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La figure de l’« Américain moyen » en question

L’étiquette du personnage réaliste sert souvent à l’établissement d’une identité assez passe-partout. Il faut dire que, d’après les codes classiques, le personnage réaliste est souvent un homme ou une femme ordinaire dont on nous présente une simple tranche de vie, comme le rappelle Sundquist (qui cite George Becker) dans l’introduction de son ouvrage sur le réalisme américain :

the “slice-of-life approach” taken by many realistic novelists “spells the death of the hero as he has been traditionally presented.” Because the hero by definition is “heightened” or “distorted” for effect, and personifies “a center of good or evil force” that demands “our identification to an intense degree,” he has no place in the realistic novel, whose exemplary quality is “its typicality” (19).

On l’observe dans ses activités quotidiennes, dans la sphère domestique ou au travail. Si l’idée que le protagoniste doit être un personnage ordinaire fait partie du postulat réaliste, elle n’empêche pas le questionnement autour de la notion de « héros » et des définitions et stéréotypes qui y sont rattachés. En effet, le protagoniste réaliste doit être tout à la fois quelconque et représentatif d’un groupe. La notion de « héros » est donc problématique dans les œuvres réalistes puisqu’elle est a priori en contradiction avec une représentation fidèle de la vie quotidienne d’hommes et de femmes banals. Banks,

101 « The white skirt yanked against her hips and crawled up her legs. What showed was girdle, and it was pink, thighs that were rumpled and gray and a little hairy, and veins that spread in a berserk display » (Will You Please Be Quiet, Please? 23).

Carver et Ford abordent ainsi dans leurs œuvres la question du personnage réaliste comme archétype de « l’Américain moyen », qui doit se fondre dans la masse tout en assumant un statut de symbole, et mettent à la fois en évidence et en question les normes et conventions correspondant à la notion de « héros ».

a) La représentativité de l’ordinaire

Schématiquement, comme nous l’avons dit, l’émergence de la tradition réaliste au dix-neuvième siècle est liée à l’intérêt porté par les auteurs aux hommes et aux femmes dont la vie en apparence sans grand relief n’avait jusqu’alors guère droit de cité en littérature. De la même manière, dans les années 1980, Banks et Carver s’intéressent en priorité aux minorités et aux franges de la population les moins privilégiées. Quant à Ford, il choisit de mettre en scène dans The Sportswriter des Américains ordinaires, que l’on peut même qualifier de « moyens » dans la mesure où ils peuvent être considérés comme des composantes banales de la société américaine et possèdent le plus souvent les attributs typiques de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Aussi les voisins de Frank sont-ils présentés au début du récit comme les révélateurs microcosmiques de toute la bonne société de Haddam, et des WASP en général :

My next-door neighbors, the Deffeyes, are playing tennis, calling their scores in hushed-polite early-morning voices. “Sorry.” “Thanks.” “Forty-love.” Pock. Pock. Pock. “And to you, dear.” “Yes, thank you.” “Yours.” Pock. Pock. […] They are into their eighties and no longer need sleep, and so are up at all hours. They have installed glowless barium-sulphur lights that don’t shine in my yard and keep me awake. And we have stayed good neighbors if not close friends. I have nothing much in common with them now, and am invited to few of their or anyone else’s cocktail parties (5).

Leur langage policé et leurs hobbies (parties de tennis sur un court privé et cocktails) les classent immédiatement dans un milieu bourgeois. Même si Frank prétend avec une certaine mauvaise foi n’avoir que peu de points communs avec eux, ils servent de toile de fond au récit et établissent dès le départ la situation socio-économique de Frank par assimilation. En effet, vu qu’il habite juste à côté de chez eux, la logique veut qu’il ait sensiblement les mêmes standards et les mêmes conditions de vie qu’eux. Il possède ainsi une belle maison, qui fait notamment l’admiration de Walter, dans une banlieue chic.

Nous l’avons déjà noté, les personnages de Carver sont quant à eux plutôt représentatifs de la classe ouvrière, comme l’illustre généralement l’emploi qu’ils

occupent, même si certains (rares) personnages carvériens sont enseignants, comme Wyman dans « Will You Please Be Quiet, Please? » et Carlyle dans « Fever », ou ingénieurs comme Myers dans « The Compartment », ce qui les place plutôt dans la classe moyenne. L’éditorial du huitième numéro de la revue Granta décrit les personnages des « Dirty Realists » comme Carver de la façon suivante :

But these are strange stories: unadorned, unfurnished, low-rent tragedies about people who watch day-time television, read cheap romances or listen to country and western music. They are waitresses in roadside cafés, cashiers in supermarkets, construction workers, secretaries and unemployed cowboys. They play bingo, eat cheeseburgers, hunt deer and stay in cheap hotels. They drink a lot and are often in trouble: for stealing a car, breaking a window, pickpocketing a wallet (Buford 4).

