• Aucun résultat trouvé

Bien que ce soit un principe fondateur du réalisme, comme le rappelle Hutcheon lorsqu’elle en évoque les conventions traditionnelles (« the traditional realist narrative conventions of the inscription of the subject as coherent and continuous »

[A Poetics of Postmodernism 84]), le sujet postmoderne ne forme souvent plus un tout parfaitement cohérent. Par conséquent, dans les œuvres du corpus, les protagonistes ont tendance à percevoir l’autre, et à se voir eux-mêmes, de façon fragmentaire. Le malaise qui ébranle la société américaine dans son ensemble et les tensions qui mettent à mal le tissu social sont reflétés sur le plan microcosmique par la crise existentielle

du personnage. Hutcheon fait ainsi le lien entre le manque d’unité du sujet et la contestation de tout système englobant à l’ère postmoderne :

The perceiving subject is no longer assumed to be a coherent, meaning-generating entity. […] As Foucault and others have suggested, linked to this contesting of the unified and coherent subject is a more general questioning of any totalizing or homogenizing system (11-12).

Le fait que le réalisme à l’ère postmoderne ne puisse plus apporter la cohérence et la totalisation attendues par le réalisme classique tel que l’expose Bersani70 se vérifie non seulement dans sa représentation de la société américaine dans son ensemble, comme nous l’avons vu, mais aussi dans l’étude de la subjectivité du personnage, à la fois dans son rapport à l’autre (en particulier au sein du couple) et dans sa perception de sa propre image.

Si Continental Drift expose cette problématique en montrant que les tensions qu’elle génère mènent à un sentiment d’aliénation insurmontable, certains éléments de

The Sporstwriter et surtout de Cathedral permettent toutefois de nuancer l’impression d’éclatement et de division qui domine le réalisme américain contemporain, en suggérant que le resserrement des liens communautaires dans certains cas est précisément ce qui mène au salut des personnages.

a) La cohérence du sujet en question

Dans les nouvelles de Carver, les images de corps fragmentés servent souvent à mettre en évidence un conflit entre le sujet percepteur et le sujet perçu, et donc un rejet de l’autre. Comme nous venons de le voir, l’oreille coupée exhibée par Nelson dans « Vitamins » sert notamment à symboliser l’irruption violente de l’inquiétant étranger dans un rendez-vous galant. Dans « Preservation », Sandy a également une vision partielle de son mari, qui reste allongé sur le canapé depuis qu’il a été renvoyé de son travail : « Her husband’s bare feet stuck out from one end of the sofa. At the other end, on a pillow which lay across the arm of the sofa, she could see the crown of his head » (C 34) ; « In the darkened room, she could just make out her husband’s

70 Selon Bersani, la littérature réaliste veut sauver l’idée de structure et de sujet complet : « Dans la littérature réaliste, l’effort pour obtenir une forme signifiante profite à une psychologie des personnages signifiante et structurée avec cohérence. […] Même les détails riches et variés des caractéristiques individuelles n’altèrent jamais l’unité cohérente de la personnalité » (52-53). Or c’est précisément ce qui est mis à mal à l’ère postmoderne, où il semblerait que ce soit plutôt la fragmentation qui domine, et où le soi se trouve donc fragilisé.

head, and his bare feet » (41) ; « She put her plate on the table and watched until the feet left the kitchen and went back into the living room » (42). Comme l’explique Linda Pillière dans son étude de l’aliénation chez Carver, « [d]isintegration of relation is […] reproduced in the use of meronymic (body part) agency as opposed to holonymic (complete body) agency » (189). En effet, cette focalisation de Sandy sur quelques parties du corps de son mari, en particulier sur ses pieds qui finissent par s’éloigner d’elle, semble témoigner de la distance qui s’installe entre les deux partenaires et de l’effritement de leur vie conjugale. La perception fractionnée du personnage apparaît comme une métaphore de la rupture vraisemblablement imminente du couple.

Dans Continental Drift, la façon dont l’obsession de Bob pour Marguerite est décrite est significative des difficultés qui entourent souvent les relations interpersonnelles à l’ère contemporaine, autrement dit de ce qu’Annick Duperray nomme les « tensions insoutenables entre le même et l’autre » (« Avant-propos » 10) : When Bob talks to his wife, he is thinking about Marguerite. When he looks at his wife’s reddish hair, pale skin, rounding body, he thinks of Marguerite’s hair, skin, body—but not to the disadvantage of either woman. It’s just that hair, anyone’s, reminds him of Marguerite’s hair; skin, if he happens to notice it, reminds him of Marguerite’s skin; and breasts, belly, thighs and so on, remind him of Marguerite’s. Which aspects, of course, he’s never actually seen and therefore must imagine, relying for components on the occasional Playboy and

Penthouse black centerfold he’s seen (C 98).

