la télévision est l’une des causes principales de la désintégration de la communauté : « As the poet T.S. Eliot observed early in the television age, “It is a medium of entertainment which permits millions of people to listen to the same joke at the same time, and yet remain lonesome” » (217). La télévision est un objet particulièrement représentatif de la société américaine contemporaine, puisque ce symbole du matérialisme s’est énormément développé dans la deuxième moitié du vingtième siècle : « In 1950 barely 10 percent of American homes had television sets, but by 1959, 90 percent did, probably the fastest diffusion of a technological innovation ever recorded » (221).

Mais finalement, cette fenêtre ouverte sur le monde, si révolutionnaire soit-elle, ne semble paradoxalement pas permettre de rapprocher les hommes : « Television, it turns out, is bad for both individualized and collective civic engagement, but it is particularly toxic for activities that we do together » (229). Chez Carver, les soirées des personnages sont parfois dominées, voire gâchées, par la télévision. Dans « Feathers », elle n’est pas limitée aux moments que le narrateur et sa femme passent en tête à tête mais s’invite également au dîner chez Bud et Olla : « The color TV was going, so we looked at that for a minute56 » (C 8). Les trois personnages regardent alors pendant un moment une compétition de stock cars :

“You want to watch this?” Bud said. He was still standing.

I said I didn’t care. And I didn’t. Fran shrugged. What difference could it make to her? She seemed to say. The day was shot anyway.

“There’s only about twenty laps left,” Bud said. “It’s close now. There was a big pile-up earlier. Knocked out half a dozen cars. Some drivers got hurt. They haven’t said yet how bad.”

“Leave it on,” I said. “Let’s watch it.”

“Maybe one of those damn cars will explode right in front of us,” Fran said. “Or else maybe one’ll run up into the grandstand and smash the guy selling the crummy hot dogs.” She took a strand of hair between her fingers and kept her eyes fixed on the TV (8-9).

56 La précision amenée par « color » sert peut-être à rappeler que le poste de télévision en couleurs, qui a commencé à se répandre dans les foyers américains dans les années 1960-1970, était encore un signe extérieur de richesse et de modernité au moment où se déroule la nouvelle.

Le fait que la soirée débute avec ce spectacle plutôt violent, comme l’indique le champ sémantique de la destruction (« a big pile-up », « knocked out », « hurt », « explode », « smash »), semble de bien mauvais augure pour la suite du dîner. Si l’on admet que ces images de démolition sont une métaphore des relations humaines, il est difficile d’imaginer que les personnages puissent tisser des liens affectifs forts. Ils ne paraissent pas avoir grand-chose à partager, puisque le dialogue tourne uniquement autour du programme télévisé. L’indifférence domine, comme le soulignent la répétition emphatique de « I didn’t » par le narrateur et le haussement d’épaule de sa femme, qui ne gratifie même pas son hôte d’une réponse verbale. Fran finit même par se montrer franchement hostile : l’agressivité de son discours, marquée par un vocabulaire violent (« explode », « smash ») et péjoratif (« damn cars », « crummy hot-dogs ») est dirigée en surface vers la compétition de stock cars mais sert en réalité à exprimer son regret de s’être fait imposer cette soirée par son mari. Elle utilise alors la télévision, par laquelle elle prétend être hypnotisée, comme un médium pour exprimer sa colère de manière plus ou moins voilée.

La télévision est également associée à la désagrégation du sens communautaire dans « Careful », où le protagoniste, Lloyd, fait preuve d’un individualisme forcené et même d’un profond égoïsme :

Once, when he was coming back to his place in the afternoon, carrying a sack with three bottles of André champagne and some lunch meat, he stopped on the landing and looked into his landlady’s living room. He saw the old woman lying on her back on the carpet. She seemed to be asleep. Then it occurred to him she might be dead. But the TV was going, so he chose to think she was asleep (C 103).

L’incertitude marquée par l’emploi du verbe d’état « seem » et de l’auxiliaire modal « might » est aussitôt contredite par le verbe d’action « choose », qui indique que Lloyd a tranché et décide d’assumer le fait de ne pas se préoccuper d’autrui. Il considère apparemment que le fait que le poste de télévision fonctionne est une preuve de vie. En fait, cette télévision en marche semble être la seule entité vivante de la pièce. Elle paraît finalement plus réelle que sa propriétaire, comme si elle avait vampirisé l’humain.