Les nouvelles de Carver sont ainsi peuplées de serveuses (« Fat », « They’re Not Your Husband », « The Bridle »), boulangers (« A Small, Good Thing »), esthéticiennes (« The Bridle »), représentants de commerce (« Vitamins »), ramoneurs (« Where I’m Calling From »), chômeurs (« Preservation »), observés dans leur vie quotidienne. Le narrateur de « Vitamins » qualifie son métier de « job insignifiant102 » (Les Vitamines du bonheur 90), soulignant sa complète vacuité et le désintérêt qu’il lui porte. Dans « The Bridle », lorsque la narratrice, Marge, nous livre une rapide biographie de ses congénères, elle a tendance elle aussi à les résumer à leur catégorie socioprofessionnelle :

Spuds is fifty-five and bald. […] Right now, his new wife, Linda Cobbs, is at work at the K Mart. Spuds works nights. […] Connie Nova is a cocktail waitress. She moved in here six months ago with her so-called fiancé, an alcoholic lawyer. But she got rid of him. Now she lives with a long-haired student from the college whose name is Rick (C 180).

Les descriptions assez sommaires et l’emploi des articles indéfinis suggèrent que ces personnages ne possèdent pas vraiment de caractéristiques particulières qui les détachent des autres ; c’est au contraire la banalité de leur parcours et de leur situation qui est mise en avant et semble les confiner, là encore, au statut de stéréotypes. De la même manière, lorsqu’Ann Weiss, en colère, s’adresse au boulanger en l’appelant « Mr Baker » (81), c’est-à-dire en le résumant à sa fonction, niant par là même son individualité, elle en fait sciemment un type.

La caractérisation des personnages réalistes passe également par le langage. Les personnages carvériens utilisent généralement un vocabulaire simple, parfois répétitif, qui illustre leur difficulté à exprimer clairement leurs sentiments : « [t]here is a preference for common core vocabulary, verbs such as “look”, “go”, “come”, “say”

as opposed to more specific terms. Little use is therefore made of emotive associations » (Pillière 195). Le récit du narrateur de « Where I’m Calling From », par exemple, est principalement composé de phrases courtes, souvent dépourvues d’adverbes de manière ou d’adjectifs qualificatifs qui laisseraient entrevoir sa subjectivité de manière plus évidente :

J.P. and I are on the front porch at Frank Martin’s drying-out facility. Like the rest of us at Frank Martin’s, J.P. is first and foremost a drunk. But he’s also a chimney sweep. It’s his first time here, and he’s scared. I’ve been here once before. What’s to say? I’m back. J.P.’s real name is Joe Penny, but he says I should call him J.P. He’s about thirty years old. Younger than I am. Not much younger, but a little (117).

La simplicité de la syntaxe, illustrée par la présence de phrases nominales, l’absence de propositions subordonnées et la rareté des mots de liaison, ainsi que l’emploi exclusif de verbes très courants, comme « be » (utilisé onze fois dans l’extrait) ou « say », expliquent que les critiques anglophones aient tendance à recourir au terme « inarticulateness » pour décrire le manque de maîtrise linguistique des personnages carvériens. L’accès à l’intime est difficile dans ces nouvelles, où l’on ne fait souvent qu’effleurer les pensées profondes des personnages. Par exemple, dans « Preservation », Sandy et son mari semblent avoir peu de choses à se dire :

Sometimes the TV would be off and he’d be sitting there holding his book. “How’s it going?” he’d say when she looked in on him.

“Okay,” she’d say. “How is it with you?” “Okay” (33).

L’utilisation du pronom « it », qui ne renvoie ici à rien de précis, la répétition de « okay », courte réponse toute faite et donc vidée de son sens, et l’emploi du « would » fréquentatif, qui indique que la même scène et les mêmes répliques reviennent régulièrement, mettent en évidence la vacuité de leurs dialogues, et par extension de leur vie conjugale.