Puisqu’il n’a pas encore concrètement accès au corps de Marguerite, Bob doit passer par le médium des magazines érotiques pour se le représenter. Ce fantasme de Bob, qui s’appuie sur une perception forcément biaisée puisqu’imaginaire, laisse entendre qu’il est impossible de véritablement atteindre et toucher (dans tous les sens du terme) l’autre. Il a en outre une vision morcelée de Marguerite, qui n’est pas envisagée comme un sujet à part entière mais se trouve réduite à quelques parties du corps généralement connues pour leur sensualité. Ainsi fétichisée, la jeune femme est alors considérée uniquement comme un objet sexuel.

The Sportswriter évoque également la difficulté qu’éprouvent les personnages à définir l’autre : « You’re some kind of something » (151), dit Vicki à Frank. La répétition de l’indéfini « some » insiste sur le caractère insaisissable de Frank. Quant à la thématique de la fragmentation, elle apparaît notamment dans le rapport entre le narrateur et son ex-femme : c’est une partie de la personnalité de celle-ci qui se retrouve tronquée par le remplacement de son prénom par la lettre « X » tout au long du récit. En lui attribuant ainsi une identité parcellaire, Frank rappelle que les

difficultés que sa femme et lui ont pu rencontrer ont mené à l’éclatement du couple. La lettre « X » fait alors écho au terme « ex (-femme) », d’autant que la prononciation est la même en anglais. Le choix de ne pas révéler ce prénom est peut-être également pour le narrateur une manière de garder le contrôle de son récit en rappelant que c’est lui qui décide des informations qu’il donne ou dissimule71.

Chez Carver, le miroir est un accessoire qui apparaît de manière récurrente pour illustrer le sentiment d’aliénation qui habite parfois les personnages. Dans La Société de consommation, Baudrillard met justement en avant le lien fort entre reflet et identité :

La transparence de notre rapport au monde s’exprime assez bien par le rapport inaltéré de l’individu à son reflet dans une glace : la fidélité de ce reflet témoigne en quelque sorte d’une réciprocité réelle entre le monde et nous. Symboliquement donc, si cette image vient à nous manquer, c’est le signe que le monde se fait opaque, que nos actes nous échappent—nous sommes alors sans perspective sur nous-mêmes. Sans cette caution, il n’y a plus d’identité possible : je deviens à moi-même un autre, je suis aliéné (303).

Le miroir, qui sert régulièrement à l’autoportrait dans les récits réalistes traditionnels, sert ici à souligner les fêlures du sujet. Il n’est plus prétexte à la caractérisation, parce que le miroir postmoderne est un miroir dans lequel on ne se reconnaît plus. Dans « Will You Please Be Quiet, Please? », Ralph, en pleine crise existentielle après avoir découvert que sa femme l’a trompé quelques années auparavant, contemple plusieurs fois son reflet dans la glace, comme pour essayer de s’appuyer sur quelque chose de tangible afin de vaincre son angoisse. Mais ce repère identitaire vacille, et Ralph semble rester étranger à lui-même : « he put his face up close to the pitted mirror and looked into his eyes. A face: nothing out of the ordinary » (Will You Please Be Quiet, Please? 243). L’emploi de l’article indéfini (« a face ») là où l’on pourrait attendre un possessif mène à la défamiliarisation de l’image de Ralph et laisse entendre qu’il n’a pas d’identité propre. Plus loin dans la nouvelle, il se met à grimacer lorsqu’il croise à nouveau son reflet : « He looked at himself in the mirror a long time. He made faces at himself. He tried many expressions. Then he gave it up. He turned away from the mirror and sat down on the edge of the bathtub, began unlacing his shoes » (250). Puisqu’il semble incapable de définir sa véritable identité, il choisit d’en tester plusieurs. Mais le pluriel (« faces », « expressions ») suggère un éparpillement et révèle l’absence d’un point de repère unique et fixe. La citation se ferme donc assez

71 Le lecteur apprend dans Independence Day, deuxième volume de la tétralogie Bascombe, que l’ex-femme de Frank s’appelle Ann.

logiquement sur un constat d’échec, souligné par la présence des adverbes « away » et « down » qui connotent la défaite et l’abandon : incapable de se choisir une identité et de se définir clairement en tant que sujet cohérent, Ralph choisit de fuir son image. Il se regarde tout de même une dernière fois dans la glace avant de sortir de la salle de bain et de retrouver sa femme : « He studied his face again in the clouded mirror » (251). L’adjectif « clouded » laisse entendre que Ralph se trouve, tant physiquement que psychologiquement, « dans le brouillard ». Bien que la fin de la nouvelle ne paraisse pas synonyme de la fin du couple, puisqu’il cède aux sollicitations de sa femme, sa crise existentielle et identitaire paraît loin d’être résolue.