Un autre mythe fondateur de la société américaine se trouve démoli dans le monde contemporain : celui de la famille comme symbole fort d’unité sur lequel on peut s’appuyer. Selon Frank dans The Sportswriter, le fait qu’il soit divorcé le condamne à vivre en quelque sorte au ban de la société : « It is not, I have come to understand, easy to have a divorced man as your neighbor. Chaos lurks in him—the

viable social contract called into question by the smoky aspect of sex » (5). Ses voisins, sans être ouvertement désagréables, le rejettent de peur que « le chaos », autrement dit la désagrégation des liens du mariage, et plus largement, de la cohésion sociale, soit contagieux.

Nombre de nouvelles carvériennes montrent également que le noyau familial, en équilibre précaire, ne peut plus vraiment servir de refuge. Chez Carver, les disputes, séparations et divorces sont légion et les alliances, emblèmes des liens du mariage, sont parfois maltraitées. Ainsi, dans « Where I’m Calling From », J.P. raconte qu’il a découpé l’alliance de sa femme Roxy après avoir appris qu’elle l’avait trompé : « He manages to get Roxy’s wedding ring off her finger. And when he does, he cuts it into several pieces with a pair of wire-cutters » (C 124). La répétition de « cut » et la préposition « off » marquent textuellement la rupture du lien affectif. Le choix de l’instrument n’est pas anodin, puisqu’un câble (« wire » en anglais) sert normalement à relier deux éléments57. Dans « Chef’s House », Wes s’est débarrassé de son alliance un soir d’ivresse : « after a month of being with Wes in Chef’s house, I put my wedding ring back on. I hadn’t worn the ring in two years. Not since the night Wes was drunk and threw his ring into a peach orchard » (26). Une fois l’alliance ôtée, le lien est rompu. D’ailleurs, dans ce passage, le terme « wedding » lui-même, d’abord employé en collocation avec « ring », disparaît. Il semble alors bien difficile de reconstruire la relation conjugale. Les deuxièmes chances se présentent rarement chez Carver, et les discussions débouchent souvent sur des impasses. Dans « Careful », Lloyd est séparé de sa femme : « After a lot of talking—what his wife, Inez, called assessment—Lloyd moved out of the house and into his own place » (103). Les tirets, qui cassent le rythme de la phrase, marquent visuellement et symboliquement la rupture.

L’éclatement du noyau familial peut aussi découler de relations conflictuelles entre parents et enfants. Par exemple, dans « The Compartment », Myers se rend à Strasbourg pour retrouver son fils, qu’il n’a pas revu depuis des années et qu’il rend responsable de la mort de son couple :

He hadn’t seen the boy in eight years. There had been no phone calls between them during this time, not even a postcard since Myers and the boy’s mother had gone their separate ways—the boy staying with her. The final break-up was hastened along, Myers always believed, by the boy’s malign interference in their personal affairs (43).

Une fois encore, le tiret, placé juste après l’adjectif « separate », symbolise la cassure. La séparation de Myers et sa femme, et sa rupture définitive avec son fils, pour lequel il ne descendra finalement pas du train, est également marquée au niveau diégétique par un incident a priori assez anodin : à la fin de la nouvelle, après s’être promené dans les couloirs du train, Myers tente de regagner son compartiment, sans succès : « He walked down the corridor to his compartment. […] It was not his compartment after all. He realized with a start they must have uncoupled his car while the train was in the yard and attached another second-class car to the train » (53, je souligne). L’erreur de Myers s’explique aisément : puisqu’il ne parle pas français, il a très bien pu entendre sans les comprendre les avertissements du conducteur. Mais l’intérêt principal de cet extrait réside dans le choix du terme employé pour caractériser la séparation des wagons : « uncoupled ». Grâce à ce participe passé construit sur la racine « couple », une action concrète (la division du train en deux) a une résonance hautement symbolique dans cette nouvelle sur la désintégration des liens conjugaux et familiaux.

De toute évidence, dans les œuvres du corpus, la famille nucléaire composée est le microcosme reflétant et renforçant la fragmentation de la société américaine dans

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