De nombreux personnages de Continental Drift, en particulier les membres de la famille Dubois, viennent de la classe ouvrière. Dans le New Hampshire, au début du roman, Bob est chauffagiste, puis, arrivé en Floride, il tient le magasin de spiritueux de son frère, avant d’être engagé sur le bateau d’Avery Boone. Quant à sa femme, elle devient serveuse pour payer les soins de leur fille Ruthie. Ils évoluent ainsi dans un monde similaire à celui des personnages carvériens, et possèdent les attributs traditionnellement rattachés à leur classe. Leur langage simple, émaillé de répétitions, de formules figées et d’argot, souligne, comme chez les personnages carvériens, leur

difficulté à s’exprimer103. Leurs préoccupations (pour Bob, le manque d’argent et la meilleure façon de s’en procurer ; pour ses filles, les émissions télévisées idiotes), et surtout leur lieu d’habitation, ces fameux « camps de caravanes » (Continents à la dérive 92) décrépits typiques des franges les plus pauvres de la société américaine, contribuent à faire d’eux des archétypes de la population « white trash ». Bob rejette pourtant son appartenance à cette catégorie :

After all, Bob now has a house for his family, even if it is a trailer, which at first made him feel slightly ashamed, but after a few weeks he began to look around and saw that the only people who did not live in trailers seemed to be either the kind of people he has always envied, doctors, lawyers, successful businessmen, or the kind of people he has always felt superior to, the poor whites (“crackers,” he has learned to call them), the blacks and the foreigners, Cubans mostly, but also Haitians, Jamaicans and other West Indians, though he hasn’t yet learned to tell them apart from the black Americans. He feels normal, which pleases him (75).

Apparemment, il se pense au-dessus des « poor whites », dont il a fait un stéréotype, comme le souligne la répétition de l’expression « the kind of people », et qu’il considère de manière aussi raciste que les Noirs et les Antillais, comme le montre le terme péjoratif « crackers » qu’il a repris à son compte. Cette expression est censée s’opposer à l’adjectif « normal », mis en avant typographiquement par les italiques, qui servent à insister sur le fait que Bob revendique (ou cherche à se convaincre de) son côté conventionnel. Toutefois, plus tard dans le roman, la description sans concession des caravanes où vivent les Dubois remet en doute cette affirmation de normalité et sa non-appartenance à la catégorie des « poor whites » :

he parks his car in front of one of three rusting, flaking house trailers situated on cinder blocks in no discernible relation to one another or the landscape. All three trailers have tall, wobbly-looking rooftop TV antennas with guy wires staked to the ground. Scattered around the trailers are several rusted car chassis, old tires, tossed-out kitchen appliances, children’s toys and bicycles, a broken picnic table, a dinghy on sawhorses with a huge ragged hole in it, a baby carriage with three wheels (251).

Le passage est parcouru par le champ sémantique de la ruine, de la décrépitude, tant spatiale que mentale. Bob qualifie même ce lieu de dépotoir (« junkyard » [253]), lui faisant perdre par là même sa fonction première de logement. Il semble alors symboliser tout ce qui va mal dans la vie de Bob et l’enfermer, qu’il le veuille ou non, dans son rôle de représentant de l’univers « white trash ».

103 Les pensées de Bob lorsqu’il est en proie pour la première fois à une angoisse existentielle sont une bonne illustration de ses difficultés langagières : « My God, I’m going to blow up, my life’s all wrong, everything’s all wrong. I didn’t mean for things to turn out like this, what the fuck’s going on? » (CD 13) Les jurons, la répétition de « wrong », qui donne l’impression que le personnage tourne en rond, les imprécisions (« everything », « things ») montrent son incapacité à raisonner et à énoncer clairement ses problèmes.

L’observation des personnages réalistes dans des situations plutôt banales permet généralement au lecteur de comparer le quotidien tel qu’il est exposé dans les œuvres à ses propres expériences. Ainsi, lorsqu’il décrit son métier de journaliste sportif dans The Sportswriter, Frank Bascombe s’adresse directement au lecteur, comme l’illustre l’emploi du pronom personnel « you » :

It is true that much of my sportswriter’s work is exactly what you would think: flying in airplanes, arriving and departing airports, checking into and out of downtown hotels, waiting hours in corridors and locker rooms, renting cars, confronting unfriendly bellmen (7). Son commentaire semble encourager le lecteur à faire confiance à ses idées a priori. Grâce à l’énumération qui suit, le lecteur peut vérifier si sa propre représentation du métier correspond bel et bien à la réalité telle qu’elle est exposée par Frank. En outre, le fait que les verbes soient au gérondif au lieu d’être associés à un pronom personnel renforce le côté banal et impersonnel des actions décrites, et suggère l’universalité de l’expérience de Frank. Ces activités paraissent d’autant plus ordinaires qu’elles ne correspondent pas à ce qui pourrait faire la spécificité de son métier (les comptes-rendus des matches, les analyses des stratégies mises en place par les équipes ou de la technique des athlètes, les interviews des joueurs) mais représentent la routine de milliers d’employés.