« Better. I want something better » (16) s’exclame Bob au début de

Continental Drift. Symptomatique de son incapacité à vivre pleinement le Rêve américain, ce cri du cœur dirigé en surface contre un vendeur de patins à glace prend une résonance existentielle dans le roman :

In New Hampshire, he could weep like a child and cry, “I want … I want…” and she could respond by saying, “A new life! A fresh start! Florida!” and it didn’t matter that she didn’t understand him, or that she understood him too easily and therefore not at all. He could dream his way back to life […].

Now, however, when he cries to his wife, “I want … I want…” there is nothing she can say to make him forget that she can’t understand him at all or else thinks she understands him all too well (145).

Même après son déménagement en Floride, sous des cieux qu’il espérait plus cléments, Bob se sent incomplet, comme le soulignent les points de suspension. Mais il ne sait même plus ce qu’il désire, et sa femme Elaine, dont il s’est éloigné, ne peut plus combler le vide à sa place. En voulant accomplir ce qu’il croyait être sa destinée, Bob semble avoir tout perdu, même cette envie de continuer à rêver pour aller de l’avant. Le malaise transparaît sous la couche de banalité : « In fact, what he hates about his life is precisely what he usually points to with pride: he has a steady job, he owns his own house, he has a happy, healthy family, and so on » (14). Les derniers termes de l’énumération (« and so on ») ne servent pas à ajouter du sens mais à mettre en évidence le manque d’intérêt de la vie ordinaire de Bob.

La frustration de Bob le mène à une crise identitaire qui s’exprime, comme chez les personnages de Carver, par une forme de dissociation72 : « Bob suddenly feels

72 Il en est de même dans un passage concernant le jeune Claude : « When the man was through with him, the boy cried, and when he could stop himself from crying, he picked his body up with pathetic care, as if it were not his own, and carried it forward to where Vanise lay with her child » (205). Mais plutôt que la manifestation d’une crise existentielle, cette dissociation ressemble davantage à un mécanisme de défense mis en place par le jeune garçon pour gérer le choc du viol qu’il vient de subir.

lost to himself, as if the man he once was has been destroyed and replaced by someone he can’t recognize » (143). Le glissement du pronom réfléchi au pronom indéfini marque la perte d’identité du personnage. Dans Continental Drift comme dans les nouvelles de Carver, le miroir est un outil servant non pas à dresser un portrait précis du personnage mais à montrer à quel point il reste étranger à lui-même, comme le souligne là encore l’emploi de l’article indéfini : « He caught sight of himself in the dresser mirror, a stranger’s body, a pale trunk and legs with red arms, neck and face » (281).

Vers la fin du roman, alors qu’il s’occupe de son fils, Bob se focalise soudainement sur ses mains, qui contrastent avec le corps si petit et fragile de l’enfant : Bob returned his son’s gaze for a moment, then began to examine his own hands, huge against the infant’s tiny, smooth torso, legs and feet. They were coarse hands, scratched and hairy across the tops, with thick veins zigzagging over the surface like blue bolts of lighting, and suddenly his hands looked like weapons to Bob, weapons with wills of their own, like stones that could hurl themselves, and he hauled them out of the crib and jammed them into his pockets.

Once again, his left hand felt the money. […] “Robbie,” Bob whispered. “Robbie, your father is a terrible man” (386).

Dans cette perception fragmentaire de son propre corps, Bob associe étroitement ses mains à la violence, les adjectifs « coarse » et « scratched » laissant entendre qu’elles sont malmenées. Cette image de brutalité est renforcée par la comparaison des veines à des éclairs, et surtout par la répétition du terme « weapons ». En effet, dans l’esprit de Bob, ces mains qui touchent délicatement son fils sont aussi celles qui ont poussé les clandestins haïtiens par-dessus bord et qui ont conservé l’argent de leur traversée avortée. La vision parcellaire de Bob matérialise son incapacité à se percevoir dans sa globalité et marque son incompréhension face à ce dont il a été capable. S’il a l’impression que ses mains agissent indépendamment de sa volonté, c’est parce qu’il a du mal à accepter un pan de sa personnalité qu’il juge mauvais. Dans un autre passage du roman, son comportement agressif le plonge dans une sorte de transe qui le rend une fois encore étranger à lui-même : « Startled, suddenly alone again, Bob takes a step backwards, and as if watching himself from a spot located in a high corner of the room, he sees himself pull the gun from under his shirt » (171). Dans l’esprit de Bob, cet incident violent a l’air d’arriver à quelqu’un d’autre. Cette dissociation récurrente est symbolique de la moralité chancelante de Bob, qui semble avoir des difficultés à distinguer le bien du mal.

Le corps humain se fait le témoin de la crise que traversent les personnages. Si l’on en croit Baudrillard, le psychosomatisme est monnaie courante à une époque où le sujet est en proie à des tensions à la fois internes et externes menaçant perpétuellement sa cohésion :

Sous tant de contraintes adverses, l’individu se désunit. La distorsion sociale des inégalités s’ajoute à la distorsion interne entre besoins et aspirations pour faire de cette société une société de plus en plus irréconciliée, désintégrée, en état de « malaise » (La Société de consommation 293).

Il s’agit d’un thème récurrent chez Banks : ainsi, dans Affliction, le personnage principal, Wade, en plein tumulte73, souffre d’une rage de dent. Il finit par se l’arracher lui-même dans un accès de fureur avant de disparaître sans laisser de trace. Dans

Continental Drift, l’angoisse existentielle de Bob est déclenchée au début du roman par la découverte du montant dérisoire de sa paie : « No, something else is oppressing him tonight. He’s felt it physically, like a hard-skinned bubble in his gut, since he left work. He looked at his paycheck, and he felt it » (CD 12). Il semblerait que ce soit son sentiment d’être exploité qui l’amène à somatiser et à remettre en cause toute sa vie. Aussi explique-t-il à sa femme quelques pages plus loin : « It’s this place. This goddamned place. It stinks. And it’s my job at Abenaki, that fucking job. And it’s this whole fucking life. This stupid life » (26). La polysyndète souligne une accumulation de déceptions oppressante. En outre, la répétition du déictique « this » dans l’énumération de Bob exprime une mise à distance qui marque à la fois l’accusation (le lieu d’habitation, le travail aliénant et la vie ennuyeuse de Bob sont clairement désignés comme étant responsables de son mal-être) et le rejet (c’est sa volonté de changer de vie qui pousse Bob à déménager en Floride). Même les bras de sa maîtresse Doris ne lui permettent pas de trouver l’apaisement :

And now, after making love to Doris, he feels the hard, metallic bubble once again, still located low in his belly, but expanding toward his chest and groin now and rapidly growing heavier. He suddenly feels frightened, but he doesn’t know where to aim his fear—and that only makes him more frightened. What if he has cancer? He’s panicking. Jesus H. Christ, what’s wrong? He’s pulling his clothes back on, slowly, carefully, as if nothing’s wrong or unusual, but he’s thinking in a wind : My God, I’m going to blow up, my life’s all wrong, everything’s all wrong, I didn’t mean for things to turn out like this, what the fuck’s going on? (12-13).

Les variations autour de la notion de peur (« frightened », « fear », « panicking ») ainsi que les interjections et interrogations (au style indirect libre puis direct libre, ce qui

73 Il est divorcé, méprisé à son travail et il imagine que l’accident de chasse qui a eu lieu au début du roman dissimule en fait un meurtre crapuleux.

donne davantage l’impression qu’on nous livre les pensées du personnage sans filtre) soulignent l’inquiétude de Bob face au dérèglement de son corps. Le malaise de Bob est exprimé en termes très concrets et physiques, grâce aux adjectifs employés (« hard », « metallic », « heavier ») et à l’énumération des parties de son corps en souffrance. Il pense aussitôt au pire : le terme « cancer » a une position centrale dans l’extrait et sert de transition vers la remise en cause de sa vie entière. En fait, Bob assimile l’emprisonnement psychique dont il souffre à une tumeur qui le ronge74.

Dans La Société de consommation, Baudrillard cite la « fatigue », la « dépressivité », la « névrose » comme autant de symptômes du mal-être postmoderne (293). Il interprète ainsi l’asthénie comme « réponse, sous forme de refus passif, de l’homme moderne à ces conditions d’existence » (293), c’est-à-dire comme une réaction physique, épidermique à la crise à laquelle le sujet se trouve confronté. Plus loin, il ajoute : « la fatigue est une contestation larvée, qui se retourne contre soi et s’“incarne” dans son propre corps parce que, dans certaines conditions, c’est la seule chose à laquelle l’individu dépossédé puisse s’en prendre » (294). Cette analyse fait irrésistiblement penser à la nouvelle « Fever » de Carver, où Carlyle, jeune père de famille récemment abandonné par sa femme, se retrouve soudainement terrassé par

Documents relatifs