Il décrit quelques pages plus loin le type d’appels qu’il est amené à passer dans le cadre de son travail, offrant ainsi au lecteur un autre aperçu réaliste de son quotidien de journaliste sportif (33). Mis à part le dernier coup de téléphone destiné à l’athlète qu’il doit aller interviewer dans le Michigan, ce type de description n’a pas pour fonction de faire avancer l’action. En effet, dans certains cas, l’insistance sur la banalité des personnages et des situations ne semble servir à rien d’autre qu’à assurer un effet de réel global en suggérant une certaine correspondance entre ce qu’expérimentent les personnages réalistes et ce que peut vivre, ou au moins connaître, le lecteur. Dans la nouvelle « Preservation », par exemple, Carver décrit dans le détail comment Sandy fait cuire ses côtes de porc :

She went back to the kitchen and put a frying pan on the burner. She turned the burner on and poured oil into the pan. She started frying pork chops. […]

The pan was starting to smoke. She poured in more oil and turned on the fan. […] She stood at the stove, turning the meat, and missing both her dad and her mom.

Still missing them, she took a pot holder and moved the pan off the stove. Smoke was being drawn up through the vent over the stove. She stepped to the doorway with the pan and looked into the living room. The pan was still smoking and drops of oil and grease jumped over the sides as she held it (C 40-41).

La description complète s’étend sur deux pages, parce qu’elle est entrecoupée de passages plus introspectifs où Sandy se remémore les moments passés à des ventes aux enchères avec son père. L’extrait offre donc un contraste assez saisissant entre l’expression de la subjectivité du personnage et son ancrage dans la banalité d’une scène de la vie domestique, qui arrime la nouvelle au réel en faisant appel à des images et des situations transférables au lecteur.

Les conventions littéraires du réalisme reflètent souvent les conventions sociales : Bob Dubois et nombre de personnages carvériens sont ainsi mariés avec des enfants. Le dernier paragraphe du premier chapitre de Continental Drift offre même un résumé de la vie professionnelle et familiale de Bob qui insiste sur son aspect convenu :

Bob has lived all his life in Catamount and since high school has worked for the same company, Abenaki Oil Company on North Main Street, at the same trade, repairing oil burners. He is thirty years old, “happily married,” with two children, daughters, aged six and four (13).

Les guillemets qui entourent l’expression « happily married » soulignent en effet le fait qu’il s’agit d’un cliché langagier avant tout ; c’est l’ironie du narrateur, qui vient d’évoquer la maîtresse de Bob et les prémices de sa crise existentielle, qui s’exprime à travers ce stéréotype. Le parcours de Bob semble suffisamment banal pour permettre l’identification du lecteur, même si c’est précisément cette banalité que Bob finit par regretter :

Because there’s nothing dramatically or even apparently wrong with his life (many men would envy it), and because Bob Dubois was raised as most poor children are raised […], he is not inclined to complain about his life. In fact, what he hates about his life is precisely what he usually points to with pride: he has a steady job, he owns his own house, he has a happy, healthy family, and so on (14).

Dans cet extrait, l’alternance entre l’individu et le groupe (« his life » / « many men », « Bob Dubois » / « most poor children ») souligne le fait que le personnage est représentatif d’un ensemble. L’ajout du « and so on » à la fin de l’énumération met en avant l’aspect très conventionnel de la vie de Bob, et rappelle implicitement que l’ordinaire réaliste est une reconstruction fictionnelle répondant à une liste de codes précis, que le lecteur doit être capable de reconnaître et de compléter.

Dans The Sporstwriter, le narrateur insiste sur l’aspect ordinaire de certaines actions décrites dans le récit et, par ricochet, des personnages qui les effectuent :

What I hear are typical Sunday sounds. Someone raking spring leaves in a nearby yard, finishing a chore begun months ago; a single horn blat from the first train down—moms and dads early for services at the Institute. A fat paper slaps the pavement. A rustle of voices next

door at the Deffeyes’ as they putter in the early dark. I hear the squeeze-squeak of Bosobolo in his room, his radio tuned low for all-night gospel. I hear a jogger on my street heading toward town. And far away in the stillness of predawn—as far away, even, as the next sleeping town—I hear bells chiming a companionable Easter call (203).

On observe dans ce passage une utilisation intensive du pluriel et des formes indéfinies (le pronom « someone », l’article « a ») qui, en association avec l’adjectif « typical », servent à gommer toute singularité et insistent donc sur le caractère archétypal des sons énumérés. Là encore, Frank semble persuadé que le lecteur peut reconnaître ces « sons typiques d’un dimanche », d’autant qu’il se trouve en terrain connu puisque les

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